lundi 2 novembre 2020

Des licornes sur les champs de bataille du 18e siècle

Bonsoir!

Je vous rassure tout de suite, ce titre assez étrange ne se veut pas annonceur d'un récit mêlant soldats poudrés et perruqués chevauchant des créatures sorties d'un monde imaginaire pour aller au combat (ça pourrait donner un film "historique" très douteux tout ça)...

Je souhaite plutôt ici vous partager une petite anecdote concernant une arme utilisée au 18e siècle, que j'ai trouvée amusante.

Une petite contextualisation s'impose: le 18e siècle voit l'artillerie acquérir une importance grandissante dans l'art européen de la guerre. Qu'il s'agisse de percer les systèmes de fortifications des places, toujours plus complexe, ou d'une utilisation sur le champ de bataille, l'artillerie connait partout à travers l'Europe une constante effervescence intellectuelle de la part d'officiers et techniciens qui cherchent à en optimiser l'efficacité (à travers notamment les questions du poids et de la mobilité des pièces et de la puissance de feu de celles-ci).

Dans la décennie 1740, c'est la Prusse qui possède l'artillerie la plus "efficace" sur les champs de bataille, combinant à la fois mobilité et puissance de feu. Les Autrichiens en font plusieurs fois l'amère expérience lors de la guerre de Succession d'Autriche (1740-1748), et en tirent des leçons très instructives, qui leur permettent de présenter une décennie plus tard lors de la guerre de Sept Ans (1756-1763) une artillerie renouvelée tout à fait capable de tenir tête à son homologue prussienne. Les Britanniques pour leur part se cantonnent principalement à des innovations et à une maîtrise en ce qui a trait à l'artillerie navale. La France, qui possédait depuis la fin du 17e siècle une des meilleures artilleries d'Europe s'enferme dans une sorte de "conservatisme" en la matière, qui explique les piètres performances de l'artillerie de Louis XV pendant la guerre de Sept Ans face à celle du roi de Prusse, et qui entraînera les profondes et efficaces réformes de Gribeauval dans les décennies 1760 et 1770.

Plusieurs innovations techniques voient le jour au sein des corps d'artilleurs des différentes nations européennes tout au long du siècle, avec plus ou moins de succès...
Les Russes inventent ainsi au début de la guerre de Sept Ans, en 1757, une nouvelle pièce d'artillerie au nom pour le moins original: la licorne. Cette pièce de campagne (donc utilisée préférablement dans le cadre de batailles plutôt que de sièges) fait partie de la famille des obusiers, armes "hybrides" censées combiner la mobilité des canons (pièces projetant des boulets selon une trajectoire assez rectiligne et horizontale) et la puissance de feu des mortiers (pièces lourdes et peu mobiles, au tube plus court mais plus larges que celui des canons, et dont les bombes destinées à pilonner les fortifications lors des sièges sont projetées selon une trajectoire parabolique). Je n'ai hélas pas trouvé d'image de bonne qualité représentant des licornes russes de la guerre de Sept Ans... À défaut, voici une illustration d'un traité français de littérature militaire du milieu du 18e siècle:

Gravure tirée de Théorie nouvelle sur le mécanisme de l'artillerie, par François Joseph Dulacq, 1741. Au premier plan se trouve une batterie de mortiers, et on distingue au second plan une batterie de canons.

Le nom de cette pièce vient des poignées en forme de licornes soudées au tube de l'obusier, en hommage au commandant de l'artillerie russe, le comte Shuvalov, dont les armoiries familiales présentaient une licorne.

Les artilleurs russes, Shuvalov en tête, sont immédiatement séduits par la nouvelle arme, plus légère (et donc plus mobile) que les obusiers "classiques", au point de susciter la curiosité de leurs alliés autrichiens, qui demandent à en voir l'efficacité. Des tests sont donc effectués à Vienne au courant de l'année 1759. Toutefois, les officiers d'artillerie autrichiens sont très peu impressionnés par les capacités des licornes russes, observant une certaine lourdeur des affûts (et donc une perte de mobilité, ce qui était pourtant selon les Russes une des forces de la nouvelle arme) ainsi qu'une portée plus faible que celle de leurs propres obusiers légers... Pour éviter de froisser les officiers russes et ainsi risquer de nuire à la coopération des deux armées, les autorités autrichiennes insistent sur la présence de quelques licornes au sein des armées combattant Frédéric II de Prusse. Les reproches répétés des généraux autrichiens envers les licornes portent cependant leurs fruits, puisque dès 1760 l'impératrice Marie-Thérèse renvoie le "cadeau" de son allié en Russie, consacrant l'échec de cette tentative d'exportation d'un savoir-faire russe en matière d'artillerie.

Les licornes restent toutefois en service au sein de l'armée russe, avec plusieurs modifications et améliorations successives, jusqu'à la guerre de Crimée au milieu des années 1850.

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À bientôt pour de nouveaux billets historiques!
Michel Thévenin


Source:

Christopher Duffy, Russia's Military Way to the West. Origins and Nature of Russian Military Power, 1700-1800, Londres, Routledge, 1981.



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