mardi 25 juillet 2023

Daubertin, ingénieur (plus) sans prénom

Bonjour!

Comme vous aurez pu le voir par les différents articles que j'ai pu publier sur ce blogue, je m'intéresse dans le cadre de ma thèse de doctorat aux ingénieurs militaires en Nouvelle-France pendant la guerre de Sept Ans (1756-1763). Plus exactement, je cherche à retracer le parcours de ces ingénieurs, que ça soit leurs origines sociales et familiales, leur formation et leur carrière avant leur envoi en Amérique, leur service en Nouvelle-France et leur carrière par après.

Les 17 individus qui m'intéressent, Français comme Canadiens, ont toutefois laissé des traces très inégales dans les sources. Pour certains de ces ingénieurs, il est relativement "facile" de suivre leur parcours, notamment car ils sont déjà "connus". C'est le cas pour les Français Desandrouins, Pontleroy ou Franquet et pour le Canadien Chartier de Lotbinière. Pour bon nombre de mes ingénieurs, il faut creuser bien davantage pour trouver des informations biographiques à leur sujet, et chaque petite trouvaille est une réelle satisfaction pour ma part. J'ai par exemple réussi à retracer le parcours de l'ingénieur François de Caire, qui s'était illustré par un duel lors de la campagne de Québec (voir ici), et que je vais présenter lors d'une conférence le samedi 12 août prochain dans le cadre des Rendez-Vous d'histoire de Québec (voir les informations ici).

Pour d'autres ingénieurs, les informations dans les sources sont bien plus rares, c'est le cas par exemple pour le sieur Daubertin (ou d'Aubertin).

Son service en Nouvelle-France est très bref, puisqu'il reçoit un brevet d'ingénieur de la Marine le 1er avril 1758, et est immédiatement envoyé à Louisbourg, où il sert lors du siège de l'été 1758 et est fait prisonnier avec le reste de la garnison. De retour en France, il repart en 1760 pour la Martinique, puis pour Saint-Domingue (actuelle Haïti) en 1763, où il fait les fonctions d'ingénieur géographe (bien que comme ingénieur des colonies il n'appartient pas à ce corps d'ingénieurs spécialisés en cartographie) jusqu'à sa mort à l'été 1767.

Lettre du Ministre de la Marine à Monsieur de Ruis Embito
au sujet du brevet d'ingénieur accordé à Daubertin, 14 avril 1758
Archives nationales d'outre-mer
FR ANOM COL E 110


Ce Daubertin est le cas extrême parmi mes 17 ingénieurs de pauvreté des sources en informations biographiques, car si je connais sa date de mort, je ne connais pas sa date de naissance, mais surtout je ne connaissais pas même son prénom jusqu'à hier!

Je suis en effet tombé hier, un peu par hasard, sur le testament de la veuve de cet ingénieur, Marie-Marguerite Grandin, fait à La Rochelle le 24 septembre 1767. Le testament précise que cette dame était "veuve de M. Louis Jean Baptiste Daubertin, ingenieur du Roy au Cap Francois en lisle et coste Saint Domingue".


Testament de Marie-Marguerite Grandin, fait à La Rochelle le 24 septembre 1767
Archives départementales de Charente-Maritime, 3E 1678 liasse 2, folio 518


Louis Jean Baptiste Daubertin. Enfin, je peux mettre un prénom sur cet ingénieur, le seul parmi mes 17 pour qui j'avais tellement peu d'informations que j'ignorais jusqu'à son prénom! Ce genre de petite trouvaille m'apporte personnellement une grande satisfaction puisqu'elle me permet de me rapprocher un peu plus de ces individus qui m'intéressent pour ma recherche de doctorat. D'ailleurs, à un jour près, la symbolique de ma découverte de son prénom aurait été parfaite puisque Daubertin meurt à Saint-Domingue le ... 25 juillet 1767. À défaut d'avoir trouvé son prénom aujourd'hui, date anniversaire de sa mort, plutôt qu'hier, ce petit article est un moyen de lui rendre hommage et de le sortir un peu de l'ombre.


À bientôt pour de nouveaux billets historiques!

Michel Thévenin


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samedi 8 juillet 2023

265e anniversaire de la bataille de Carillon

Bonjour!

C'est aujourd'hui le 265e anniversaire de la bataille de Carillon.

C'est l'occasion pour moi de partager ce petit montage que j'avais fait il y a près d'un an, à la lecture d'un traité de la littérature théorique militaire de l'époque, à savoir L'ingénieur de campagne, ou traité de la fortification passagère, du chevalier de Clairac (lui-même ingénieur militaire), publié en 1749.

Le passage ici cité du traité de Clairac s'applique parfaitement à la bataille livrée le 8 juillet 1758 à proximité du fort Carillon (actuel fort Ticonderoga, dans le nord de l'État de New York). Les 3 500 hommes du marquis de Montcalm, bien abrités derrière les retranchements tracés par les ingénieurs Pontleroy et Desandrouins, infligent une sévère défaite à une armée britannique forte de 15 à 16 000 hommes.

La bataille de Carillon est ici représentée par le tableau d'Henry Alexander Ogden, qui date du début du XXe siècle (voir ici).



 J'aurai l'occasion de revenir plus en détail sur cette bataille dans d'autres articles.

À bientôt pour de nouveaux billets historiques!

Michel Thévenin


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samedi 11 mars 2023

Le "tableau des mathématiques", ou la diversité des mathématiques mobilisées par les ingénieurs militaires

Bonjour!


Je souhaite aujourd'hui partager avec vous un document conservé à la Bibliothèque Municipale du Havre, en Normandie, et qui a été partagé sur Facebook par la Bibliothèque Nationale de France il y a quelques jours, dans le cadre de la "semaine des mathématiques".

Il s'agit d'un magnifique "tableau des mathématiques", oeuvre d'un certain Monsieur Delisle, qualifié de "Maître d'Hydrographie et de Mathématiques au Havre".

Tableau des mathematiques, dressé par L. C. Etienne Delisle, Maître d'Hydrographie et de Mathématiques au Havre
Disponible sur Gallica 



Une brève recherche ne m'ayant pas vraiment permis d'en apprendre plus sur cet individu, je vais plutôt vous proposer quelques petites réflexions sur le contenu de ce document.

Ma recherche de doctorat mêle histoire militaire et histoire des sciences en questionnant le rôle des ingénieurs militaires au sein de l'armée française venue combattre en Nouvelle-France pendant la guerre de Sept Ans, et ce document a donc un intérêt tout particulier pour moi, puisqu'il présente la diversité très grande des sciences mathématiques au XVIIIe siècle.

Les mathématiques étaient en effet au coeur du métier d'ingénieur miltiaire, puisque ces experts de la fortification et de la guerre de siège y faisaient constamment appel dans le cadre de leurs fonctions militaires.

À la fin du XVIIe siècle, Vauban, le grand ingénieur de Louis XIV, donnait un bref aperçu des mathématiques nécessaires à l'ingénieur militaire:

On doit aussi examiner publiquement, & à diverses fois les jeunes gens qui veulent s’introduire dans les Fortifications, pour y être employés comme Ingénieurs, non seulement en ce qui regarde la Géométrie & toisés, mais aussi sur toutes les autres parties des Mathématiques plus nécessaires, telles que sont la Trigonométrie, les Méchaniques, l'Arithmétique, la Géographie, l’Architecture civile, & même le dessin (Le Directeur General des Fortifications, par Monsieur de Vauban, Ingenieur general de France, à La Haye, chez Henri Van Bulderen, 1685, p. 73.)

 

Ce sont à peu près les mêmes disciplines mathématiques qui sont mobilisées pour l'éducation des ingénieurs prodiguée à l'École du Génie de Mézières, fondée en 1748 et véritablement installée dans les années 1750-51 (je l'ai déjà brièvement présentée dans cet article). Charles-Étienne-Louis Camus, membre de l'Académie des Sciences et chargé de l'examen d'entrée des ingénieurs à Mézières (voir mon article à ce sujet), mentionne dans une lettre du 16 décembre 1751 à l'ingénieur Charles-René de Fourcroy de Ramecourt que le ministre de la Guerre, le comte d'Argenson, lui a confié la tâche de rédiger un cours de mathématiques spécifiquement dédié à cet effet :

Service historique de la Défense (SHD), GR 1VO 1

 

"M. d’Argenson, voulant que tous les ingénieurs parlent la même langue mathématique, m’a ordonné de faire un cours de mathématiques, qui contienne l’arithmétique, la géométrie, la mécanique et l’hydraulique; les trois premières parties sont faites. C’est ce cours de mathématique que M. d’Argenson demande que l’on sache sur le bout du doigt, et il veut que l’on en rende compte avec la plus grande netteté."

 

On voit plusieurs de ces disciplines intégrées à ce "tableau des mathématiques", comme les fortifications, l'architecture civile, l'hydraulique ou encore la trigonométrie.



En plus de ces disciplines "classiques" dans la formation de l'ingénieur, certains ingénieurs militaires pouvaient par goût se tourner vers d'autres composantes des mathématiques, comme l'astronomie. L'ingénieur canadien Michel Chartier de Lotbinière par exemple était féru d'astronomie, et y consacre une partie de ses temps libres à la fin des années 1740 et au début de la décennie 1750. Toutefois, son goût pour cette partie annexe des mathématiques est raillé par certains officiers de l'armée française pendant la guerre de Sept Ans. Louis-Antoine de Bougainville, aide-de-camp du marquis de Montcalm, se fait le porte-plume de ces moqueries:

"cet homme, grand ingénieur parmi les astronomes (j'ai entre les mains une lettre de Mr. Duhamel, grand physicien, et l'homme de l'Académie des Sciences le plus habile pour la culture des arbres et des terres, lequel m'écrit que Mr. de Lotbinière est un fort bon ingénieur) n'est plus qu'astronome avec les ingénieurs". (Louis-Antoine de Bougainville, Écrits sur le Canada, Québec, Septentrion, 2003, p. 288).

Il est vrai que malgré une très haute opinion de lui-même et de ses capacités (voir ici), Lotbinière ne brillait pas particulièrement par ses compétences d'ingénieur militaire (même s'il n'était pas aussi incompétent que l'écrivait Bougainville)...


J'espère que ce petit article vous aura plu. N'hésitez pas à parcourir allègrement le document sur Gallica, il est très riche (et très dense!). Il est même probable que je l'utilise lorsque je parlerai de mes ingénieurs militaires au cours de mes prochaines animations...


À bientôt pour de nouveaux billets historiques!

Michel Thévenin


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mercredi 9 novembre 2022

Une rare représentation d'époque des ingénieurs militaires français: la tabatière de Choiseul

Bonsoir!

Quand je prépare des présentations Power Point pour des conférences en lien avec mes ingénieurs militaires, ou même pour accompagner mes articles de blogue, je suis souvent confronté à un problème lié à l'iconographie de mon sujet. En effet, en plus du fait qu'aucun des ingénieurs ayant combattu en Nouvelle-France pendant la guerre de Sept Ans n'a laissé de portrait (hormis le Canadien Michel Chartier de Lotbinière), les représentations des ingénieurs militaires français au XVIIIe siècle datant de cette époque sont très peu nombreuses. 

Il y a bien les tableaux de Pierre-Nicolas Lenfant, réalisés dans la décennie 1760 et mettant en scène les sièges de la guerre de Succession d'Autriche (1741-1748), qui donnent à voir quelques ingénieurs dans leur uniforme gris de l'ordonnance de 1744. Il y a également quelques tableaux ou portraits pour la période après 1775, qui donnent un aperçu de l'uniforme des ingénieurs des dernières années de l'Ancien Régime. Toutefois, il n'y a pas (ou presque) d'iconographie datant du XVIIIe siècle présentant des ingénieurs et leurs uniformes pendant la guerre de Sept Ans. Les ingénieurs prennent l'uniforme de l'artillerie lors de la réunion des deux corps en 1755 (à laquelle j'ai consacré plusieurs articles sur ce blogue, facilement trouvables dans l'onglet "sujets" à droite), et lors de leur séparation en 1758 ils changent à nouveau d'uniforme, qui est celui que je porte sur la photo visible dans la marge à droite de mon blogue et qu'ils gardent jusqu'à 1776. 

En fait, la seule représentation d'époque de cet uniforme que je connaisse se trouve sur une pièce bien particulière, bien connue des historiens de l'art du XVIIIe siècle français: une tabatière ayant appartenu au duc de Choiseul, grand noble et ministre d'importance de Louis XV (il a cumulé les charges de ministre de la Guerre et de la Marine à la fin de la guerre de Sept Ans, remplaçant son portefeuille de la Marine par celui des Affaires étrangères à partir de 1766 jusqu'à sa disgrâce en 1770). L'une des faces de cette tabatière (mesurant seulement 2,5 x 6 cm, c'est dire la précision du coup de pinceau!) présente une scène où on voit le ministre en pleine conversation avec des ingénieurs militaires dans la galerie des plans en relief (maquettes de villes) du palais du Louvre, à Paris.

Louis-Nicolas Van Blarenberghe, "Boîte de Choiseul", 1770-1771











J'ai eu le plaisir d'apprendre ce matin que cette tabatière, jusque-là conservée dans une collection privée, fait l'objet d'une campagne de financement de la part du Musée du Louvre, afin de l'acquérir et de pouvoir l'exposer en permanence au public (elle est actuellement exposée de manière temporaire, le temps de la campagne de financement, soit jusqu'au 28 février 2023)!

Pour les détails de cet appel aux dons, notamment les chiffres en jeu et les modalités, je joins ici l'article s'y référant sur le site du Musée du Louvre (voir ici). Je vous partage également la courte vidéo Youtube (1mn30) publiée par le musée au sujet de cette tabatière de Choiseul (des sous-titres en anglais sont disponibles):



En plus de la beauté de l'objet, et du travail inouï des artistes l'ayant conçue et réalisée (Louis-Nicolas Van Blarenberghe pour les peintures, Louis Roussel pour les montures), cette tabatière a donc un attrait particulier pour moi, puisque comme je l'ai expliqué plus haut elle offre la seule représentation d'époque (à ma connaissance) d'ingénieurs militaires français de la guerre de Sept Ans.


Mise à jour mars 2023:

La campagne de financement a été un succès! Le Musée du Louvre va donc bien accquérir ce magnifique objet, et après quelques études visant notamment à sa préservation et à son entretien, la tabatière de Choiseul sera exposée au sein du musée.


À bientôt pour de nouveaux billets historiques!

Michel Thévenin


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lundi 26 septembre 2022

L'enseignement des mathématiques à Québec vu par l'Académie Royale des Sciences: le cas de l'ingénieur Michel de Couagne

Bonsoir!

Je vous présente aujourd'hui un petit aspect de mes recherches sur les ingénieurs militaires en Nouvelle-France au milieu du XVIIIe siècle, à savoir celui de la perception par les autorités métropolitaines de l'enseignement scientifique dans les colonies.

Je prendrai ici à témoin le parcours d'un ingénieur militaire né en Nouvelle-France, à savoir Michel de Couagne. Cet ingénieur naît en 1727 à Louisbourg (sur l'actuelle île du Cap-Breton, en Nouvelle-Écosse), d'un père canadien (et lui-même ingénieur) et d'une mère acadienne. Il suit la voie empruntée par son père, et devient sous-ingénieur des colonies dans la décennie 1740, travaillant principalement à Québec sous les ordres de Gaspard-Joseph Chaussegros de Léry, ingénieur en chef du Canada. Alors que les tensions grandissent en Amérique entre la France et la Grande-Bretagne, Michel de Couagne obtient son brevet d'ingénieur le 1er avril 1754, et est affecté à Louisbourg, où il sert sous les ordres de Louis Franquet jusqu'à la chute de la ville en 1758. De retour en France, il est chargé de régler les comptes des dépenses liées aux fortifications de Louisbourg, puis à partir de 1761 de celles du Canada.

Le Service historique de la Défense (SHD), gardien des archives militaires françaises, conserve dans ses fonds un mémoire non daté de Michel de Couagne demandant, sur recommandation de monsieur Piètre (commis au bureau des Fortifications du département de la Guerre) à être examiné pour entrer à l'École du Génie de Mézières. Bien qu'ingénieur, Michel de Couagne dépendait de la Marine et n'appartenait pas au corps du Génie, et n'était donc pas rattaché à l'armée, ce qui rendait ses perspectives de carrière peu encourageantes à court terme, alors que le sort des colonies françaises d'Amérique du Nord était encore incertain. 

Le mémoire est adressé à Charles-Étienne-Louis Camus, mathématicien et membre de l'Académie Royale des Sciences de Paris qui était depuis la fin des années 1740 l'examinateur du Génie, c'est-à-dire qu'il était chargé d'évaluer par un examen théorique les candidats souhaitant entrer dans le corps des ingénieurs militaires. Cette volonté de s'assurer des connaissances mathématiques des futurs ingénieurs remontait aux années 1690, alors que Vauban était l'autorité "morale" du nouveau corps des ingénieurs par la qualité et l'aura de ses services auprès de Louis XIV. La tâche d'évaluer les futurs ingénieurs était dès l'origine de cet examen confiée à un membre de l'Académie Royale des Sciences de Paris. 


Établissement de l'Académie des Sciences et fondation de l'Observatoire, 1666,
par Henri Testelin, deuxième moitié du XVIIe siècle,
Collections du Château de Versailles


Lorsque l'École du Génie est fondée à Mézières, en 1748, Camus est dorénavant chargé d'examiner les candidats à deux reprises, soit lors d'un examen d'entrée à l'école de Mézières et d'un examen de sortie venant terminer leur scolarité, leur permettant d'entrer dans le corps du Génie. Camus avait rédigé pour ce double examen un cours de mathématique en quatre volumes, publiés à Paris entre 1749 et 1752. Ces ouvrages mathématiques étaient la base du contenu que devaient connaître les candidats à l'examen. Ils devaient en effet maîtriser (ou plutôt être capables de presque réciter) les deux premiers volumes pour l'examen d'entrée à l'École de Mézières, où ils apprenaient le contenu des deux autres volumes.

Le mémoire de Michel de Couagne à Camus nous en apprend plus sur la formation scientifique reçue par l'ingénieur colonial, en l'occurrence auprès du père Joseph-Pierre de Bonnécamps, professeur de mathématiques et d'hydrographie au collège des Jésuites de Québec (voir sa biographie ici):

"Monsieur,

J'ai l'honneur de m'adresser à vous de la part de Mr. Piètre, afin d'être examiné et ensuite destiné pour aller à Mézières aux écoles du génie. [...] J'ai appris l'arithmétique et les élémens de géométrie sous la dictée du Pere Bonécan professeur en Canada, et j'avois fini cette étude en l'année 1753: je vous avoue franchement monsieur que depuis ce temps, j'ai été tellement occupé des differentes opérations de guerre, et des travaux de fortifications que j'ai dirigés tant en Canada qu'à Louisbourg, que je n'ai point été à même d'étudier votre célèbre ouvrage qui sert d'instruction pour les nouveaux ingénieurs".




Mémoire de Michel de Couagne à Charles Louis Étienne Camus, sans date,
Service historique de la Défense GR 1 Xe 159

Dans une lettre adressée le 27 janvier 1763 à Piètre, Camus intercède en faveur de Michel de Couagne, en demandant pour lui une "dispense" pour l'examen d'entrée à Mézières. Cette demande est selon lui justifiée par les bons services de l'ingénieur depuis l'obtention de son brevet en 1754, services énumérés dans le mémoire que lui a adressé Michel de Couagne. Mais Camus présente également un argument plus "scientifique", celui de la faiblesse à ses yeux de l'enseignement reçu par l'ingénieur en Nouvelle-France:

"M de Couagne n'a vu qu'un petit traité de geometrie manuscript composé par un jesuite; ainsi il n'a jamais eté bien fort sur la theorie des mathematiques; & n'a point revu ses cayers depuis 1753; ainsi on peut croire qu'il est tres faible sur la theorie des mathematiques; & comme il est pauvre il n'a pas le moyen de se faire instruire ailleurs qu'a Mezieres. Vous voyez bien, Monsieur, que M Couagne n'est pas en etat de subir un examen sur aucun livre; je doute meme tres fort qu'il puisse le subit sur les cayers du Jesuite dont il a appris. Si M de Couagne scait trop peu de mathematique pour subir un examen, il a par devers lui des services qui peuvent determiner le Ministre a lui faire grace, en l'envoyant a Mezieres sans examen".




Lettre de Camus à Piètre, 27 janvier 1763, SHD GR 1Xe 159

L'éducation mathématique reçue par Michel de Couagne à Québec étant bien loin des standards attendus par Camus, se présenter à l'examen d'entrée à Mézières serait donc, tant pour l'ingénieur de la Marine que pour l'examinateur du Génie, une réelle perte de temps... Au-delà d'une certaine condescendance du métropolitain pour le colonial, la dureté du ton de Camus met surtout en lumière un fait intéressant: aussi qualitatif soit-il à l'échelle de la Nouvelle-France, le collège des Jésuites de Québec étant l'un des principaux établissements d'enseignement de la colonie, le savoir scientifique et mathématique prodigué au Canada n'a que peu de valeur aux yeux d'un membre de l'Académie Royale des Sciences, autorité scientifique au sein du royaume de France. On peut alors imaginer toutes les difficultés rencontrées par bien des gentilshommes canadiens qui ont cherché à se faire une place en France après la guerre de Sept Ans, même si bon nombre d'entre eux y sont tout de même parvenus. Cet épisode illustre surtout sous un autre angle la doctrine coloniale française d'Ancien Régime, et la dépendance dans laquelle étaient placées les différentes colonies vis-à-vis de la puissante métropole.


Hélas, je n'ai pas dans les sources à ma disposition d'éléments sur les suites immédiates de cette demande de Camus de dispenser Michel de Couagne de passer l'examen d'entrée à Mézières (je n'ai pas l'éventuelle réponse de Piètre), mais il ne semble pas être allé à cette école (il n'est par exemple pas recensé par Anne Blanchard dans les ingénieurs sortis de Mézières). Le dossier personnel de l'ingénieur colonial conservé aux Archives nationales d'Outre-Mer (voir ici) indique par contre que Michel de Couagne a été envoyé en 1763 comme ingénieur à Saint-Pierre et Miquelon, dernière colonie française en Amérique septentrionale après la guerre de Sept Ans. Il y travaille jusqu'en 1766, et poursuit par après une carrière en France et dans les Antilles.


J'espère que cet article vous aura intéressé. Si c'est le cas, merci de m'en faire part en commentaire, c'est une marque appréciée d'encouragement.

À bientôt pour de nouveaux billets historiques!

Michel Thévenin


Sources:

-Anne Blanchard, Les ingénieurs du "Roy" de Louis XIV à Louis XVI. Étude du Corps des Fortifications, Montpellier, Collection du Centre d'histoire militaire et d'études de défense nationale, Université Montpellier III, 1979.

- Roger Hahn et René Taton, Écoles techniques militaires au XVIIIe siècle, Paris, Hermann, 1986.


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vendredi 10 juin 2022

325e anniversaire de la naissance de Louis Franquet

Bonjour!


Je vous propose aujourd'hui un article pour souligner le 325e anniversaire de la naissance de Louis Franquet (ou Louis-Joseph), le 10 juin 1697, à Condé (actuelle ville de Condé-sur-l'Escaut, dans le nord de la France).

N'ayant pas le temps (ni le courage) de me lancer dans une biographie détaillée du personnage, je me contenterai ici de quelques éléments importants pour présenter cet individu qui fut l'un des principaux ingénieurs militaires en poste en Nouvelle-France pendant la guerre de Sept Ans.

Fils et frère d'ingénieurs militaires (au moins deux frères dont un est envoyé en Louisiane au début des années 1720 avant de suivre une carrière ponctuée de fonctions importantes en France), Louis Franquet suit également une voie militaire, puisqu'il participe dans des régiments d'infanterie aux dernières années de la guerre de Succession d'Espagne (1701-1714).

Il obtient son brevet d'ingénieur en 1720, et fait partie de la première promotion d'ingénieurs depuis 1715, le recrutement ayant été fermé pendant cinq ans en raison des effectifs rendus trop nombreux par la paix.

Les trente années qui précèdent son envoi en Nouvelle-France lui permettent d'acquérir une très forte expérience du métier d'ingénieur, dans les deux parties qui le composent, à savoir le service des places (construction et entretien des fortifications) et le service de guerre (attaque et défense des places). Je vous invite à lire mon article sur le sujet de cette double fonction des ingénieurs pour en savoir plus. Il connaît donc diverses affectations dans des villes du nord de la France, étant notamment nommé ingénieur en chef de sa ville natale, Condé, en 1738. Il participe également de manière très active aux campagnes des guerres de Succession de Pologne (1733-1738) et de Succession d'Autriche (1741-1748), servant au cours de ces deux conflits à au moins quatorze sièges et trois batailles. Il sert entre autres au terrible siège de Berg-op-Zoom de 1747, qui a marqué les contemporains par sa longueur et sa violence (voir mon article ici).

C'est fort de cette très solide expérience qu'il est envoyé une première fois en Nouvelle-France en 1750, dans le contexte de la "paix armée" entre Français et Britanniques en Amérique du Nord. Sa mission d'inspection des fortifications de la puissante forteresse de Louisbourg (Île du Cap-Breton) et de Québec en est également une, plus officieuse, de surveillance et de contrôle de l'ingénieur en chef de la Nouvelle-France, Gaspard-Joseph Chaussegros de Léry, de plus en plus contesté par les autorités canadiennes (tant en raison de son âge que de sa conduite sur diverses affaires de malversations financières liées aux fortifications).

Après un bref séjour en France en 1753, Franquet retourne une nouvelle fois en Amérique, à Louisbourg, en 1754, alors que les tensions avec les Britanniques se font de plus en plus fortes. Doté du titre de directeur des fortifications de Nouvelle-France (donc principal ingénieur de la colonie), il est l'un des principaux interlocuteurs des autorités militaires de la colonie. Il reçoit même des instructions secrètes faisant de lui le successeur du gouverneur de Louisbourg si celui-ci décédait. Les hostilités débutées en 1755 et la guerre déclarée en 1756 font de Louisbourg une cible potentielle des Britanniques, et Franquet reste en poste dans la forteresse jusqu'à sa chute en 1758, sans avoir la possibilité de retourner au Canada (ce qui ne l'empêche toutefois pas en 1757 de faire jouer son influence pour favoriser la nomination de Pontleroy comme ingénieur en chef de la Nouvelle-France en succession de Chaussegros de Léry, décédé en mars 1756).


Plan de la ville de Louisbourg en l'Isle Royale, par l'ingénieur Louis Franquet, 1756, 
FR ANOM C11B 39/125












Sa seconde affectation à Louisbourg est marquée par le contexte difficile de la guerre de Sept Ans, rendant les communications avec la France (et l'approvisionnement) aléatoire et soumis à la pression de plus en plus accrue des Britanniques. La défense de Louisbourg entre 1754 et 1758 est également affaiblie par les rivalités internes à la garnison. Franquet est en effet fréquemment contesté par certains officiers des régiments d'infanterie, jaloux de son influence auprès du gouverneur avec qui l'entente est très bonne. L'ingérence des officiers dans les attributions et compétences de l'ingénieur militaire sont toutefois symptomatiques de la relation qu'entretiennent tout au long du XVIIIe siècle les ingénieurs français avec le reste de l'armée, leur expertise scientifique et technique étant souvent mal comprise par les officiers d'infanterie, qui jugent de plus avec un certain mépris les ingénieurs, officiers ne commandant pas de troupes et donc considérés comme "moins légitimes" à leurs yeux.

Lors du siège de 1758, Franquet, très affaibli par une maladie, n'assure que nominalement ou presque le commandement des ingénieurs, la direction effective de leur travail étant dévolue à l'ingénieur François-Claude-Victor Grillot de Poilly. Franquet participe tout de même aux conseils de guerre où il est souvent contesté par les officiers d'infanterie (au point d'être volontairement écarté par eux lors du conseil de guerre suivant le débarquement des Britanniques, Franquet étant très critique de leur conduite à cette occasion).

Après la capitulation de la ville, Franquet retourne en France où, malgré l'appui du gouverneur concernant la défense de la forteresse, il est plus ou moins mis en retraite, son âge et son état physique permettant "d'enterrer" les critiques faites par ses adversaires. On ne sait rien ou presque des dernières années de sa vie, si ce n'est qu'il meurt à Condé, le 12 avril 1768.


L'envoi de Franquet en Nouvelle-France au début des années 1750 coïncide avec la volonté des autorités métropolitaines d'assurer une plus grande rigueur et une meilleure gestion des fortifications de la colonie, dans un contexte où la guerre de Succession d'Autriche tout juste achevée a montré l'européanisation progressive des conflits coloniaux. Les compétences et l'expérience de Franquet au cours de sa longue carrière en France, tant dans le service des fortifications que dans leur attaque et leur défense, faisaient de lui un candidat tout désigné pour cette tâche. 


Si vous souhaitez en apprendre plus sur cet important personnage des dernières années de la Nouvelle-France, je vous invite à consulter les différents articles le concernant sur mon blogue (vous pouvez les trouver via la liste des sujets à droite). 

Vous pouvez également consulter sa biographie disponible sur le Dictionnaire biographique du Canada en ligne. Elle est certes ancienne et un peu imprécise et/ou incomplète par endroits, mais très bonne dans l'ensemble.


J'espère que cet article vous aura plu. Si c'est le cas, merci de m'en faire part en commentaire, c'est une marque appréciée d'encouragement.

À bientôt pour de nouveaux billets historiques!

Michel Thévenin


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jeudi 26 mai 2022

Y avait-il une "rivalité" entre ingénieurs militaires français et canadiens pendant la guerre de Sept Ans?

Bonsoir!


Je souhaite vous présenter aujourd'hui un aspect particulier de l'historiographie de la guerre de Sept Ans, en le rattachant à mon sujet d'études que sont les ingénieurs militaires en Nouvelle-France pendant ce conflit.

Longtemps, une partie de l'historiographie de cette guerre a eu tendance à "polariser" les soldats et officiers combattant en Nouvelle-France entre deux camps, celui des "coloniaux" et celui des "métropolitains", en constante opposition et irréconciliables par nature. Guy Frégault dans les années 1950 s'est fait le champion de cette opposition entre Canadiens et Français, en étendant à l'ensemble des officiers la lutte farouche entre le marquis de Vaudreuil, gouverneur de la Nouvelle-France, et le marquis de Montcalm, commandant des troupes de Terre au Canada. Bien des études sont allées dans cette voie dans la deuxième moitié du XXe siècle (et même encore aujourd'hui), la plupart du temps en présentant des "gentils" Canadiens contre des "méchants" Français, plus rarement dans le sens inverse. Même si plusieurs études récentes ont fortement relativisé cette opposition "essentielle" entre coloniaux et métropolitains, le mythe est encore bien tenace.

Je souhaite donc répondre aujourd'hui répondre à cette question: y avait-il, parmi les ingénieurs militaires servant en Nouvelle-France pendant la guerre de Sept Ans, une rivalité entre métropolitains et coloniaux? Je ne compte pas ici la Louisiane, je me limite au Canada et à l'Île Royale (Louisbourg), entre autres en raison du très faible nombre d'ingénieurs en Louisiane (un ou deux tout au plus pendant la guerre).

Pour commencer, une petite précision numérique s'impose: entre l'envoi en 1755 des premières troupes régulières françaises en Amérique après le déclenchement des hostilités en 1754 et la capitulation de la colonie en 1760, la France a envoyé une dizaine d'ingénieurs militaires au Canada et à Louisbourg. Les ingénieurs nés en Nouvelle-France et servant dans la colonie lors du conflit ne sont pour leur part que 3. Il y a les deux Canadiens Michel Chartier de Lotbinière et Étienne Rocbert de La Morandière (le frère de la célèbre épistolière Élizabeth Bégon), ainsi que Michel de Couagne, né à Louisbourg d'une mère acadienne et d'un père canadien. Ces trois ingénieurs nés en Amérique n'appartiennent pas au prestigieux corps des ingénieurs du Génie, mais sont désignés sous le terme un peu fourre-tout d' "ingénieurs de la Marine (ou des colonies)".


Michel marquis Chartier de Lotbinière, 
Ingénieur en chef du Canada
,
Estampe anonyme du début des années 1880, 
voir BAnQ

Lotbinière est ici présenté comme ingénieur en chef du Canada, ce qu'il n'a justement jamais été.


Comme l'ensemble des officiers nés dans les colonies, ces ingénieurs sont par moments jugés avec condescendance de la part des métropolitains. Louis-Antoine de Bougainville, jeune officier et aide-de-camp de Montcalm, se montre par exemple à bien des reprises très critique envers les Canadiens, même si ses écrits sont à remettre dans leur contexte de production, l'officier écrivant pour "épater" les salons parisiens et donc exagérant lourdement sur à peu près tous les sujets. Le mépris de certains métropolitains pour leurs collègues coloniaux se retrouve également sous la plume d'André Doreil, commissaire des guerres arrivé au Canada avec les premiers régiments réguliers en 1755. Le 28 octobre 1755, il présente dans une lettre au ministre de la Guerre le besoin urgent de remplacer les trois ingénieurs français capturés en mer la même année (voir mon article à ce sujet ici):

"Il sera aussi très nécessaire, Monseigneur, de faire passer le même nombre d'ingénieurs que vous aviez envoyés et qui ont été pris sur l'Alcide. Le besoin est urgent, il n'y a dans cette colonie que des ingénieurs de Marine hors d'état d'attaquer et de défendre des places".

Toutefois, tout au long du conflit, les trois ingénieurs coloniaux connaissent des relations de nature très différentes avec leurs collègues français.

Tout d'abord, Étienne Rocbert de La Morandière est relativement "invisible" dans les sources. En fin de carrière lorsque le conflit débute, il est cantonné à un service de routine aux fortifications de Montréal, et ne participe pas aux différentes expéditions militaires. Rien n'indique de tensions entre lui et les différents ingénieurs français qu'il a côtoyés, et l'une des seules mentions qu'on a le concernant se trouve dans une lettre du 15 mai 1758 écrite par Nicolas Sarrebource de Pontleroy, ingénieur en chef du Canada depuis l'automne 1757: 

"Cet officier s'est toujours acquitté de son mieux de ce dont il a été chargé, a été employé à la construction de différents forts de cette colonie".

 

Le deuxième de nos trois ingénieurs, Michel de Couagne, entretient d'excellentes relations avec les ingénieurs français avec qui il travaille à Louisbourg, et plus particulièrement avec son supérieur Louis Franquet. Les deux hommes se sont connus lors du séjour de Franquet à Québec au début des années 1750, et Franquet vantait dès 1752 les mérites de son jeune subordonné:

"À propos de Monsieur de Couagne, j'aurais à me reprocher si je ne m'étendais pas sur son compte. C'est un jeune homme plein de talents pour son métier, d'intelligence d'application [...] qui ne demande qu'à s'instruire et qu'aucune des opérations n'embarrasse; je l'ai mis en oeuvre, et je l'emploie journellement, à mesure que je travaille avec lui, je suis surpris de toute sa capacité, et toutes ces qualités sont soutenues d'une droiture, et d'une équité qui le rendent un sujet de distinction".

C'est sur les recommandations de Franquet que Michel de Couagne, alors sous-ingénieur, reçoit son brevet d'ingénieur en 1754, et les deux hommes travaillent à nouveau ensemble à partir de cette année à Louisbourg, jusqu'à la chute de la ville en 1758.

Plan de la ville de Louisbourg en l'Isle Royale, par l'ingénieur Louis Franquet, 1756, 
FR ANOM C11B 39/125












Les appréciations élogieuses de Franquet seront bénéfiques pour Michel de Couagne, puisqu'en 1761, l'ingénieur colonial se voit confier la lourde tâche de clarifier les comptes des dépenses des fortifications de l'Île Royale et du Canada, alors que les nombreux abus et malversations financières entourant la perte de la Nouvelle-France nécessitent pour cette besogne un homme de confiance.


À l'opposé de l'excellente relation entre Michel de Couagne et son supérieur Louis Franquet, le dernier ingénieur colonial, le Canadien Michel Chartier de Lotbinière, connaît bien des difficultés avec certains ingénieurs français. Il a une profonde rancoeur envers Pontleroy, qui selon lui lui a "volé" la place d'ingénieur en chef du Canada à la mort de Gaspard-Joseph Chaussegros de Léry en 1756. Lotbinière avait en effet été le candidat proposé par le gouverneur Vaudreuil, qui était son parent, alors que Montcalm et les officiers de l'armée voulaient que ce soit un ingénieur français, issu du corps du Génie, qui succède à Chaussegros de Léry. L'affaire avait traîné un an, et en avril 1757, Pontleroy, alors en poste à Louisbourg, avait été désigné pour le poste (il n'arrive toutefois à Québec qu'en octobre 1757). À plusieurs reprises, Lotbinière prétend que la place lui avait été promise lors de son séjour en France au début des années 1750, mais rien ne permet dans les sources de le confirmer. La nomination de Pontleroy est pour Michel Chartier de Lotbinière une véritable humiliation, et il s'enfonce dans un aveuglement victimaire contre l'ingénieur français (voir mon article ici). Toujours est-il que Lotbinière refuse de collaborer avec son supérieur, Pontleroy, et il s'enferme dans une sorte d'indépendance d'action (plus ou moins favorisée par Vaudreuil) au fort Carillon, au sud du lac Champlain, fort qu'il a contribué à édifier à partir de 1755 et qui devient en quelque sorte son fief.

Plan du fort Vaudreuil situé sur la montagne de Carillon en Canada, 
par le Sieur Germain, capitaine au Régiment de La Reine
, 1758,
Bibliothèque Nationale de France


La rivalité entre Pontleroy et Lotbinière s'inscrit pleinement dans la querelle opposant les marquis de Vaudreuil et de Montcalm. Le gouverneur et le commandant des troupes de Terre s'étaient engagés dans une lutte d'influence et d'autorité dans la colonie, et la nomination d'un officier issu de leur "parti" au poste important d'ingénieur en chef constituait un terrain d'opposition naturel entre eux. La nomination de Pontleroy, "victoire" de Montcalm contre Vaudreuil, ne pouvait donc qu'amener des tensions entre le nouvel ingénieur en chef du Canada et le candidat perdant qui appartenait à la clientèle du gouverneur. Le rapprochement entre Montcalm et Pontleroy dès son arrivée à Québec (les deux hommes avaient combattu ensemble en Italie dans la décennie 1740) ne pouvait qu'attiser ces tensions.

Tout ou presque devient alors prétexte pour exacerber la rivalité entre Lotbinière (et Vaudreuil) et Pontleroy, comme lorsque celui-ci, dans une lettre du 1er décembre 1758 au ministre de la Marine, reproche implicitement au gouverneur de nuire à sa fonction en lui refusant l'usage d'instruments nécessaires à son métier:

"L'usage est ici que l'on passe un porte toises à chaque ingénieur, M. de La Morandière ingénieur de la colonie l'a, je ne sais si M. de Lotbinière en jouit aussi, et on me l'a refusé".

Pontleroy n'est toutefois pas le seul ingénieur qui s'oppose à Lotbinière. François de Caire, jeune ingénieur français arrivé à Québec au printemps 1759, s'illustre au début du mois de juillet de la même année en blessant grièvement Michel Chartier de Lotbinière lors d'un duel à l'épée. On ne sait hélas rien des circonstances du duel, ni des raisons qui ont poussé les deux ingénieurs à tirer l'épée (querelle personnelle? Désaccord professionnel? Réputation déplorable de Lotbinière attisée par Pontleroy ou un autre? Rien ne permet hélas dans les sources de privilégier l'une de ces hypothèses).


On voit donc que les trois ingénieurs militaires nés dans en Nouvelle-France et servant dans la colonie lors de la guerre de Sept Ans présentent des cas bien différents. Si Étienne Rocbert de La Morandière est assez invisible, Michel de Couagne coopère sans difficultés avec ses collègues métropolitains, à l'inverse de Michel Chartier de Lotbinière.

On ne peut donc pas parler d'une réelle "rivalité" entre ingénieurs militaires coloniaux et métropolitains. Les tensions entre le Canadien Lotbinière et le Français Pontleroy s'inscrivent pleinement dans la lutte d'influence opposant Vaudreuil et Montcalm, et la relation entre Michel de Couagne et son supérieur Louis Franquet montre la bonne entente dont sont capables les individus appartenant aux deux "camps" présentés par une partie très dépassée de l'historiographie de la guerre de Sept Ans...


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Michel Thévenin


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Sources:

Lettre de Doreil au ministre de la Guerre, 28 octobre 1755, Service historique de la Défense (SHD) GR A1 3405, pièce 142bis, folios 9-10.

Lettre de Pontleroy au ministre de la Marine, 15 mai 1758, Archives Nationales d'Outre-Mer (FR ANOM) COL C11A 103, folio 398v.

Lettre de Franquet au ministre de la Marine, 30 octobre 1752, FR ANOM COL C11A 98, folio 409.

Lettre de Pontleroy au ministre de la Marine, 1er décembre 1758, FR ANOM COL C11A 103, folios 406-406v.

mercredi 9 mars 2022

Contre "l'abandon" militaire de la Nouvelle-France: la très inégale répartition des ingénieurs militaires dans les colonies françaises lors de la guerre de Sept Ans

Bonjour!

Je vous reviens après une longue absence avec un article sur un sujet qui me tient à coeur, à savoir le mythe d'un "abandon" militaire de la Nouvelle-France par la France.

Le 250e anniversaire de la guerre de Sept Ans (1756-1763), marqué au Québec et en France par une vague de commémorations et de nouvelles recherches entre 2009 et 2013, a entraîné un très important renouveau de l'historiographie de ce conflit, notamment (mais pas uniquement) en histoire militaire. Plusieurs études, à la suite desquelles mes propres recherches s'inscrivent, ont mis en lumière les efforts consentis par la métropole française pour conserver et défendre la Nouvelle-France au milieu du XVIIIe siècle. Notons par exemple pour n'en citer qu'une l'excellent ouvrage Combattre pour la France en Amérique, publié en 2009 sous la direction de Marcel Fournier. Résultat de l'impressionnant Projet Montcalm, qui a réuni pendant trois années une équipe de recherche internationale, ce livre offre un répertoire biographique des plus de 7 500 soldats et officiers des troupes de Terre envoyés par la France au Canada et à l'Île Royale (Louisbourg) pendant la guerre de Sept Ans.




À titre de comparaison, les comptoirs français d'Inde reçoivent au cours de la guerre de Sept Ans à peine plus de 4 000 soldats et officiers des troupes de Terre en renforts, essentiellement lors de l'arrivée en 1757 d'une armée commandée par Thomas-Arthur de Lally-Tollendal, soit près de la moitié de ce que reçoivent le Canada et Louisbourg. Les Antilles ne sont pas vraiment mieux loties, puisque jusqu'à 1758, elles ne reçoivent aucun renfort des troupes de Terre. Seule Saint-Domingue (actuelle Haïti) reçoit 5 000 à 5 500 soldats et officiers en mars 1762 (les maladies réduisent ce nombre à 3 700 en juillet de la même année...). On voit donc avec ce bref aperçu que le duo Canada-Île Royale a de très loin reçu le renfort le plus important numériquement parlant. Si on s'en tient aux seules colonies américaines de la France, l'historien Boris Lesueur observait dans un article de 2015 qu'en 1758, 78% des troupes françaises présentes dans ces colonies (tant de Terre que de la Marine) étaient affectées en Nouvelle-France (Canada, Île Royale et Louisiane) contre seulement 22% dans les Antilles...

Hélas, l'idée est encore très tenace dans la mémoire populaire d'un manque d'investissement de la part de Louis XV dans la défense de ses colonies nord-américaines, d'un véritable "abandon" militaire de la Nouvelle-France.


Je souhaite aujourd'hui ouvrir une brèche de plus dans cette conception très dépassée, mais encore trop vivace, de la guerre de Sept Ans. J'en profite pour signaler que mon utilisation de l'expression guerre de Sept Ans pour qualifier ce conflit que l'on a tendance à nommer guerre de la Conquête au Québec a déjà fait l'objet d'un autre article sur mon blogue, où j'ai présenté en quoi et pourquoi cette dénomination s'inscrit pleinement dans mes questionnements de recherche. Pour les personnes curieuses, l'article est disponible ici.

Ainsi, si j'ai mentionné plus haut le fait que plus de 7 500 soldats et officiers de l'armée ont été envoyés au Canada et à l'Île Royale entre 1755 et 1760, l'ampleur de cet effort militaire consenti par Louis XV se retrouve également lorsque l'on compare le nombre d'ingénieurs militaires envoyés dans les différentes colonies françaises sur la même période (si vous avez déjà lu un ou plusieurs articles sur mon blogue, vous saurez que je consacre actuellement mes recherches de doctorat aux ingénieurs militaires envoyés en Nouvelle-France pendant la guerre de Sept Ans).

Les colonies françaises lors de la guerre de Sept Ans
(source: https://immersionbordeauxxviiie.wordpress.com/notre-cours/)






















Je vais toutefois étendre la comparaison sur une période légèrement plus vaste que la seule guerre de Sept Ans (1756-63 pour la guerre officielle, mais 1754-55 à 60 pour l'Amérique du Nord). En effet, dès la fin de la guerre de Succession d'Autriche, en 1748, les autorités françaises ont perçu l'importance grandissante prise par les colonies dans les conflits européens. Si des hostilités avaient eu lieu entre puissances européennes en milieu colonial dès le XVIIe siècle (rivalités multiples entre la France, l'Angleterre, l'Espagne et les Provinces-Unies), leur ampleur n'avait jamais atteint celle de la guerre de Succession d'Autriche. Notons par exemple qu'avant l'embrasement du continent européen en 1740, dans une guerre d'abord "germanique" mais vite européenne et coloniale, la Grande-Bretagne et l'Espagne étaient déjà en guerre depuis 1739 pour des questions coloniales en Amérique (War of Jenkins' Ear). De même, l'Inde est le théâtre d'affrontements répétés entre Français et Britanniques dans la décennie 1740.

Après la paix de 1748, il est donc important pour les autorités françaises de réparer les fortifications des diverses colonies éprouvées par la guerre, mais aussi de les préparer à un futur conflit dont on commence déjà à deviner la nature plus "européenne" des affrontements coloniaux. Le siège de Louisbourg de 1745 par les Britanniques, mais aussi leur expédition contre Carthagène des Indes (dans l'actuelle Colombie) en 1741, ainsi que les combats en Inde ont montré la capacité des puissances européennes à envoyer des troupes professionnelles outre-mer.


A view of Cartagena with the several dispositions of the British Fleet under the Command of
Admiral Vernon
,
par Isaac Basire, 1741, Royal Collection Trust


En m'appuyant principalement sur le Dictionnaire des ingénieurs militaires d'Anne Blanchard (instrument très utile mais hélas incomplet), sur le fonds "Personnel colonial ancien" des Archives nationales d'Outre-Mer (voir ici) et sur "l'Alphabet Laffilard" des ANOM (ici), mais aussi sur d'autres sources plus ponctuelles, j'ai recensé un total de 31 ingénieurs militaires et 6 sous-ingénieurs envoyés par la France dans ses différentes colonies entre la paix d'Aix-la-Chapelle de 1748 et la signature du traité de Paris du 10 février 1763.

Petite précision, il s'agit ici du nombre d'ingénieurs militaires envoyés dans les colonies au sens strict, c'est-à-dire qu'il ne prend pas en compte les officiers d'infanterie ou d'artillerie qui ont pu, de manière ponctuelle ou répétée, faire les fonctions d'ingénieur dans un cadre colonial (c'est le cas de Pierre Pouchot au Canada par exemple, qui a fortifié et défendu le fort de Niagara, voir ici). J'ai déjà présenté dans un autre article (voir ici) les difficultés entourant le statut de ces individus, notamment dans le fait qu'il est parfois complexe de déterminer qui est ingénieur ou qui ne l'est pas. Ici, je m'en suis tenu aux seuls individus qui ont le statut officiel d'ingénieur militaire (ou de sous-ingénieur), c'est-à-dire qu'ils ont obtenu leur brevet d'ingénieur, ou au moins celui de sous-ingénieur.

De même, afin de mettre en lumière les efforts faits par les autorités françaises pour défendre les colonies avant et pendant la guerre, j'ai laissé de côté les ingénieurs militaires  et sous-ingénieurs qui étaient déjà présents dans les différentes colonies avant 1748 (y compris des "locaux" nés dans les colonies qui, s'ils obtiennent leur brevet d'ingénieur entre 1748 et 1755, y faisaient déjà des fonctions d'ingénieur sans en posséder le titre, c'est le cas pour les ingénieurs canadiens Michel de Couagne et Michel Chartier de Lotbinière).

Enfin, j'ai regroupé ces différents individus selon les zones géographiques suivantes:
- Canada et Île Royale;
- Louisiane;
- Antilles et Guyane;
- Inde;
- Mascareignes (Île Bourbon et Île de France, qui sont actuellement respectivement les îles de La Réunion et Maurice);
- Gorée et Saint-Louis-du-Sénégal.

Voici donc la répartition de ces 37 ingénieurs militaires et sous-ingénieurs envoyés par la France dans ses colonies entre 1748 et 1763 (ainsi que leurs dates d'envoi):

- Canada et Île Royale: 14 ingénieurs (1 en 1750, 1 en 1752, 5 en 1755, 2 en 1756, 1 en 1758 et 3 en 1759) et 3 sous-ingénieurs (2 en 1752 et 1 en 1756);
- Louisiane: 1 ingénieur (en 1759, voir mon article ici);
- Antilles et Guyane: 8 ingénieurs (1 en 1749, 2 en 1750, 1 en 1756, 2 en 1760, 1 en 1761 et 1 en 1762) et 3 sous-ingénieurs (1 en 1754 et 2 en 1758);
- Inde: 5 ingénieurs (1 en 1754 et 4 en 1757);
- Mascareignes: 4 ingénieurs (2 en 1753, 1 en 1754 et 1 en 1760);
- Gorée et Sénégal: je n'ai retrouvé la trace d'aucun ingénieur militaire ou sous-ingénieur envoyé dans les colonies africaines entre 1748 et 1763 (il y en a pour des ingénieurs envoyés après 1763).

On voit donc que là aussi, le tandem Canada-Île Royale se taille la part du lion, avec 17 ingénieurs et sous-ingénieurs sur les 37 envoyés dans les colonies sur la période 1748-1763. En y ajoutant la Louisiane, c'est 18 de ces experts des fortifications et des sièges qui ont été envoyés en Nouvelle-France. Certes, tous n'ont pas servi en même temps en Nouvelle-France (il n'y a jamais plus de six ingénieurs métropolitains présents dans la colonie). Certes, leur envoi en Amérique du Nord est soumis aux aléas de la guerre (mort au combat pour Lombard de Combles, capture en mer de trois ingénieurs envoyés en 1755), mais ce n'est pas un constat applicable à la seule Nouvelle-France, quand on voit que deux des quatre ingénieurs accompagnant l'armée de Lally-Tollendal en Inde en 1757 décèdent l'année suivante et qu'un ingénieur en poste en Guadeloupe (depuis le début des années 1730) est tué lors de la prise de l'île par les Britanniques en 1759...


Plan of the Attack against Fort Louis now Fort George, at Point à Pitre on the Island of Guadaloupe: By a Squadron of his Majesty's Ships of War detached from Commodore Moore, & Commanded by Capt. Wm. Harman, on the 14 February 1759. Drawn on the Spot by ieut. Col. Rycaut of the Marines,
 publié à Londres en 1760 par Thomas Jefferys
(Barry Lawrence Ruderman Antique Maps Inc.)

Un dernier constat est celui de l'intensification (ou non) de l'envoi d'ingénieurs une fois les hostilités déclenchées. On pourrait s'attendre à ce qu'une très vaste proportion de ces 37 ingénieurs et sous-ingénieurs ait été envoyée en temps de guerre. C'est vrai pour la Nouvelle-France et l'Inde (14 sur 18 sont envoyés en Nouvelle-France entre 1755 et 1759, et 4 sur 5 en Inde après 1756), un peu moins pour les Antilles (7 sur 11 sont envoyés entre 1756 et 1762), et c'est le contraire pour les Mascareignes, qui ne reçoivent qu'un seul de leurs 4 ingénieurs après 1754. 


Quand on connaît le rôle et l'expertise des ingénieurs militaires dans la construction, l'attaque et la défense des fortifications, tant en France que dans les colonies, et quand on voit l'importance que prend cette partie de la guerre en Nouvelle-France après 1755 (voir mon livre par exemple 😉, mais aussi mon article sur le système de fortification en Nouvelle-France), on constate par les chiffres que j'ai exposés dans cet article que la Nouvelle-France, et plus particulièrement le Canada et l'Île Royale, ont nettement plus bénéficié que les autres colonies françaises des efforts militaires consentis par les autorités métropolitaines tout au long du conflit. En ce sens, il est tout bonnement impossible, et même impensable, de continuer de parler à l'heure actuelle d'un "abandon" militaire de la Nouvelle-France pendant la guerre de Sept Ans.


À bientôt pour de nouveaux billets historiques!

Michel Thévenin


Sources:

Anne Blanchard, Dictionnaire des ingénieurs militaires, 1691-1791, Montpellier, 1981.

Boris Lesueur, "Les Antilles dans la guerre de Sept Ans: l'irruption de la guerre atlantique dans la prospérité coloniale", dans Bertrand Fonck et Laurent Veyssière (dir.), La chute de la Nouvelle-France. De l'affaire Jumonville au traité de Paris, Québec, Septentrion, 2015, p. 41-61.

ANOM, Personnel colonial ancien.

ANOM, "Alphabet Laffilard".


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