vendredi 27 mars 2020

Chaussegros de Léry et d'Artagnan, même combat!

Bonjour!

Avec ce titre un peu "léger", il ne sera pas question dans cet article de présenter des compagnons rieurs, ferrailleurs sans vergogne (j'ai déjà consacré un article sur un duel ici), fiers justiciers de la littérature comme le sont les mousquetaires sous la plume d'Alexandre Dumas. Je souhaite plutôt ici présenter une nouvelle similitude entre les pratiques de la guerre en Europe et en Amérique du Nord.


Illustration de 1910 représentant un mousquetaire, époque Louis XV (1745),
issue de la collection de Hendrik Jacobus Vinkhuijzen de la New York Public Library
Aujourd'hui est la date anniversaire d'un événement particulier de la guerre de Sept Ans. Le 27 mars 1756, un parti commandé par Gaspard-Joseph Chaussegros de Léry (son père était l'ingénieur en chef de la Nouvelle-France, et décède le 23 mars 1756), s'empare et détruit le fort Bull, situé près du lac Oneida (nord de l'État de New York, dans l'actuelle ville de Rome). L'officier canadien a laissé un journal très complet, d'une vingtaine de pages, concernant cette expédition (voir les sources à la fin de l'article).

La prise du fort Bull est le principal fait d'armes de Chaussegros de Léry fils au cours du conflit. L'opération a surtout une importance stratégique cruciale; en s'emparant du fort Bull, de Léry détruit un important entrepôt des forts britanniques de Chouaguen (Oswego, NY). C'est depuis Chouaguen, que l'ancien gouverneur La Galissonière considérait comme la menace principale pesant sur la Nouvelle-France (voir mon article à ce sujet ici), que les Britanniques préparaient leur offensive sur les forts français du lac Ontario (Niagara, Toronto et Frontenac). La prise de l'entrepôt du fort Bull porte un sérieux coup aux préparatifs britanniques, tout en fragilisant Chouaguen. C'est donc des forts amoindris dans leur approvisionnement que le marquis de Montcalm, fraîchement débarqué de France avec des renforts, peux assiéger victorieusement au début du mois d'août 1756 (siège qui voit par ailleurs la mort tragique de l'ingénieur militaire français Lombard de Combles, voir mes articles ici et ).


Plan du fort Bull, dessiné par Chaussegros de Léry fils, compris dans son journal de l'expédition.
Ledit journal est disponible dans le Rapport de l'Archiviste de la Province de Québec pour l'année 1926-1927
(accessible en ligne ici)

L'attaque du fort Bull n'entre cependant pas dans le cadre des sièges menés par l'armée française en Nouvelle-France au cours de ce conflit (voir ici). Le parti de Chaussegros de Léry (composé de miliciens, de soldats des troupes de Terre et de la Marine, et d'une centaine d'Autochtones, pour un total dépassant à peine les 360 hommes) effectue là un raid semblable à ceux ayant ponctué les conflits coloniaux depuis le 17e siècle.

La prise du fort Bull est rapide dans son exécution, et dévastatrice dans ses résultats. Initialement basé sur une attaque surprise permettant à ses hommes de surgir dans le fort et de mettre rapidement fin à la résistance de la garnison, le plan de Chaussegros de Léry est éventé par les cris de guerre lancés trop tôt par les guerriers autochtones de sa troupe. La porte du fort étant refermée avant que ses hommes aient pu l'atteindre, l'essentiel de l'attaque se résume en une fusillade soutenue pendant une heure, le temps que la porte soit défoncée à coups de hache. Une fois la porte brisée, les Franco-Canadiens se ruent à l'intérieur du fort et déchaînent leur violence. À la fin de l'attaque, les Britanniques laissent 70 morts sur le terrain, en plus de 9 prisonniers (26 autres prisonniers seront faits lors d'opérations annexes au raid). Ces chiffres comprennent également les victimes d'une sortie effectuée juste après la prise du fort par la garnison voisine du fort Williams, sortie repoussée avec de lourdes pertes. Sur un peu plus de 60 personnes se trouvant au fort Bull avant l'attaque, seules 5 ont survécu (un officier, deux soldats, un charpentier et une femme, de Léry ne précisant pas dans son journal combien de femmes étaient présentes dans le fort).

J'avais déjà montré dans un autre article (voir ici) les instructions envoyées en octobre 1756 par le marquis de Montcalm à ce même Chaussegros de Léry, par lesquelles il lui enjoignait de faire tout son possible pour limiter la cruauté envers les ennemis. Rien ne me permet de le confirmer pour le moment, mais la violence déployée au fort Bull pourrait très bien avoir incité Montcalm à rappeler à l'officier canadien quelques règles entourant la guerre menée par la noblesse européenne...

Pourtant, une telle violence n'est absolument pas une exclusivité de la guerre nord-américaine. J'ai déjà eu l'occasion de présenter, dans une conférence de 20 minutes (dont l'enregistrement vidéo est disponible ici), les marques de la violence européenne de la guerre de siège. J'aimerai revenir ici sur quelques éléments de cette violence européenne de la guerre de siège, que je n'ai fait qu'effleurer dans ma conférence.

À la fin du 17e siècle, l'établissement d'un modèle rationnel de siège par Vauban (voir mon article ici) ne met en effet pas fin à la violence des sièges. Au contraire, la construction de nouvelles normes culturelles de la guerre amène à un usage d'une violence tout aussi exacerbée dans certains cas.

Parmi les acteurs de cette violence des sièges, on retrouve les mousquetaires. La littérature nous a habitué à la figure de d'Artagnan, fidèle protecteur du roi, juste et courageux, héros épique par excellence (Dumas fait même mourir d'Artagnan de manière terriblement épique à la fin du dernier roman de sa trilogie, frappé d'un boulet en plein siège au moment même où il reçoit le bâton de maréchal de France. Je vous conseille la lecture de ce passage ô combien épique, disponible ici). Pourtant, le corps des mousquetaires du roi de France, créé sous Louis XIII, considérablement changé sous Louis XIV et actif tout au long du 18e siècle (une première dissolution a lieu en 1776, avant celle, définitive, de 1815), en plus d'assurer la sauvegarde du monarque, était avant tout un corps d'élite de l'armée française, appelé à aller au combat.

L'emblème même et la devise des mousquetaires rappelaient cette fonction guerrière:

Estampe conservée au Musée de l'Armée (Paris),
représentant le drapeau de la 1ère compagnie des Mousquetaires
(date et auteur inconnus)



Je cite ici un extrait d'un ouvrage d'Hervé Drévillon (cité dans les sources de cet article), qui détaille fort bien la nature guerrière des mousquetaires:

"Au centre d’un entrelacs de fils d’argent, l’emblème représentait une bombe lancée en direction d’une ville. Une devise en explicitait le sens : quo ruit et lethum, « où elle s’abat, la mort aussi ». Nulle épopée, nulle chevauchée n’était suggérée dans cette évocation de la mort aveugle et brutale. Une bombe était une espèce de boulet creux rempli de poudre, d’où sortait une mèche allumée. Elle explosait généralement avant de toucher le sol et projetait ses éclats dans toutes les directions, tuant ou mutilant ceux qui n’avaient pas eu le temps de se mettre à l’abri. Et c’est à cette implacable mécanique de destruction que s’identifiaient les hommes de naissance et de valeur, regroupés dans la première compagnie des mousquetaires du roi. De nombreux gentilshommes y faisaient l’apprentissage du métier des armes aux côtés d’officiers usés par le service, à l’image de leur capitaine-lieutenant, Charles de Batz de Castelmore, comte d’Artagnan. Au sein de cette troupe, jeunes et vieux savaient que le roi les destinait à un emploi particulier. Ils devaient ouvrir la voie, investir les postes avancés, abattre les obstacles sous la mitraille, dignes héritiers de ceux que l’on appelait jadis les « enfants perdus ». Ils ne devaient pas vaincre, ils devaient détruire."

Pourtant, un événement va contraindre Louis XIV a "soulager" les mousquetaires d'une partie de leur fonction dans la guerre de siège. En 1673, les mousquetaires subissent de lourdes pertes (80 tués et 50 blessés) lors du siège de Maastricht, en Hollande, au cours duquel périt leur capitaine, d'Artagnan. Afin de préserver la noblesse qui constitue les rangs de ses mousquetaires, Louis XIV décide de créer une unité spécialisée dans la violence de la guerre de siège: les grenadiers à cheval de la Maison du Roi.

Cette compagnie est composée de roturiers, dont la perte est moins dommageable pour le monarque. Les soldats la composant sont cependant méticuleusement sélectionnés parmi l'élite des régiments de l'infanterie. ils reprennent une identité symbolique proche de celle des mousquetaires, adoptant une carcasse (projectile incendiaire) à la place d'une bombe sur leur emblème, et prenant pour devise "unique terror, undique lethum" (traduite par les historiens en "la terreur et la mort", tout un programme...).


Pierre-Nicolas Lenfant, Campement de grenadiers à cheval en vue du siège de la ville d'Ypres du 6 au 25 juin 1744,
deuxième moitié du 18e siècle, Collections du Château de Versailles.

Leur mission est celle, anciennement dévolue aux mousquetaires, de mener l'assaut sur les fortifications assiégées une fois la brèche effectuée. Toutefois, dans le but de hâter la reddition des assiégés, ils usent d'une violence extraordinaire, en refusant tout quartier aux ennemis. Cette violence répond à un double objectif. À une volonté de terreur destinée à atteindre psychologiquement l'ennemi et à le contraindre à la reddition s'ajoute une logique rationnelle du combat. La vigueur de leurs assauts avait pour conséquence fréquente d'isoler les grenadiers du reste des troupes françaises, et donc de les laisser seuls au milieu des défenseurs. En leur accordant quartier, ils prendraient le risque de les voir se retourner contre eux dans le cas d'une contre-attaque de la garnison. Par souci d'efficacité, ils avaient donc pour mission de n'épargner aucun ennemi tant que la décision n'était pas emportée. À l'inverse, un massacre dans un cadre ne répondant pas à ce risque immédiat n'était pas envisageable. Au siège de Nieuport en 1695, les grenadiers à cheval, chargés d'attaquer une position britannique isolée en avant de la place, réussissent à s'approcher discrètement et à lancer un assaut qui prend par surprise les défenseurs, qui se rendent sans combattre. Ne pouvant compter sur l'aide de la garnison, ils ne constituent plus un danger, et sont donc faits prisonniers sans aucune effusion de sang. Les grenadiers à cheval, comme les mousquetaires avant eux, étaient donc l'instrument d'une violence poussée à son paroxysme, mais utilisée dans le cadre défini de l'assaut.

À mesure que le 18e siècle avance, les assauts au cours des sièges se raréfient, la reddition des places intervenant généralement à la première brèche (sujet que j'ai évoqué dans cet article). Une telle violence devient de plus en plus exceptionnelle. Quelques exemples viennent cependant rappeler au milieu du siècle que la violence de la guerre de siège, jamais complètement effacée, peut surgir à nouveau dans toute sa fureur, comme en témoignent les chiffres du siège de Minorque par les Français en 1756 (voir mon article ici) et surtout le déchaînement de violence des Français lors de la prise de Berg-op-Zoom en 1747 (voir mon article à ce sujet ici).

Voilà qui clôt cet article pour aujourd'hui.
À bientôt pour de nouveaux billets historiques!
Michel Thévenin

Sources:

- Journal de la campagne d'hiver, du 13 février au 9 avril 1756, que Gaspard-Joseph Chaussegros de Léry, Lieutenant dans les troupes détachées de la Marine et à présent Capitaine et Chevalier de Saint Louis, a faite en conséquence des ordres de Pierre de Rigaud, Marquis de Vaudreuil, gouverneur et lieutenant général pour le Roi en toute la Nouvelle-France, terres et pays de la Louisiane aux entrepôts que les Anglais avaient formés pour se faciliter la conquête du Canada, au grand portage entre la rivière Chouéguen dite des Onnontagués qui se décharge dans le lac Ontario et la rivière Schenectady qui tombe dans la rivière d'Hudson, dans le Rapport de l'Archiviste de la Province de Québec pour l'année 1926-1927.
- Rénald Lessard, "Les officiers des troupes de la Marine et la guerre de la Conquête (1748-1760)", dans l'ouvrage de Marcel Fournier, Les officiers des Troupes de la Marine au Canada, 1683-1760, Québec, Septentrion, 2017.
- Hervé Drévillon, Batailles: Scènes de guerre de la Table Ronde aux Tranchées, Paris, Seuil, 2007.
- Rémi Masson, Les mousquetaires ou la violence d'État, Paris, Vendémiaire, 2013.
- Rémi Masson, "La compagnie des grenadiers à cheval de Louis XIV: une culture du combat au service de la guerre de siège", dans l'ouvrage de Bernard Gainot et Benjamin Deruelle, Combattre à l'époque moderne, Paris, Éditions du Comité des Travaux Historiques et Scientifiques, 2013.

samedi 21 mars 2020

Les Flandres de l'Amérique

Bonjour!

Les lectrices et lecteurs assidus de ce blogue auront remarqué qu'une part importante (en fait l'intégralité ou presque) de mes recherches, de maîtrise comme de doctorat, consiste en des comparaisons entre l'Europe et l'Amérique du Nord en matière militaire au 18e siècle.

Je souhaite aujourd'hui vous partager une nouvelle de ces comparaisons, en m'appuyant sur le discours prononcé le 6 décembre 1828 par James Kent, chancelier de l'État de New York, aux membres de la New-York Historical Society. Évoquant le rôle occupé par le territoire de l'État de New York dans les guerres coloniales entre la France et la Grande-Bretagne, il se laisse aller à une comparaison très forte avec le Vieux Continent:

"Whenever war existed between Great Britain and France, the province of New York was the principal theatre of colonial contest. It became the Flanders of America" (qu'on pourrait traduire par "Dès qu'une guerre avait lieu entre la Grande-Bretagne et la France, la province de New York était le principal théâtre des luttes coloniales. Elle devint les Flandres de l'Amérique").

Une telle comparaison est-elle sensée? C'est ce que je vais vous exposer dans cet article.

Tout d'abord, un bref rappel s'impose sur l'importance des Flandres dans les conflits européens de l'époque moderne. Cette région s'étendant sur une partie de la Belgique actuelle était en effet un terrain privilégié pour les luttes entre les Habsbourg et les monarques français (Valois puis Bourbons). Sa géographie (une vaste plaine entre Rhin et Mer du Nord) facilitait le déploiement et les manoeuvres des armées. De plus, le dense réseau urbain de cette riche région offrait de nombreux points d'appui pour les armées en mouvement. Ces nombreuses villes furent également l'occasion d'expérimenter les nouveaux systèmes de fortifications apparus au 16e siècle (la fortification bastionnée), et par contrecoup un terrain idéal pour la guerre de siège. La fin du 17e siècle, avec la théorisation par Vauban d'un nouveau modèle de siège (voir ici), et son adoption immédiate par l'ensemble des armées européennes, a fait des Flandres le terrain par excellence de cette guerre de siège devenue l'élément principal des stratégies de campagnes des puissances européennes.

Cette image de région comme voie d'invasion privilégiée et par conséquent puissamment fortifiée s'applique parfaitement au couloir reliant Montréal à Albany par la vallée de la rivière Richelieu et des lacs Champlain et Saint-Sacrement (actuel Lac George, au nord de l'État de New York). En suivant ces cours d'eau, une armée peut menacer le coeur de la Nouvelle-France, et même remonter jusqu'à Québec. La réciproque est également vraie: les Français peuvent utiliser le couloir du lac Champlain pour porter la guerre sur le territoire des colonies adverses en attaquant par exemple le riche établissement d'Albany ou même, en suivant plus loin encore la rivière Hudson, atteindre New York.

Carte du Lac Champlain depuis le Fort de Chambly Jusques au desus du Fort St Frederic dans la Nouvelle France,
1739, Archives nationales d'Outre-Mer (FR ANOM F3/290/59)















L'importance stratégique de cette région a vite été comprise par les puissances coloniales. Dès le 17e siècle, les Français construisent différents forts le long de la rivière Richelieu, et les efforts dans l'éloignement de la frontière vers le sud s'intensifient au 18e siècle; on trouve ainsi les forts Chambly (dont une superbe réalisation 3D a été effectuée par des étudiants de la maîtrise en Histoire de l'Université de Sherbrooke, voir mon article ici), St-Jean (Saint-Jean-sur-Richelieu, Québec) et, à partir de 1735, le fort Saint-Frédéric au sud du lac Champlain (dans l'actuelle ville de Crown Point, État de New York). Je vous partage ici une vidéo présentant une reconstitution 3D de ce dernier fort:



Au début de la guerre de Sept Ans, la région va consolider cette comparaison avec les Flandres: le nouveau gouverneur de la Nouvelle-France, le marquis de Vaudreuil, fait construire en 1755 par l'ingénieur canadien Chartier de Lotbinière le fort Vaudreuil, (dès 1755, les sources le mentionnent sous le nom de fort Carillon), au portage entre les lacs Champlain et Saint-Sacrement (à l'emplacement de l'actuelle ville de Ticonderoga, NY).


Plan du fort Vaudreuil, situé sur la montagne de Carillon en Canada,
par le sieur Germain, capitaine au régiment de la Reine, 1758,
disponible sur Gallica


Les Britanniques ne sont pas en reste: à l'été 1755, une armée de 5 000 hommes, commandée par William Johnson, se rassemble à Albany et Schenectady, pour marcher sur le fort Saint-Frédéric et envahir la Nouvelle-France par le lac Champlain. À la fin du mois d'août, Johnson fait ériger le fort Edward au portage entre la rivière Hudson et le lac Saint-Sacrement (actuelle ville de Fort Edward, NY, à environ 25 km du lac). La menace sur Saint-Frédéric se faisant plus pressante, Vaudreuil dépêche dans la région le baron de Dieskau, arrivé dans la colonie quelques mois plus tôt à la tête de quelques bataillons de troupes régulières, dans l'objectif de contrecarrer les plans britanniques. Mais le 8 septembre 1755, l'offensive de Dieskau se brise sur les retranchements érigés à la hâte par Johnson sur la rive sud du lac Saint-Sacrement, qui deviendront pas la suite le fort William Henry. Dieskau est à cette occasion blessé sérieusement et capturé.


A prospective plan of the battle fought near Lake George on the 8th of September 1755,
Thomas Johnston, deuxième moitié du 18e siècle, Collections du Musée Smithsonian






La région reste au coeur du conflit jusqu'à la fin des hostilités sur ce continent. En 1757, alors que les Britanniques sont occupés par une importante expédition contre la forteresse de Louisbourg, le marquis de Montcalm, qui a succédé en 1756 à Dieskau à la tête des troupes françaises, entreprend le siège du fort William Henry, qui tombe le 9 août après 6 jours de siège (il s'agit du siège représenté dans le film Le Dernier des Mohicans, scènes sur lesquelles j'ai livré mon avis dans cet article).


Attaques du fort William-Henri en Amérique par les troupes françaises aux ordres du Marquis de Montcalm,
prise de ce ce fort le 7 août 1757
,
dessiné par Therbu, lieutenant ingénieur, Francfort, 1793,
Collections de la Clements Library (University of Michigan)

L'année suivante voit la célèbre victoire de Montcalm au fort Carillon, le 8 juillet 1758, qui repousse avec 3 500 hommes une armée britannique forte de 16 000 hommes. La victoire de Carillon, en plus de glorifier les armes de Louis XV, repousse l'échéance d'une invasion de la Nouvelle-France par le lac Champlain. Le déséquilibre numérique en faveur des Britanniques est en effet devenu irréversible, et en 1758 les défenses de la Nouvelle-France de la Nouvelle-France sont percées sur tous les fronts hormis celui du lac Champlain.



Victoire des troupes de Montcalm à Carillon (8 juillet 1758), par Alexander Ogden,
début du 20 siècle, Collections du Musée du Fort Ticonderoga
En 1759, les Britanniques poursuivent leur offensive, en prenant Niagara (voir mon article ici) et surtout Québec (voir ici). Le lac Champlain est une nouvelle fois le théâtre d'une invasion, et Carillon, puis Saint-Frédéric, sont évacués à la fin du mois de juillet (voir mon article à ce sujet ici). Les Français s'établissent, dans un ultime effort de résistance, à l'Île-aux-Noix, qui ferme l'accès à la rivière Richelieu par le lac Champlain. La garnison de l'Île-aux-Noix, commandée par Louis-Antoine de Bougainville, résiste pendant quelques jours au siège mené par les Britanniques à la fin du mois d'août 1760, avant d'évacuer le fort et de capituler, en même temps que le restant des forces de la colonie, à Montréal, le 8 septembre suivant.

Le couloir de guerre de la rivière Richelieu et des lacs Champlain et Saint-Sacrement a donc été, à l'instar des Flandres en Europe, un théâtre privilégié par les armées lors de la guerre de Sept Ans, qu'elles soient françaises ou britanniques. De plus, alors que le dense réseau de forteresses en Flandre menait inévitablement à la présence d'une lourde artillerie de siège, l'européanisation de la guerre en Amérique, et notamment de la guerre de siège, à partir de 1755, amène cette région à connaître le passage d'armées lourdement équipées. Pour le siège du fort William Henry en août 1757, les Français mobilisent ainsi pas moins de 48 pièces d'artillerie, du jamais vu sur ce continent (j'ai présenté les préparatifs de ce siège dans cet article).

De même, les collections du musée du fort Ticonderoga (nom donné par les Britanniques au fort Carillon) montrent que les Français avaient recours pour la défense de ce fort à une puissante artillerie. Cette vidéo, que j'ai déjà présentée dans un autre article (voir ici), montre en effet la moitié restante d'un mortier français de 13 pouces, utilisé par les Français à Carillon. Je vous laisse juger de vous-même de la taille impressionnante de cette pièce d'artillerie (la vidéo de 4 minutes est en anglais):



On peut donc conclure qu'au vu de tous ces éléments, la comparaison formulée par James Kent dans son discours de 1828 est on ne peut plus pertinente, et que le couloir du lac Champlain est bel et bien "les Flandres de l'Amérique".

Petite ironie: Louis-Antoine de Bougainville, arrivé en Nouvelle-France avec Montcalm en 1756, se plaignait justement de la difficulté de préparer le siège des forts de Chouaguen (août 1756) dans une lettre à son frère datée du 4 juin 1756:

"Tout est ici en mouvement pour commencer la campagne. [...] Si les circonstances nous permettent de faire quelque entreprise, à la bonne heure. Mais on ne transporte ici les munitions de guerre et de bouche qu'avec des peines et des longueurs infinies. Ce ne sont pas les campagnes des Flandres".

Là aussi, le référentiel principal est celui des Flandres...


À bientôt pour de nouveaux billets historiques!
Michel Thévenin

Sources:

- Steve Benson et Ron Toelke, Waterways of War. The Struggle for Empire 1754-1763, Sackets Harbor (NY), Seaway Trail Inc,, 2009.
- Edmond Dziembowski, La guerre de Sept Ans, 1756-1763, Québec et Paris, Septentrion et Perrin, 2015.

mercredi 18 mars 2020

Quels instruments mathématiques pour les ingénieurs militaires des Lumières?

Bonjour!

Je souhaite aujourd'hui vous partager quelques premières réflexions concernant le matériel utilisé par les ingénieurs militaires au 18e siècle. Par le bagage scientifique (et principalement mathématique) très poussé que requiert leur profession, les ingénieurs militaires font partie de ce que les historiens ont récemment nommé les "Lumières militaires" (ou "Lumières de la guerre"), expression qui traduit l'effervescence intellectuelle du 18e siècle dans le domaine de la guerre, dorénavant de plus en plus pensée de manière rationnelle, scientifique.

Ce savoir scientifique et technique repose entre autres sur l'utilisation d'un matériel très varié. Je veux vous donner ici un bref aperçu de celui-ci en présentant quelques objets mathématiques "de base" qui peuvent servir à l'ingénieur dans n'importe quelle partie de son métier ou presque.

En 1755, Bernard Forest de Bélidor publie un Dictionnaire portatif de l'ingénieur, où l'on explique les principaux termes des Sciences les plus nécessaires à un Ingénieur. Bien que n'étant pas ingénieur lui-même, Bélidor est un mathématicien reconnu par ses contemporains, qui a enseigné les mathématiques à l'école d'artillerie de La Fère dans les décennies 1720-1730, et qui a beaucoup apporté à l'utilisation des mathématiques dans le Génie et l'Artillerie. Il a notamment publié plusieurs traités théoriques de référence comme La science de l'ingénieur (1729) ou Le Bombardier françois (1731). Dans son dictionnaire de 1755 (qui n'est en fait qu'une compilation de définitions tirées de ses propres travaux et de ceux de ses contemporains), Bélidor différencie les "instruments" des "outils":
"Instrument. Ce mot s'entend du compas, de la règle, de l'équerre, &c. qui servent pour dessiner, & du niveau, du graphomètre, &c. Ils sont différens des outils, en ce que ceux-ci ne servent qu'à l'exécution manuelle & pratique des ouvrages".

Dans ce même dictionnaire, Bélidor fournit une liste des principaux "instruments" à utiliser par les ingénieurs militaires, qu'on retrouve dans "l'étui de mathématique":
"Étui de mathématique. Boîte portative, dans laquelle on peut mettre commodément les instrumens les plus nécessaires dans la pratique de la Géométrie. Elle doit contenir un bon compas ordinaire, un compas à plusieurs pointes, un rapporteur bien divisé par degrés, un tireligne, une petite règle, un porte-crayon, une équerre & un compas de proportion. La grandeur des Étuis de Mathématique est ordinairement de six pouces".

Pour vous donner une idée de ce que peuvent représenter de tels instruments, voici un détail d'une planche de "vulgarisation" du vocabulaire militaire, publiée au milieu du 18e siècle:

Détail de la Carte très commode aux gens de guerre, ingénieurs et canonniers,
contenant les principaux termes de géométrie, de fortification, d'artillerie, et des feux d'artifice
.
À Amsterdam, chez Jean Covens et Corneille Mortier, entre 1740 et 1760
(document complet disponible sur Gallica ici)



Un des instruments de l'ingénieur est le "compas de proportion", inventé à la fin du 16e siècle et perfectionné tout au long des 17e et 18e siècles. Ma collègue et amie Cathrine Davis, lors d'un voyage de recherche en France au printemps 2019, a photographié un exemplaire de compas de proportion au Musée d'Aquitaine à Bordeaux, et elle m'a généreusement fait parvenir ses photos (un grand merci Cathrine!), que je vous partage ici.


Compas de proportion, Musée d'Aquitaine, Bordeaux.
Photos Cathrine Davis


Mon article n'a aucunement la prétention d'être exhaustif sur cette question du matériel employé par les ingénieurs. Je ne m'étendrai donc pas davantage sur l'attirail des ingénieurs militaires, qui serait bien trop long à mentionner dans le détail puisqu'il varie considérablement en fonction de l'occupation de ceux-ci (cartographie, fortification, construction navale, ...).

Une dernière précision cependant; dans son ouvrage phare sur les ingénieurs militaires français de 1979, l'historienne Anne Blanchard notait qu' "en définitive, l'ingénieur n'a pas un matériel qui lui soit particulier. Il emploie celui dont usent de leur côté les architectes, les ingénieurs civils et les scientifiques de l'époque".

Dans mon projet de recréer un ingénieur militaire français en Nouvelle-France pendant la guerre de Sept Ans (voir à ce sujet les articles consacrés sur son blogue par ma conjointe, Mlle Canadienne, à la recréation de l'uniforme), j'ai souhaité commencer à m'équiper de quelques pièces de cet attirail mathématique, qui seront autant d'alliés dans mes interactions avec le public lors d'événements de diffusion de l'Histoire. J'ai trouvé sur le site Historical Twist, organisme canadien spécialisé dans la reproduction d'objets historiques (en se basant sur des exemplaires disponibles en musée), sur un compas qu'ils identifiaient comme utile à la Marine. Prenant acte de la remarque d'Anne Blanchard (et sur le compas présent sur la Carte très commode...), j'ai commandé cet objet, que j'ai reçu ce matin.




Un tel compas pouvait avoir une multitude d'utilisations, dans le domaine de la fortification par exemple, comme j'ai tenté de le montrer en mesurant les bastions sur un plan du fort Carillon (Ticonderoga, État de New York) dont je dispose.

Planche tirée du Parfait ingénieur françois, ou la fortification offensive et défensive,
par l'Abbé Deidier, professeur royal des mathématiques à l'École d'Artillerie de La Fère

(édition de 1757, édition originale de 1734)


























Voilà qui clôt cet article. Il est certain qu'au cours de mes recherches, je serai amené à en découvrir davantage sur ces instruments et leur utilisation par les ingénieurs en Nouvelle-France, ce qui sera l'occasion d'autres articles sur ce sujet.
À bientôt pour de nouveaux billets historiques!

Michel Thévenin


Sources:
- Bernard Forest de Bélidor, Dictionnaire portatif de l'ingénieur, À Paris, chez Charles-Antoine Jombert, 1755;
- Anne Blanchard, Les ingénieurs du "Roy" de Louis XIV à Louis XVI. Étude du Corps des Fortifications, Montpellier, Collection du Centre d'histoire militaire et d'études de défense nationale, Université Montpellier III, 1979;

lundi 9 mars 2020

Un bel exemple de solidarité entre ingénieurs français en Nouvelle-France

Bonsoir!

Petite précision pour débuter cet article: il s'agit de la version remaniée et augmentée le 13 janvier 2022 d'un article initialement publié en mars 2020.

Cet article fait écho à celui qui a inauguré ce blogue il y a maintenant plus de trois ans, qui présentait la mort accidentelle (et tragique) de l'ingénieur militaire français Jean-Claude-Henri de Lombard de Combles au siège de Chouaguen en août 1756 (voir l'article relatant l'anecdote ici).


Le 28 août 1756, l'ingénieur Jean-Nicolas Desandrouins écrit de Montréal une lettre adressée au Secrétaire d'État à la Marine et aux Colonies, Jean-Baptiste de Machault d'Arnouville, dans laquelle il informe le ministre du succès du siège de Chouaguen (il joint à sa lettre un journal du siège), mais aussi de la mort de son collègue et supérieur Lombard de Combles.


Lettre de Jean-Nicolas Desandrouins au Ministre de la Marine, 28 août 1756
FR ANOM COL C11A 101 folio 350
(disponible sur le portail Archives de la Nouvelle-France)


Pour un bref rappel, l'ingénieur Lombard de Combles était arrivé à Québec au printemps 1756 avec les renforts amenés au Canada par le marquis de Montcalm, alors que la déclaration de guerre entre la France et la Grande-Bretagne était imminente (bien que les hostilités aient débuté en Amérique en 1754...). Doté d'une expérience de treize années dans le corps des ingénieurs militaires, il devait (avec son collègue Jean-Nicolas Desandrouins) combler le vide laissé en termes de personnel spécialisé en fortifications par la capture en 1755 des trois ingénieurs destinés à la colonie laurentienne (voir mon article à ce sujet ici).

De Combles est très vite envoyé dans la région du lac Ontario, afin de préparer le siège des forts britanniques de Chouaguen (dans l'actuelle ville d'Oswego, dans l'État de New York). Il laisse un journal et un plan très intéressants de la reconnaissance qu'il fait des forts britanniques à la fin du mois de juillet. J'ai présenté ces documents dans une vidéo de cinq grosses minutes pour l'édition 2021 des Rendez-Vous d'histoire de Québec, que je vous invite à visionner ici.

L'aventure canadienne s'écourte toutefois pour de Combles, puisqu'au matin du 11 août, alors qu'il effectue une nouvelle reconnaissance des forts britanniques en préparation du siège, en compagnie de son subordonné Desandrouins, il est tué dans la forêt par un autochtone allié aux Français, Hotchig, qui a confondu le rouge de son uniforme avec celui des Britanniques...

Fils d'un ingénieur militaire mort au combat, Jean-Claude-Henri de Lombard de Combles avait suivi l'exemple paternel lors de la guerre de Succession d'Autriche (1740-1748), apprenant le métier d'ingénieur lors des nombreux sièges de cette guerre. Desandrouins, lui, avait également participé aux dernières années de ce conflit, y découvrant notamment un intérêt pour le Génie. Il avait alors poursuivi une formation dans la nouvelle École Royale du Génie de Mézières, dont il fut un des premiers élèves. Son affectation au Canada en 1756 était ainsi une première occasion pour lui de mettre à profit sur le terrain le savoir acquis à Mézières (voir l'article que j'ai consacré à cette école du Génie). Dès l'arrivée des renforts de Montcalm, le siège des forts britanniques de Chouaguen avait été planifié, afin de mettre à bas la sérieuse menace que constituait la présence britannique sur le lac Ontario (voir mon article à ce sujet ici).

Après la mort de de Combles lors des phases préparatoires du siège, Desandrouins avait réussi, avec l'aide de Pierre Pouchot (officier des troupes de Terre disposant de capacités reconnues en matière d'ingénierie militaire) à mener victorieusement les attaques contre les forts britanniques. Malgré ce succès et quoique lui-même doté de compétences solides, le jeune ingénieur (il a alors 27 ans) se met cependant en retrait dans sa lettre au ministre de la Marine, pour insister sur la gravité de la mort de son supérieur, ainsi que sur l'heureux secours de Pouchot:
"Les opérations délicates que nous étions au moment de faire rendirent sa perte bien chère à nos généraux et à toute l'armée par la confiance qu'on avoit en son expérience et sa capacité. Heureusement Mr de Pouchot l'un des premiers factionnaires au régiment de Béarn dont les talens pour le Génie étoient connus depuis longtemps se trouva la et reçut ordre de faire les fonctions d'ingénieur pendant le siège. Nos succès prouvent le bon choix qu'on avoit fait".






















La suite de la lettre de Desandrouins nous offre un passage que je trouve touchant, par lequel le jeune ingénieur demande au ministre d'intercéder auprès du Secrétaire d'État à la Guerre, le comte d'Argenson, et du roi, afin que Louis XV vienne en aide à la famille de son défunt collègue:
"Oserois-je, vous représenter, Monseigneur, l'état de pauvreté ou Mr de Combles laisse six enfans en bas age un frère et une soeur dont il étoit l'unique soutien. Daignez-vous réunir, Monseigneur, à Mr. le Comte d'Argenson auprès du Roy pour obtenir des grâces à cette famille infortunée".



Au cours de leur brève collaboration en Nouvelle-France, Desandrouins a développé un profond respect envers son supérieur, qui semble-t-il lui a servi de mentor en quelques occasions (de Combles n'était certes plus âgé que de dix ans, mais il disposait d'une expérience du terrain supérieure). La requête de Desandrouins en faveur de la famille du défunt est une marque poignante de ce respect, en plus de nous renseigner sur les liens qui pouvaient unir les ingénieurs dans une sorte "d'esprit de corps".

Cet esprit de corps était en effet très vivace parmi les ingénieurs militaires français, notamment en raison d'une certaine difficulté à acquérir une pleine intégration dans l'armée, les ingénieurs étant un corps assez récent dans l'armée française (1691), et leur savoir-faire technique et scientifique étant quelque peu dédaigné par les autres corps. Cet esprit de corps se traduit entre autres par une solidarité financière entre collègues. Au début du XVIIIe siècle, les ingénieurs militaires ont en effet créé une "caisse de secours", comme la nommait l'historienne Anne Blanchard. Les ingénieurs acceptaient en effet qu'une petite somme soit prélevée de leurs appointements annuels, et soit destinée à soutenir financièrement les familles de leurs collègues morts sans fortune. Le geste de Desandrouins renvoie donc à cette solidarité financière entre ingénieurs.

Toutefois, j'ai eu connaissance récemment d'une autre lettre écrite le même jour par le même Desandrouins, qui montre que son attachement à son regretté supérieur va bien au-delà d'une simple demande de prendre en considération la famille du défunt. La lettre, envoyée à Noël de Règemorte (lui-même ingénieur et directeur du Bureau des Fortifications au Ministère de la Guerre entre 1743 et 1756), montre que Desandrouins est prêt à mettre ses propres considérations pécuniaires de côté, au profit de la famille de de Combles:

"Dans la lettre par la quelle j'adresse un plan et une relation du siege à M. le Comte D'argenson je luy expose le triste etat ou M. De Combles laisse six enfans en bas age, un frere et une soeur dont il etoit l'unique soutien; j'ajoute que je suis en mon particulier si touché de la triste scituation de cette famille infortunée et que j'etois si attaché à leur pere que je me trouverois fort heureux si en suspendant pour quelques années les graces dont on me jugeroit digne, on pouvoit rendre leur sort meilleur. C'est trés sincerement que je parle ainsi".

Lettre de Jean-Nicolas Desandrouins à Noël de Règemorte,
Montréal, le 28 août 1756
Bibliothèque Nationale et Universitaire de Strasbourg, Fonds de Turckheim 221.1, folio 57v
















Alors que les officiers en poste dans les colonies se plaignent constamment de la modicité de leurs appointements, du besoin dans lequel ils se trouvent au vu du coût de la vie dans des colonies marquées par la guerre, et réclament fréquemment des grâces monétaires, le geste de Desandrouins, qui renonce à de futures récompenses pour assurer le confort de la famille du malheureux de Combles est on ne peut plus fort et touchant!


À en croire la biographie de Lombard de Combles dans le Dictionnaire biographique du Canada (voir ici), la demande de Desandrouins ne fut pas vaine, puisque les enfants du défunt ingénieur reçurent du roi "une gratification annuelle en retour des loyaux services de leur père". En plus d'une aide financière accordée à la famille, le deuxième fils de de Combles, né en 1748, est admis en 1756 à l'École Royale Militaire fondée à Paris en 1751 pour offrir une éducation militaire à des jeunes nobles de familles sans fortune (il semble que son frère aîné, né en 1745, y était déjà depuis 1755). Ce deuxième fils prénommé Pierre-Marie sort de l'École en 1766 et sert notamment à Saint-Domingue (Haïti) dans la décennie 1770, où il fait entre autres les fonctions d'ingénieur (sans en posséder toutefois le titre).

Desandrouins, pour sa part, est tout de même récompensé pour ses services lors du siège de Chouaguen, puisqu'il reçoit en 1757 une gratification de 600 livres.

J'espère que cet article vous aura plu.
À bientôt pour de nouveaux billets historiques!
   Michel Thévenin

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dimanche 1 mars 2020

Le fort Carillon a-t-il été abandonné trop rapidement par les Français en 1759?

Bonjour!
Je vous reviens après une longue période d'absence, avec un article fourni (pour me faire pardonner).

Le 26 juillet 1759, Louis-Philippe Le Dossu d'Hébécourt, défendant à la tête d'une poignée d'hommes le fort Carillon, sur le lac Champlain (actuelle ville de Ticonderoga, État de New York), évacue le fort et le fait exploser, après un siège de 5 jours mené par les 11 000 Britanniques de Jeffery Amherst.

Le fort Carillon actuellement (photo de Joseph Gagné, 2016)




L'événement était anticipé de longue date par les autorités militaires de la Nouvelle-France: la victoire inespérée remportée au même fort Carillon en 1758 avait certes sauvé la colonie d'une invasion par le couloir du lac Champlain, mais la chute des forts Duquesne, Frontenac et surtout de la forteresse de Louisbourg la même année avait dangereusement fragilisé le système défensif français. Au moment d'établir leur plan de campagne pour l'année 1759, le marquis de Vaudreuil (gouverneur de la Nouvelle-France) et le marquis de Montcalm (commandant des troupes de Terre) s'attendaient à une nouvelle offensive en force des Britanniques sur le lac Champlain, pensant une attaque directe sur Québec moins envisageable.

La défense du lac Champlain fut donc confiée à François-Charles de Bourlamaque, le troisième officier en importance dans l'armée (après Montcalm et son second, le chevalier de Lévis). À la tête d'une force de 3 500 hommes, il a pour mission de retarder autant que possible l'avancée des Britanniques. Ses instructions sont claires: il a la liberté de juger de la situation et d'abandonner les deux forts de Carillon et Saint-Frédéric (actuelle Crown Point, État de New York) s'il pense ne pouvoir y opposer une résistance efficace, mais il doit trouver un poste plus aisément défendable et s'y tenir avec la plus grande fermeté. Bourlamaque porte son choix sur l'Île-aux-Noix, à la jonction entre le lac Champlain et la rivière Richelieu, et y établit des fortifications capables d'arrêter les Britanniques jusqu'à la fin de la campagne. Une lettre de Montcalm à ce sujet est très révélatrice:
"Votre besogne, comme vous dites très bien, différente de la mienne, n'est pas de battre, mais de n'être pas battu; ajoutez-y que votre grande besogne, qui vous couvrira de gloire, sera de retarder par des démonstrations le plus que vous pourrez, l'ennemi, et l'obliger toujours à faire de grandes démonstrations pour vous attaquer; ainsi, ne négligez pas les travaux inutiles qui souvent en imposent, et ne vous retirez que pied à pied, et le plus tard que vous pourrez, à votre Île-aux-Noix, puisque ce sera là le dernier point de défense pour votre frontière, et où il faudra vaincre ou périr".
Le fort Carillon n'avait donc pas vocation à subir en 1759 un siège prolongé. Pourtant, une lettre de Bourlamaque du 10 août au marquis de Vaudreuil nous montre que le gouverneur a reproché à l'officier l'abandon trop rapide de Carillon:
"J'ai l'honneur de répondre à la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire le 6 de ce mois. Vous me mandez qu'il auroit été bien à souhaiter que M. d'Hébécourt eût pu soutenir encore une quinzaine de jours, ce délai pouvant produire un excellent effet dans la saison où nous sommes".
Bourlamaque se défend en rappelant à Vaudreuil qu'il n'a fait qu'appliquer ses ordres:
"Cela est vrai, Monsieur, et peut-être le fort de Carillon, quoique avec une garnison de moitié trop foible, eût pu se défendre quinze jours, si votre instruction du 20 mai, dont vos affaires ne vous ont pas sans doute permis de vous rappeler la teneur, ne me prescrivoit de faire évacuer lorsque l'ennemi auroit établi des batteries pour battre le fort. L'ordre que j'ai donné à M. D'Hébécourt étoit copié mot à mot sur votre instruction, et je pense qu'il n'a pu mieux faire que de s'y conformer".
Les reproches adressés à la garnison du fort Carillon pour une défense jugée insuffisante sont loin d'être un cas isolé au cours de la guerre de Sept Ans en Amérique du Nord. Dès 1755, le fort Beauséjour, en Acadie, s'était rendu de manière rapide et son commandant, Vergor, fut même jugé en conseil de guerre (et acquitté) pour cela. Le cas le plus célèbre est celui de Jean-Baptiste-Nicolas-Roch de Ramezay, fortement critiqué pour avoir capitulé à Québec quelques jours après la défaite des Plaines d'Abraham...

Ces exemples me permettent de soulever une question: comment définir une résistance "acceptable" d'une garnison? La réponse est loin d'être facile, et surtout, elle varie entre les 17e et 18e siècles. Je vous propose ici quelques éléments de réponse.

Dans la première moitié du 17e siècle, en France, alors que la guerre de siège n'a pas encore connu les avancées considérables apportées par Vauban quelques décennies plus tard (voir ici), et que le système de fortifications n'a pas encore atteint toute sa complexité, les ordonnances royales préconisent aux gouverneurs de place de ne pas capituler avant d'avoir repoussé au moins trois assauts, ce qui certes montrait une certaine ténacité, mais n'était pas non plus complètement impossible.

L'ingénieur Antoine de Ville se montre lui bien plus extrême dans son traité De la charge des gouverneurs de place, publié en 1639. L'introduction de son chapitre "Des capitulations & redditions des places" est très éloquente:
"J'avois résolu de ne mettre point ce Chapitre, pour faire entendre aux Gouverneurs qu'ils ne doivent jamais capitule, & que c'est celuy auquel ils doivent moins estudier ou sçavoir: toutefois parce qu'il peut arriver qu'après une raisonnable résistance, le Prince veut qu'on rende la place pour plusieurs considérations qu'il peut avoir; & parce qu'à la fin le lieu & la terre manque pour se retrancher, ou qu'on n'a plus de soldats pour se deffendre, ou des munitions pour tirer, ou des vivres pour se nourrir, on est contraint de capituler"



Conditions particulièrement extrêmes pour "excuser" la reddition...

Toutefois, l'historien Paul Vo-Ha (voir bibliographie plus bas) nous rappelle que de telles mesures sont celles ayant cours dans la littérature normative, et que dans la pratique, "la norme veut plutôt qu’on rende une place après une défense raisonnable, c’est-à-dire dès qu’une brèche praticable est ouverte dans l’enceinte de la place, qui permettrait à l’ennemi de lancer l’assaut".

À la fin du 17e siècle et au début du 18e, avec les progrès apportés à l'attaque des places par Vauban, les contemporains sont conscients qu'il devient extrêmement rarissime de repousser plusieurs assauts.  De plus, la méthode élaborée par Vauban est si efficace qu'une place assiégée n'a que peu de chances de résister victorieusement, le succès de sa défense étant principalement lié à l'arrivée de secours externes. La norme théorique est donc de résister jusqu'à ce que l'assiégeant puisse établir une brèche praticable et ainsi lancer l'assaut, ce qui selon Vauban correspond à une durée de 48 jours.

Au 18e siècle, la fortification ne connaît pas de formidables avancées, au contraire du savoir des artilleurs et des ingénieurs militaires, ce qui entraîne une très nette accélération de la guerre de siège (la moyenne de ceux-ci chute considérablement lors de la guerre de Succession d'Autriche, voir ici mon article à ce sujet). Si la condition classique de la présence d'une brèche praticable est toujours d'actualité, celle-ci intervient bien plus rapidement que quelques décennies auparavant. Dans ce contexte, rares sont les sièges se prolongeant au-delà de deux ou trois semaines (voir par exemple mes articles sur le siège de Minorque de 1756 ou celui de Berg-op-Zoom de 1747).

Pour revenir au fort Carillon, j'avais déjà exposé dans un autre article (voir ici) l'opinion très négative des officiers métropolitains quant aux capacités de défense des forts français en Nouvelle-France, y compris Carillon. Pourtant, dans son journal de campagne, le chevalier de La Pause jugeait ce dernier capable de tenir entre vingt et trente jours, ce qui semble très optimiste. Dans la suite de sa lettre à Vaudreuil, Bourlamaque se veut plus réaliste, tout en insistant sur le fait qu'il a respecté les ordres du gouverneur:
"Je vous supplie même de vous rappeler que j'eus l'honneur de vous mander que le fort de Carillon pourroit arrêter les Angloirs douze jours. Vous me répondîtes, par une lettre datée du 1er juin, que je devois me conformer à votre instruction du 20 mai, et que vous aimiez mieux sauver la garnison que de gagner quelques jours. Avec des ordres si précis, Monsieur, je me flatte que personne ne pourra rien imputer à M. d'Hébécourt ni à moi sur l'évacuation de Carillon".
Bourlamaque soulève ici un point intéressant: il était préférable de "sauver la garnison que de gagner quelques jours". Les officiers français étaient en effet conscients du risque de voir la garnison de Carillon être faite prisonnière par les Britanniques, le sort réservé à la garnison de Louisbourg en 1758 ayant considérablement marqué les esprits (voir mon article ici). Au vu du déséquilibre numérique largement en faveur des Britanniques en Amérique, il était donc nécessaire pour les Français de préserver un maximum d'effectifs, au détriment d'une résistance prolongée à Carillon.

Détail d'un plan du fort Carillon, publié en 1789 à Francfort
(le plan complet est disponible ici)
Voilà qui clôt cet article pour aujourd'hui.
À bientôt pour de nouveaux billets historiques!
Michel Thévenin

Sources:
- Paul Vo-Ha, "Trahir le Prince: la reddition de Naerden (1673)", dans Florence Piat et Laurey Braguier-Gouverneur, Normes et transgressions dans l’Europe de la première modernité, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2013, p. 159-170.
- Paul Vo-Ha, Rendre les armes. Le sort des vaincus, XVIe-XVIIe siècles, Ceyzérieu, Champ Vallon, 2017.
- Dave Noël, Montcalm, général américain, Québec, Boréal, 2018.
- Lettre de Bourlamaque au marquis de Vaudreuil du 10 août 1759, dans Henri-Raymond Casgrain, Lettres de M. de Bourlamaque au chevalier de Lévis, Québec, Imprimerie de L. J. Demers & Frère, 1891, p. 24-27.
- Lettre de Montcalm à Bourlamaque du 4 juin 1759, dans Henri-Raymond Casgrain, Lettres de M. de Bourlamaque au chevalier de Lévis, Québec, Imprimerie de L. J. Demers & Frère, 1891, p. 324-325.
Charles de Plantavit de Margon, Chevalier de La Pause, Mémoire et observations sur mon voyage en Canada (1755-1760), dans Rapport de l’Archiviste de la Province de Québec pour l’année 1931-32, Québec, 1932, p. 3-125.