samedi 21 mars 2020

Les Flandres de l'Amérique

Bonjour!

Les lectrices et lecteurs assidus de ce blogue auront remarqué qu'une part importante (en fait l'intégralité ou presque) de mes recherches, de maîtrise comme de doctorat, consiste en des comparaisons entre l'Europe et l'Amérique du Nord en matière militaire au 18e siècle.

Je souhaite aujourd'hui vous partager une nouvelle de ces comparaisons, en m'appuyant sur le discours prononcé le 6 décembre 1828 par James Kent, chancelier de l'État de New York, aux membres de la New-York Historical Society. Évoquant le rôle occupé par le territoire de l'État de New York dans les guerres coloniales entre la France et la Grande-Bretagne, il se laisse aller à une comparaison très forte avec le Vieux Continent:

"Whenever war existed between Great Britain and France, the province of New York was the principal theatre of colonial contest. It became the Flanders of America" (qu'on pourrait traduire par "Dès qu'une guerre avait lieu entre la Grande-Bretagne et la France, la province de New York était le principal théâtre des luttes coloniales. Elle devint les Flandres de l'Amérique").

Une telle comparaison est-elle sensée? C'est ce que je vais vous exposer dans cet article.

Tout d'abord, un bref rappel s'impose sur l'importance des Flandres dans les conflits européens de l'époque moderne. Cette région s'étendant sur une partie de la Belgique actuelle était en effet un terrain privilégié pour les luttes entre les Habsbourg et les monarques français (Valois puis Bourbons). Sa géographie (une vaste plaine entre Rhin et Mer du Nord) facilitait le déploiement et les manoeuvres des armées. De plus, le dense réseau urbain de cette riche région offrait de nombreux points d'appui pour les armées en mouvement. Ces nombreuses villes furent également l'occasion d'expérimenter les nouveaux systèmes de fortifications apparus au 16e siècle (la fortification bastionnée), et par contrecoup un terrain idéal pour la guerre de siège. La fin du 17e siècle, avec la théorisation par Vauban d'un nouveau modèle de siège (voir ici), et son adoption immédiate par l'ensemble des armées européennes, a fait des Flandres le terrain par excellence de cette guerre de siège devenue l'élément principal des stratégies de campagnes des puissances européennes.

Cette image de région comme voie d'invasion privilégiée et par conséquent puissamment fortifiée s'applique parfaitement au couloir reliant Montréal à Albany par la vallée de la rivière Richelieu et des lacs Champlain et Saint-Sacrement (actuel Lac George, au nord de l'État de New York). En suivant ces cours d'eau, une armée peut menacer le coeur de la Nouvelle-France, et même remonter jusqu'à Québec. La réciproque est également vraie: les Français peuvent utiliser le couloir du lac Champlain pour porter la guerre sur le territoire des colonies adverses en attaquant par exemple le riche établissement d'Albany ou même, en suivant plus loin encore la rivière Hudson, atteindre New York.

Carte du Lac Champlain depuis le Fort de Chambly Jusques au desus du Fort St Frederic dans la Nouvelle France,
1739, Archives nationales d'Outre-Mer (FR ANOM F3/290/59)















L'importance stratégique de cette région a vite été comprise par les puissances coloniales. Dès le 17e siècle, les Français construisent différents forts le long de la rivière Richelieu, et les efforts dans l'éloignement de la frontière vers le sud s'intensifient au 18e siècle; on trouve ainsi les forts Chambly (dont une superbe réalisation 3D a été effectuée par des étudiants de la maîtrise en Histoire de l'Université de Sherbrooke, voir mon article ici), St-Jean (Saint-Jean-sur-Richelieu, Québec) et, à partir de 1735, le fort Saint-Frédéric au sud du lac Champlain (dans l'actuelle ville de Crown Point, État de New York). Je vous partage ici une vidéo présentant une reconstitution 3D de ce dernier fort:



Au début de la guerre de Sept Ans, la région va consolider cette comparaison avec les Flandres: le nouveau gouverneur de la Nouvelle-France, le marquis de Vaudreuil, fait construire en 1755 par l'ingénieur canadien Chartier de Lotbinière le fort Vaudreuil, (dès 1755, les sources le mentionnent sous le nom de fort Carillon), au portage entre les lacs Champlain et Saint-Sacrement (à l'emplacement de l'actuelle ville de Ticonderoga, NY).


Plan du fort Vaudreuil, situé sur la montagne de Carillon en Canada,
par le sieur Germain, capitaine au régiment de la Reine, 1758,
disponible sur Gallica


Les Britanniques ne sont pas en reste: à l'été 1755, une armée de 5 000 hommes, commandée par William Johnson, se rassemble à Albany et Schenectady, pour marcher sur le fort Saint-Frédéric et envahir la Nouvelle-France par le lac Champlain. À la fin du mois d'août, Johnson fait ériger le fort Edward au portage entre la rivière Hudson et le lac Saint-Sacrement (actuelle ville de Fort Edward, NY, à environ 25 km du lac). La menace sur Saint-Frédéric se faisant plus pressante, Vaudreuil dépêche dans la région le baron de Dieskau, arrivé dans la colonie quelques mois plus tôt à la tête de quelques bataillons de troupes régulières, dans l'objectif de contrecarrer les plans britanniques. Mais le 8 septembre 1755, l'offensive de Dieskau se brise sur les retranchements érigés à la hâte par Johnson sur la rive sud du lac Saint-Sacrement, qui deviendront pas la suite le fort William Henry. Dieskau est à cette occasion blessé sérieusement et capturé.


A prospective plan of the battle fought near Lake George on the 8th of September 1755,
Thomas Johnston, deuxième moitié du 18e siècle, Collections du Musée Smithsonian






La région reste au coeur du conflit jusqu'à la fin des hostilités sur ce continent. En 1757, alors que les Britanniques sont occupés par une importante expédition contre la forteresse de Louisbourg, le marquis de Montcalm, qui a succédé en 1756 à Dieskau à la tête des troupes françaises, entreprend le siège du fort William Henry, qui tombe le 9 août après 6 jours de siège (il s'agit du siège représenté dans le film Le Dernier des Mohicans, scènes sur lesquelles j'ai livré mon avis dans cet article).


Attaques du fort William-Henri en Amérique par les troupes françaises aux ordres du Marquis de Montcalm,
prise de ce ce fort le 7 août 1757
,
dessiné par Therbu, lieutenant ingénieur, Francfort, 1793,
Collections de la Clements Library (University of Michigan)

L'année suivante voit la célèbre victoire de Montcalm au fort Carillon, le 8 juillet 1758, qui repousse avec 3 500 hommes une armée britannique forte de 16 000 hommes. La victoire de Carillon, en plus de glorifier les armes de Louis XV, repousse l'échéance d'une invasion de la Nouvelle-France par le lac Champlain. Le déséquilibre numérique en faveur des Britanniques est en effet devenu irréversible, et en 1758 les défenses de la Nouvelle-France de la Nouvelle-France sont percées sur tous les fronts hormis celui du lac Champlain.



Victoire des troupes de Montcalm à Carillon (8 juillet 1758), par Alexander Ogden,
début du 20 siècle, Collections du Musée du Fort Ticonderoga
En 1759, les Britanniques poursuivent leur offensive, en prenant Niagara (voir mon article ici) et surtout Québec (voir ici). Le lac Champlain est une nouvelle fois le théâtre d'une invasion, et Carillon, puis Saint-Frédéric, sont évacués à la fin du mois de juillet (voir mon article à ce sujet ici). Les Français s'établissent, dans un ultime effort de résistance, à l'Île-aux-Noix, qui ferme l'accès à la rivière Richelieu par le lac Champlain. La garnison de l'Île-aux-Noix, commandée par Louis-Antoine de Bougainville, résiste pendant quelques jours au siège mené par les Britanniques à la fin du mois d'août 1760, avant d'évacuer le fort et de capituler, en même temps que le restant des forces de la colonie, à Montréal, le 8 septembre suivant.

Le couloir de guerre de la rivière Richelieu et des lacs Champlain et Saint-Sacrement a donc été, à l'instar des Flandres en Europe, un théâtre privilégié par les armées lors de la guerre de Sept Ans, qu'elles soient françaises ou britanniques. De plus, alors que le dense réseau de forteresses en Flandre menait inévitablement à la présence d'une lourde artillerie de siège, l'européanisation de la guerre en Amérique, et notamment de la guerre de siège, à partir de 1755, amène cette région à connaître le passage d'armées lourdement équipées. Pour le siège du fort William Henry en août 1757, les Français mobilisent ainsi pas moins de 48 pièces d'artillerie, du jamais vu sur ce continent (j'ai présenté les préparatifs de ce siège dans cet article).

De même, les collections du musée du fort Ticonderoga (nom donné par les Britanniques au fort Carillon) montrent que les Français avaient recours pour la défense de ce fort à une puissante artillerie. Cette vidéo, que j'ai déjà présentée dans un autre article (voir ici), montre en effet la moitié restante d'un mortier français de 13 pouces, utilisé par les Français à Carillon. Je vous laisse juger de vous-même de la taille impressionnante de cette pièce d'artillerie (la vidéo de 4 minutes est en anglais):



On peut donc conclure qu'au vu de tous ces éléments, la comparaison formulée par James Kent dans son discours de 1828 est on ne peut plus pertinente, et que le couloir du lac Champlain est bel et bien "les Flandres de l'Amérique".

Petite ironie: Louis-Antoine de Bougainville, arrivé en Nouvelle-France avec Montcalm en 1756, se plaignait justement de la difficulté de préparer le siège des forts de Chouaguen (août 1756) dans une lettre à son frère datée du 4 juin 1756:

"Tout est ici en mouvement pour commencer la campagne. [...] Si les circonstances nous permettent de faire quelque entreprise, à la bonne heure. Mais on ne transporte ici les munitions de guerre et de bouche qu'avec des peines et des longueurs infinies. Ce ne sont pas les campagnes des Flandres".

Là aussi, le référentiel principal est celui des Flandres...


À bientôt pour de nouveaux billets historiques!
Michel Thévenin

Sources:

- Steve Benson et Ron Toelke, Waterways of War. The Struggle for Empire 1754-1763, Sackets Harbor (NY), Seaway Trail Inc,, 2009.
- Edmond Dziembowski, La guerre de Sept Ans, 1756-1763, Québec et Paris, Septentrion et Perrin, 2015.

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