jeudi 26 mai 2022

Y avait-il une "rivalité" entre ingénieurs militaires français et canadiens pendant la guerre de Sept Ans?

Bonsoir!


Je souhaite vous présenter aujourd'hui un aspect particulier de l'historiographie de la guerre de Sept Ans, en le rattachant à mon sujet d'études que sont les ingénieurs militaires en Nouvelle-France pendant ce conflit.

Longtemps, une partie de l'historiographie de cette guerre a eu tendance à "polariser" les soldats et officiers combattant en Nouvelle-France entre deux camps, celui des "coloniaux" et celui des "métropolitains", en constante opposition et irréconciliables par nature. Guy Frégault dans les années 1950 s'est fait le champion de cette opposition entre Canadiens et Français, en étendant à l'ensemble des officiers la lutte farouche entre le marquis de Vaudreuil, gouverneur de la Nouvelle-France, et le marquis de Montcalm, commandant des troupes de Terre au Canada. Bien des études sont allées dans cette voie dans la deuxième moitié du XXe siècle (et même encore aujourd'hui), la plupart du temps en présentant des "gentils" Canadiens contre des "méchants" Français, plus rarement dans le sens inverse. Même si plusieurs études récentes ont fortement relativisé cette opposition "essentielle" entre coloniaux et métropolitains, le mythe est encore bien tenace.

Je souhaite donc répondre aujourd'hui répondre à cette question: y avait-il, parmi les ingénieurs militaires servant en Nouvelle-France pendant la guerre de Sept Ans, une rivalité entre métropolitains et coloniaux? Je ne compte pas ici la Louisiane, je me limite au Canada et à l'Île Royale (Louisbourg), entre autres en raison du très faible nombre d'ingénieurs en Louisiane (un ou deux tout au plus pendant la guerre).

Pour commencer, une petite précision numérique s'impose: entre l'envoi en 1755 des premières troupes régulières françaises en Amérique après le déclenchement des hostilités en 1754 et la capitulation de la colonie en 1760, la France a envoyé une dizaine d'ingénieurs militaires au Canada et à Louisbourg. Les ingénieurs nés en Nouvelle-France et servant dans la colonie lors du conflit ne sont pour leur part que 3. Il y a les deux Canadiens Michel Chartier de Lotbinière et Étienne Rocbert de La Morandière (le frère de la célèbre épistolière Élizabeth Bégon), ainsi que Michel de Couagne, né à Louisbourg d'une mère acadienne et d'un père canadien. Ces trois ingénieurs nés en Amérique n'appartiennent pas au prestigieux corps des ingénieurs du Génie, mais sont désignés sous le terme un peu fourre-tout d' "ingénieurs de la Marine (ou des colonies)".


Michel marquis Chartier de Lotbinière, 
Ingénieur en chef du Canada
,
Estampe anonyme du début des années 1880, 
voir BAnQ

Lotbinière est ici présenté comme ingénieur en chef du Canada, ce qu'il n'a justement jamais été.


Comme l'ensemble des officiers nés dans les colonies, ces ingénieurs sont par moments jugés avec condescendance de la part des métropolitains. Louis-Antoine de Bougainville, jeune officier et aide-de-camp de Montcalm, se montre par exemple à bien des reprises très critique envers les Canadiens, même si ses écrits sont à remettre dans leur contexte de production, l'officier écrivant pour "épater" les salons parisiens et donc exagérant lourdement sur à peu près tous les sujets. Le mépris de certains métropolitains pour leurs collègues coloniaux se retrouve également sous la plume d'André Doreil, commissaire des guerres arrivé au Canada avec les premiers régiments réguliers en 1755. Le 28 octobre 1755, il présente dans une lettre au ministre de la Guerre le besoin urgent de remplacer les trois ingénieurs français capturés en mer la même année (voir mon article à ce sujet ici):

"Il sera aussi très nécessaire, Monseigneur, de faire passer le même nombre d'ingénieurs que vous aviez envoyés et qui ont été pris sur l'Alcide. Le besoin est urgent, il n'y a dans cette colonie que des ingénieurs de Marine hors d'état d'attaquer et de défendre des places".

Toutefois, tout au long du conflit, les trois ingénieurs coloniaux connaissent des relations de nature très différentes avec leurs collègues français.

Tout d'abord, Étienne Rocbert de La Morandière est relativement "invisible" dans les sources. En fin de carrière lorsque le conflit débute, il est cantonné à un service de routine aux fortifications de Montréal, et ne participe pas aux différentes expéditions militaires. Rien n'indique de tensions entre lui et les différents ingénieurs français qu'il a côtoyés, et l'une des seules mentions qu'on a le concernant se trouve dans une lettre du 15 mai 1758 écrite par Nicolas Sarrebource de Pontleroy, ingénieur en chef du Canada depuis l'automne 1757: 

"Cet officier s'est toujours acquitté de son mieux de ce dont il a été chargé, a été employé à la construction de différents forts de cette colonie".

 

Le deuxième de nos trois ingénieurs, Michel de Couagne, entretient d'excellentes relations avec les ingénieurs français avec qui il travaille à Louisbourg, et plus particulièrement avec son supérieur Louis Franquet. Les deux hommes se sont connus lors du séjour de Franquet à Québec au début des années 1750, et Franquet vantait dès 1752 les mérites de son jeune subordonné:

"À propos de Monsieur de Couagne, j'aurais à me reprocher si je ne m'étendais pas sur son compte. C'est un jeune homme plein de talents pour son métier, d'intelligence d'application [...] qui ne demande qu'à s'instruire et qu'aucune des opérations n'embarrasse; je l'ai mis en oeuvre, et je l'emploie journellement, à mesure que je travaille avec lui, je suis surpris de toute sa capacité, et toutes ces qualités sont soutenues d'une droiture, et d'une équité qui le rendent un sujet de distinction".

C'est sur les recommandations de Franquet que Michel de Couagne, alors sous-ingénieur, reçoit son brevet d'ingénieur en 1754, et les deux hommes travaillent à nouveau ensemble à partir de cette année à Louisbourg, jusqu'à la chute de la ville en 1758.

Plan de la ville de Louisbourg en l'Isle Royale, par l'ingénieur Louis Franquet, 1756, 
FR ANOM C11B 39/125












Les appréciations élogieuses de Franquet seront bénéfiques pour Michel de Couagne, puisqu'en 1761, l'ingénieur colonial se voit confier la lourde tâche de clarifier les comptes des dépenses des fortifications de l'Île Royale et du Canada, alors que les nombreux abus et malversations financières entourant la perte de la Nouvelle-France nécessitent pour cette besogne un homme de confiance.


À l'opposé de l'excellente relation entre Michel de Couagne et son supérieur Louis Franquet, le dernier ingénieur colonial, le Canadien Michel Chartier de Lotbinière, connaît bien des difficultés avec certains ingénieurs français. Il a une profonde rancoeur envers Pontleroy, qui selon lui lui a "volé" la place d'ingénieur en chef du Canada à la mort de Gaspard-Joseph Chaussegros de Léry en 1756. Lotbinière avait en effet été le candidat proposé par le gouverneur Vaudreuil, qui était son parent, alors que Montcalm et les officiers de l'armée voulaient que ce soit un ingénieur français, issu du corps du Génie, qui succède à Chaussegros de Léry. L'affaire avait traîné un an, et en avril 1757, Pontleroy, alors en poste à Louisbourg, avait été désigné pour le poste (il n'arrive toutefois à Québec qu'en octobre 1757). À plusieurs reprises, Lotbinière prétend que la place lui avait été promise lors de son séjour en France au début des années 1750, mais rien ne permet dans les sources de le confirmer. La nomination de Pontleroy est pour Michel Chartier de Lotbinière une véritable humiliation, et il s'enfonce dans un aveuglement victimaire contre l'ingénieur français (voir mon article ici). Toujours est-il que Lotbinière refuse de collaborer avec son supérieur, Pontleroy, et il s'enferme dans une sorte d'indépendance d'action (plus ou moins favorisée par Vaudreuil) au fort Carillon, au sud du lac Champlain, fort qu'il a contribué à édifier à partir de 1755 et qui devient en quelque sorte son fief.

Plan du fort Vaudreuil situé sur la montagne de Carillon en Canada, 
par le Sieur Germain, capitaine au Régiment de La Reine
, 1758,
Bibliothèque Nationale de France


La rivalité entre Pontleroy et Lotbinière s'inscrit pleinement dans la querelle opposant les marquis de Vaudreuil et de Montcalm. Le gouverneur et le commandant des troupes de Terre s'étaient engagés dans une lutte d'influence et d'autorité dans la colonie, et la nomination d'un officier issu de leur "parti" au poste important d'ingénieur en chef constituait un terrain d'opposition naturel entre eux. La nomination de Pontleroy, "victoire" de Montcalm contre Vaudreuil, ne pouvait donc qu'amener des tensions entre le nouvel ingénieur en chef du Canada et le candidat perdant qui appartenait à la clientèle du gouverneur. Le rapprochement entre Montcalm et Pontleroy dès son arrivée à Québec (les deux hommes avaient combattu ensemble en Italie dans la décennie 1740) ne pouvait qu'attiser ces tensions.

Tout ou presque devient alors prétexte pour exacerber la rivalité entre Lotbinière (et Vaudreuil) et Pontleroy, comme lorsque celui-ci, dans une lettre du 1er décembre 1758 au ministre de la Marine, reproche implicitement au gouverneur de nuire à sa fonction en lui refusant l'usage d'instruments nécessaires à son métier:

"L'usage est ici que l'on passe un porte toises à chaque ingénieur, M. de La Morandière ingénieur de la colonie l'a, je ne sais si M. de Lotbinière en jouit aussi, et on me l'a refusé".

Pontleroy n'est toutefois pas le seul ingénieur qui s'oppose à Lotbinière. François de Caire, jeune ingénieur français arrivé à Québec au printemps 1759, s'illustre au début du mois de juillet de la même année en blessant grièvement Michel Chartier de Lotbinière lors d'un duel à l'épée. On ne sait hélas rien des circonstances du duel, ni des raisons qui ont poussé les deux ingénieurs à tirer l'épée (querelle personnelle? Désaccord professionnel? Réputation déplorable de Lotbinière attisée par Pontleroy ou un autre? Rien ne permet hélas dans les sources de privilégier l'une de ces hypothèses).


On voit donc que les trois ingénieurs militaires nés dans en Nouvelle-France et servant dans la colonie lors de la guerre de Sept Ans présentent des cas bien différents. Si Étienne Rocbert de La Morandière est assez invisible, Michel de Couagne coopère sans difficultés avec ses collègues métropolitains, à l'inverse de Michel Chartier de Lotbinière.

On ne peut donc pas parler d'une réelle "rivalité" entre ingénieurs militaires coloniaux et métropolitains. Les tensions entre le Canadien Lotbinière et le Français Pontleroy s'inscrivent pleinement dans la lutte d'influence opposant Vaudreuil et Montcalm, et la relation entre Michel de Couagne et son supérieur Louis Franquet montre la bonne entente dont sont capables les individus appartenant aux deux "camps" présentés par une partie très dépassée de l'historiographie de la guerre de Sept Ans...


J'espère que cet article vous aura plu. Si c'est le cas, merci de m'en faire part en commentaire, c'est une marque appréciée d'encouragement.

À bientôt pour de nouveaux billets historiques!

Michel Thévenin


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Sources:

Lettre de Doreil au ministre de la Guerre, 28 octobre 1755, Service historique de la Défense (SHD) GR A1 3405, pièce 142bis, folios 9-10.

Lettre de Pontleroy au ministre de la Marine, 15 mai 1758, Archives Nationales d'Outre-Mer (FR ANOM) COL C11A 103, folio 398v.

Lettre de Franquet au ministre de la Marine, 30 octobre 1752, FR ANOM COL C11A 98, folio 409.

Lettre de Pontleroy au ministre de la Marine, 1er décembre 1758, FR ANOM COL C11A 103, folios 406-406v.