mercredi 17 juin 2020

Le difficile apprentissage du métier d'ingénieur: Desandrouins et le siège des forts de Chouaguen de 1756

Bonjour!

Je souhaite aujourd'hui aborder un nouvel aspect du métier de l'ingénieur militaire du 18e siècle, à savoir la difficulté de transposer le savoir acquis lors de la formation aux conditions réelles d'un siège. Les ingénieurs militaires français sont depuis Vauban reconnus pour leur expertise par les différentes puissances européennes (ils l'étaient déjà dans une certaine mesure, mais l'aura et l'efficacité de Vauban et de ses méthodes a très fortement amplifié le phénomène). Mieux encore, la formation, tant théorique que pratique, reçue à partir de 1748 à l'École Royale du Génie de Mézières (que j'ai déjà présentée dans un premier article, voir ici) accentue la qualité du savoir des ingénieurs militaires de Louis XV, ainsi que la reconnaissance internationale de ceux-ci.

Aussi qualitative soit-elle, l'instruction reçue à Mézières n'assure pas pour autant aux jeunes ingénieurs une sérénité à toute épreuve dans l'exercice de leur métier, notamment dans les débuts de leur carrière. Un exemple nous en est fourni avec le cas de l'ingénieur Jean-Nicolas Desandrouins. Né en 1729, il est l'un des premiers ingénieurs passés par la nouvelle École Royale du Génie de Mézières, obtenant son brevet d'ingénieur en 1752. Sa carrière fut riche et intéressante, et il réussit à prouver à de multiples reprises ses compétences, notamment lors des campagnes de la guerre de Sept Ans en Nouvelle-France, rédigeant entre autres un brillant mémoire sur la défense du fort Carillon (auquel j'ai déjà consacré un article) et commandant par la suite les ingénieurs envoyés en Amérique lors de la guerre d'Indépendance américaine (voir mon article ici). Toutefois, s'il a participé dans l'infanterie à quelques sièges de la fin de la guerre de Succession d'Autriche (1741-1748) avant de suivre sa formation d'ingénieur, il n'a pas encore connu de siège en tant qu'ingénieur avant son arrivée en Nouvelle-France en 1756. Il nous livre dans son journal de campagne (très largement cité par son biographe, l'abbé Gabriel, à la fin du 19e siècle) le récit de sa participation assez douloureuse au siège des forts britanniques de Chouaguen en août 1756.

Pour un bref rappel, l'établissement de trois forts britanniques à l'embouchure de la rivière de Chouaguen sur la rive sud du lac Ontario (le fort Ontario et, de l'autre côté de la rivière, les forts Chouaguen et George, tous trois situés à l'emplacement de l'actuelle ville d'Oswego, NY), était perçu comme une constante menace planant sur l'ensemble de la Nouvelle-France (voir à ce propos mon article présentant le violent réquisitoire de Monsieur de La Galissonière contre ces forts).
Le gouverneur de la colonie, le marquis de Vaudreuil, avait eu pour volonté de s'emparer de Chouaguen en 1755, mais les offensives menées par les Britanniques l'avaient contraint à repousser ce projet. La déclaration officielle de la guerre en 1756 et l'arrivée des renforts commandés par le marquis de Montcalm lui donnent l'occasion de relancer, concrètement cette fois-ci, l'attaque de Chouaguen. L'importance de celle-ci dans l'esprit de Vaudreuil est perceptible par les effectifs réunis pour le siège: Montcalm dirige pour l'opération une armée de près de 3 000 hommes, tant des troupes régulières que de celles de la colonie, des miliciens et des alliés autochtones, accompagnés d'une cinquantaine de pièces d'artillerie (dont quatre canons pris aux Britanniques à la bataille de la Monongahéla de juillet 1755). Plus encore, le siège mobilise les deux seuls ingénieurs militaires métropolitains alors présents au Canada (trois autres sont en poste à Louisbourg), les sieurs de Combles et Desandrouins. En préparation du siège, l'ingénieur de Combles avait effectué une reconnaissance de Chouaguen à la fin du mois de juillet, dont il avait tiré un plan des fortifications britanniques, sur lequel il avait intégré une première ébauche des travaux de siège à suivre:

Plan de la rivière et des forts de Choueguen relatif à la reconnaissance que j'en ay fait le 25 juillet 1756,
dressé par l'ingénieur de Combles au fort Frontenac le 30 juillet 1756,
Archives nationales d'Outre-Mer, FR ANOM 03DFC537C







Au début du mois d'août, le chevalier Le Mercier, commandant de l'artillerie, repère une anse propice selon lui au débarquement de l'artillerie et des troupes (qui devaient rejoindre Chouaguen depuis le fort Frontenac, situé sur l'actuelle ville de Kingston en Ontario, en traversant le lac Ontario), anse qui avait l'avantage d'être située plus proche des forts britanniques que celle initialement prévue. Au cours d'une reconnaissance en compagnie de Le Mercier les 8 et 9 août, les deux ingénieurs conviennent du choix judicieux de l'emplacement. Toutefois, celui-ci est vertement critiqué par les officiers des troupes de Terre, qui jugent le débarquement à cet endroit des plus périlleux. Ce n'est qu'après que Le Mercier ait énergiquement fait débarquer quelques pièces d'artillerie à l'anse qu'il avait repérée, sous les yeux de l'armée, que les esprits se calment. L'épisode marque tout de même le jeune Desandrouins, celui-ci constatant toute la difficulté que peuvent avoir les membres des corps "savants" de l'armée française à faire entendre leur expertise aux autres officiers.

L'apprentissage du jeune ingénieur se complique bien davantage à la suite de l'incident qui dans la matinée du 11 août coûte la vie à son collègue Lombard de Combles (que j'ai déjà exposé dans un autre article, voir ici). La perte de son supérieur (qui fit brièvement office de mentor lors de leur collaboration en Amérique, ce qui poussera Desandrouins à demander aux autorités une aide financière pour la famille du défunt, voir mon article ici) fait de Desandrouins le seul ingénieur présent pour mener les travaux du siège. L'état-major fait alors appel à Pierre Pouchot, officier au régiment de Béarn possédant une solide connaissance de l'ingénierie militaire (il s'illustrera par exemple lors de la défense du fort Niagara, qu'il a puissamment fortifié, voir mon article ici), pour épauler le jeune et peu expérimenté ingénieur.

Dans un premier temps, la collaboration des deux hommes permet de mener à bien les phases préliminaires du siège, Desandrouins notant ainsi:
"Le 11 et le 12, on avait achevé le chemin qui conduisait de l'anse du débarquement jusqu'au pied du coteau sur lequel est placé le fort Ontario, et l'on avait fait une quantité prodigieuse de gabions, fascines, saucissons, qui permit de déterminer l'ouverture de la tranchée pour la nuit suivante, c'est-à-dire pour celle du 12 au 13".
C'est justement à propos de l'emplacement des tranchées de siège que les avis de Desandrouins et de Pouchot divergent, comme le constate amèrement Desandrouins:
"J'avois reconnu le terrain en plein jour, pendant que les Canadiens et les Sauvages fusilloient avec le fort, et j'avois pris mon point de vue pour conduire une parallèle sur la crète du coteau, de manière qu'elle s'opposa directement au front qui nous faisoit face. M. Pouchot, qui avoit pareillement reconnu en plein jour, ne fut pas du même avis, jugeant, en grand militaire, qu'il valoit beaucoup mieux appuyer sa droite au lac. 
J'eus beau étaler pour raisons qu'ainsi on laisseroit le fort entièrement sur sa gauche, et que la batterie, qu'on ne devoit commencer dès le lendemain matin, ne pourroit battre le fort que très obliquement, ce qui n'étoit pas dans les règles du métier; que d'ailleurs les pieux de 18 pieds, que tout le monde croyoit à l'épreuve du boulet de 12 qui étoit notre plus fort, resisteroient bien plus aisément étant pris de biais, et qu'il seroit bien plus difficile d'y faire une trouée. 
On me prit pour un écolier qui ne savoit que suivre scrupuleusement les règles de Vauban: on me rit au nez".
La fin de l'extrait est particulièrement éloquente: le reproche fait à Desandrouins de "n'être qu'un écolier qui ne savoit que suivre scrupuleusement les règles de Vauban" est le reflet de celui fait tout au long du 18e siècle aux ingénieurs militaires français par les autres membres de l'armée. Les ingénieurs français sont en effet régulièrement tancés pour leur "dogmatisme" frôlant parfois la vénération sans concession du maître ingénieur Vauban. Ces attaques envers les pratiques et savoirs des ingénieurs sont de plus en plus virulentes dans la seconde moitié du siècle, et conduisent même à de sérieuses et très médiatisées polémiques entre ingénieurs et artilleurs dans les décennies 1770 et 1780, sur lesquelles je reviendrai dans d'autres articles.

La querelle entre Desandrouins et Pouchot montre donc la difficulté pour un jeune ingénieur en début de carrière de concilier l'enseignement très poussé (tant sur le plan théorique que pratique) reçu à l'École Royale du Génie de Mézières, principalement basé sur les préceptes de Vauban, et les réalités opérationnelles des sièges, dans lesquels interviennent régulièrement des acteurs étrangers au corps des ingénieurs militaires.

L'avis de Pouchot ayant prévalu quant à l'emplacement des tranchées, Desandrouins exécute bien malgré lui les ordres reçus, se permettant tout de même dans son journal une savoureuse remarque:
"J'exécutay donc l'ordre à la lettre, non sans avoir lieu de m'en repentir, car tous les curieux du camps étant venus le matin dire leur avis, les moins intelligents n'avoient pas besoin d'ouvrir Vauban pour s'apercevoir que nous étions exposés au feu des deux forts, sans pouvoir en battre aucun".
La mésentente entre les deux hommes n'a cependant pas de réelle incidence sur le déroulement du siège. Le fort Ontario est abandonné dans l'après-midi du 13 août par les Britanniques, fortement impressionnés par la tenue de travaux de siège à l'européenne en Amérique, et qui se replient dans les deux forts de l'autre côté de la rivière. La mort du commandant de la garnison, le colonel Mercer, emporté par un boulet français le 14 août, les contraint à la reddition, mettant ainsi fin au siège, le premier en tant qu'ingénieur pour Jean-Nicolas Desandrouins.



Plan des forts de Chouaguen avec les attaques de l'armée commandée par M. le marquis de Montcalm,
disponible dans la Collection des Manuscrits du Maréchal de Lévis,
éditée dans la décennie 1890 par Henri-Raymond Casgrain (tome 4, Lettres et pièces militaires)

Voilà qui clôt cet article pour aujourd'hui.
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Michel Thévenin

Source:

Charles-Nicolas Gabriel, Le maréchal de camp Desandrouins, 1729-1792; guerre du Canada, 1756-1760, guerre de l'indépendance américaine, 1780-1782, Verdun, Imprimerie Renvé-Lallemant, 1887.

(Voir aussi le livre de René Chartrand, Montcalm's Crushing Blow: French and Indian Raids along New York's Oswego River 1756, Osprey Publishing, 2014).

lundi 8 juin 2020

La double nature de l'ingénieur militaire du 18e siècle: l'ingénieur de place et l'ingénieur de tranchée

Bonsoir!

Vous aurez remarqué à la lecture des différents articles de ce blogue mon goût pour la guerre de siège des 17e et 18e siècles, et l'implication des ingénieurs militaires dans celle-ci. L'attaque (et la défense) des places n'est toutefois pas la seule prérogative des ingénieurs. L'autre aspect fondamental de la profession d'ingénieur militaire est celle de la construction des fortifications. L'ingénieur a donc une double vocation, étant à la fois constructeur de forteresses et bourreau de celles-ci. Pourtant, cette dualité du métier d'ingénieur a longtemps été questionnée.

Le plus célèbre des ingénieurs militaires de l'époque moderne, Sébastien Le Prestre de Vauban, exposait dans une lettre adressée en 1693 à Michel Le Peletier, directeur du Département des fortifications nouvellement créé, toute la difficulté de combiner cette double nature dans l'exercice de la guerre (la lettre est disponible ici):

"Il faut que je vous fasse voir la différence de ceux qui savent bâtir et de ceux qui ne savent qu'attaquer des places. Il n'y a point d'officier capable d'un peu de bon sens que je ne puisse rendre capable de la conduite d'une tranchée, d'un logement de contrescarpe, d'une descente de fossé, attachement de mineur, etc., en trois sièges un peu raisonnables; mais un bon bâtisseur ne se fait qu'en quinze ou vingt ans d'application, encore faut-il qu'il soit employé à diverses choses et qu'il soit homme de grande application. Nous en avons présentement une assez bonne quantité de ceux qui sont propres aux sièges, mais très peu qui entendent bien le bâtiment et encore moins de ceux qui entendent l'un et l'autre".

Cette distinction entre "ingénieur de place" et "ingénieur de tranchée" faite par Vauban (et la hiérarchisation qu'il établit entre les deux) reflète la place des ingénieurs et leur utilisation par l'armée française de la fin du 17e siècle: depuis la Renaissance, les ingénieurs sont surtout considérés comme étant des experts de la fortification, des bâtisseurs de places fortes. Ils sont moins sollicités pour l'attaque des places qu'ils édifient (ne serait-ce qu'en raison du faible nombre de ces experts, et de leur absence de statut militaire, qui n'apparaît qu'au cours du 18e siècle), étant remplacés lors des sièges par des officiers issus souvent de l'infanterie qui, ayant quelques connaissances en matière d'attaque des places, font office d'ingénieur (ils sont alors qualifiés du vocable d'ingénieurs "volontaires"). Rares sont ceux qui comme Vauban peuvent combiner les talents du bâtisseur et ceux du poliorcète (du grec poliorkeîn, assiéger une ville).

Dans la première moitié du 18e siècle, le Département des fortifications (rattaché au Secrétariat d'État à la Guerre en 1743) réussit à instiller cette double vocation dans la formation des ingénieurs militaires, de manière assez timide au début, puis de plus en plus affirmée à mesure que le siècle avance, surtout à partir de la création de l'École Royale du Génie de Mézières en 1748, qui offre aux apprentis ingénieurs une formation uniforme et extrêmement qualitative (voir mon article introductif sur cette école ici).

Pourtant, alors que jusqu'au début du 18e siècle la fortification était la partie la plus importante (au moins symboliquement) du métier d'ingénieur, comme l'exprimait Vauban, l'ingénieur "de tranchée" prend progressivement le pas sur son homologue "de place". Au milieu du siècle, la valeur principale de l'ingénieur militaire est sa capacité à diriger les travaux d'un siège, les autorités militaires françaises mettant ainsi l'accent sur la vocation offensive du savoir-faire des ingénieurs militaires, bien qu'il soit toujours nécessaire pour ceux-ci de maîtriser l'art de la fortification.

La double nature du métier d'ingénieur militaire reste cependant, du moins au sein du corps du Génie, un moyen de juger de la qualité et de la compétence d'un ingénieur.

Un exemple nous en est donné lors de la guerre de Sept Ans, en Nouvelle-France. J'ai déjà exposé dans un autre article les difficultés rencontrées par l'ingénieur en chef de la colonie, Nicolas Sarrebource de Pontleroy, qui n'entretient pas une relation des plus cordiales avec l'ingénieur canadien Michel Chartier de Lotbinière (voir ici). Dans une lettre au ministre de la Guerre datée du 28 octobre 1758, Pontleroy juge sévèrement deux de ses homologues canadiens, Lotbinière et Étienne Rocbert de La Morandière, écrivant que "ny l'un ny l'autre n'ont la moindre teinture de la guerre ce n'est pas surprenant ils ne l'ont jamais faitte et n'ont jamais servy dans aucune place".

Lettre de Nicolas Sarrebource de Pontleroy au ministre, 28 octobre 1758,
disponible sur le portail Archives de la Nouvelle-France

La critique cinglante de Pontleroy fait directement référence à la double nature de l'ingénieur militaire, celui-ci étant au milieu du 18e siècle à la fois ingénieur "de place" et "de tranchée". Pour la défense des ingénieurs canadiens, la guerre de siège telle que pratiquée en Europe est au moment de la guerre de Sept Ans un phénomène quasi inédit en Nouvelle-France, le seul précédent en matière de siège du vivant des deux ingénieurs canadiens nommés étant celui de Louisbourg en 1745. De même, le service dans les forts de la colonie, ou même dans les places de Québec de Montréal, ne peuvent en aucun cas être dans l'esprit d'un ingénieur comme Pontleroy assimilé au service dans les forteresses européennes, le système défensif de la colonie étant, à l'exception de Louisbourg, jugé très insuffisant par les ingénieurs métropolitains (voir mon article à ce sujet ici, ainsi que mon article concernant Louisbourg ici)...

Voilà qui clôt cet article pour aujourd'hui.
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Michel Thévenin


Sources:

- Lettre de Vauban à Le Peletier, 17 février 1693;
- Lettre de Pontleroy au ministre, 28 octobre 1758;
- Anne Blanchard, Les ingénieurs du "Roy" de Louis XIV à Louis XVI. Étude du Corps des Fortifications, Montpellier, Collection du Centre d'histoire militaire et d'études de défense nationale, Université Montpellier III, 1979;
- Anne Blanchard, Vauban, Paris, Fayard, 1996.