samedi 30 novembre 2019

D'impressionnants plans de fortifications

Bonjour!

J'aimerais vous partager aujourd'hui un petit plaisir de mon sujet de recherche.

Étant abonné à la page Facebook du Service historique de la Défense (le centre d'archives des armées françaises, et l'un des plus importants au monde pour l'histoire militaire), je suis avec intérêt leur rubrique hebdomadaire du vendredi, les "Trésors du SHD". Chaque vendredi, le Service historique de la Défense partage en effet une ou plusieurs cartes, plans, dessins provenant du Dépôt des Fortifications.
Ce fond d'archives est extrêmement important pour mon sujet, pour sa partie concernant les ingénieurs militaires. Il s'agit en effet de rien de moins que la mémoire du corps du Génie de l'armée française, et regroupe des milliers de documents (entre autres, de somptueuses sources iconographiques). Ce fond est si vaste que je pourrais presque y consacrer l'ensemble de mon doctorat! Je vais bien évidemment devoir aller faire un (ou des) séjours de recherche à Paris pour analyser, entre autres, ce fond...

Toujours est-il qu'hier, lorsque le SHD a partagé un nouveau plan sur Facebook, je me suis fait la réflexion suivante: "ce sont tellement des belles pièces, esthétiquement parlant, tu devrais en partager quelques-unes sur ton blogue, au lieu de seulement en agrémenter tes articles".

L'un des intérêts que je porte à mes sujets d'étude (guerre de siège, ingénieurs, fortifications) est purement esthétique. Les plans de villes fortifiées ont je trouve une beauté particulière, certes toute géométrique.
C'est aussi ce qui me pousse à m'intéresser à l'intégration de la science (particulièrement les mathématiques, la géométrie) à l'art des ingénieurs des 17e et 18e siècles. Tout est basé sur des calculs millimétrés, reposant sur des principes mathématiques bien trop complexes pour que j'essaye de les expliquer, mais qui rendent un visuel particulièrement impressionnant.

Je vous partage donc quelques-uns de ces chefs-d'oeuvre:


Plan supérieur du Fort St Philippe situé à l'entrée du Port Mahon dans l'isle de Minorque
tel qu'il étoit avant le siège et pris par les Français dans la nuit du 27 au 28 juin 1756
,
anonyme, 1756 (disponible sur Gallica)

C'est ce fort Saint-Philippe que les Français assiègent très difficilement au tout début de la guerre de Sept Ans, en 1756.



Plan du New Brisach Construit par Monsieur le Comte de Chastellux
suivant le Troisième Sistème de Monsieur le Maréchal de Vauban
,
1755, disponible sur Gallica







Plan de la ville et citadelle de Tournay, par Pieter Van Call, 1710.
Tournai sera assiégée victorieusement en 1745 par le Maréchal de Saxe, et c'est au cours du siège qu'aura lieu la célèbre bataille de Fontenoy














Hélas, en Nouvelle-France, le nombre et l'ampleur des fortifications présentes rend la tâche plus ardue pour trouver des plans aussi "beaux". Je peux quand même vous en sélectionner quelques-uns:

Plan de Niagara et des fortifications faites en 1755 et 1756, anonyme, 1756,
Dépôt des Fortifications des Colonies, Archives Nationales d'Outre-Mer

Voir mon article sur la reddition du fort en 1759

Plan de la ville de Louisbourg, 1756, Archives Nationales d'Outre-Mer

Plan de la ville de Québec, par l'ingénieur Chaussegros de Léry, 1752, Archives Nationales d'Outre-Mer





On voit que les fortifications diffèrent beaucoup entre l'Europe et l'Amérique... J'ai consacré un précédent article à cette question. Cette différence s'explique entre autres par la menace moindre de sièges en Nouvelle-France. Lorsque ces menaces se sont concrétisées, les fortifications ont été faites à la hâte, parfois sans autorisation de Versailles (c'est le cas pour l'enceinte de Québec de 1745), et donc, pour des raisons de coûts et de temps, de manière moins "complètes" que les citadelles européennes.

Mais pour moi, le plan "ultime" en terme de perfection géométrique (du moins dans son rendu visuel) est celui de la citadelle de Lille, "la reine des citadelles" élevées par Vauban à la fin du 17e siècle. Cette très impressionnante citadelle s'intègre parfaitement à une ville elle-même déjà puissamment fortifiée.

Plan d'une partie de Lille et de sa citadelle, date inconnue (18e siècle), disponible sur Gallica
Plan de Lille, date inconnue (18e siècle), disponible sur Gallica

À propos de Lille, c'est justement un plan de la citadelle de Lille, daté de 1693, que le Service historique de la Défense a partagé hier, ce qui m'a donné l'idée de cet article.

À bientôt pour de nouveaux billets historiques!
Michel Thévenin

jeudi 28 novembre 2019

Un bas-relief représentant le siège de Minorque de 1756

Bonsoir!

J'aimerais aujourd'hui vous partager une petite curiosité visuelle, transmise par ma collègue historienne et bonne amie Cathrine Davis. Lors d'un séjour de recherche dans le sud-ouest de la France à l'été dernier, elle a naturellement écumé les musées d'histoire et d'archéologie. Parmi ses découvertes, au Musée d'Aquitaine de Bordeaux, se trouve le bas-relief en marbre d'une statue de Louis XV, extrêmement détaillé, mettant en scène la prise par les Français de l'île de Minorque (Baléares), alors britannique, en 1756.

Je vous présente d'abord le bas-relief, dont Cathrine m'a très généreusement transmis plusieurs photos (merci Cathrine!), puis je contextualiserai par la suite la prise de Minorque.

La prise de Port-Mahon, Claude-Nicolas Francin,
Piédestal de la statue équestre de Louis XV (marbre),
1764, Musée d'Aquitaine. Photos: Cathrine Davis




Petite contextualisation: au début de l'année 1756, la France et la Grande-Bretagne sont en paix, même si les hostilités ont commencé en Amérique depuis 1754. Constatant que la voie diplomatique ne permettra pas de régler les différends entre les deux nations, et en préparation du conflit à venir, Louis XV décide de lancer une expédition contre l'île de Minorque, base stratégique britannique dans l'ouest de la mer Méditerranée. Le 10 avril, une armée de 14 000 hommes quitte le port de Toulon. Elle est commandée par le maréchal de Richelieu, et est escortée par la puissance flotte de Monsieur de La Galissonière, ancien gouverneur par intérim de la Nouvelle-France entre 1747 et 1749.

Portrait du duc de Richelieu, Jean-Marc Nattier, 1732.
Conservé au Museu Calouste Gulbenkian, Lisbonne

Le 18 avril, l'armée débarque à l'ouest de l'île et s'empare sans combat de la capitale de Minorque, Citadella. Richelieu se met alors en marche vers la ville de Port-Mahon, protégée par le puissant fort Saint-Philippe, l'une des plus impressionnantes forteresses d'Europe. 

Plan supérieur du Fort St Philippe situé à l'entrée du Port Mahon dans l'isle de Minorque
tel qu'il étoit avant le siège et pris par les Français dans la nuit du 27 au 28 juin 1756
,
anonyme, 1756 (disponible sur Gallica)


Bien que l'armée française arrive devant le fort le 22 avril, le siège ne commence que le 8 mai, et respecte le modèle alors en vigueur et théorisé quelques décennies plus tôt par Vauban.

La complexité du réseau défensif du fort Saint-Philippe et la détermination de la garnison (4 à 5 000 hommes) rendent toutefois la tâche des assiégeants plus ardue qu'espérée. Le bombardement intensif subi par les Britanniques n'entame en rien l'opiniâtreté avec laquelle ils s'opposent à la progression française, et un journal du siège nous indique qu'à la fin du mois de juin, la situation s'enlise:
"Le 26 & le 27, on continua les mêmes opérations tant aux Batteries, qu’aux communications; le service fut le même, le jour & la nuit; & les Assiégés ne changèrent rien dans leur défense. Cependant on méditoit un grand coup. Le Maréchal fit donner ordre à l’Entrepreneur-Général des Hôpitaux de tenir prêts le plus de lits qu’il seroit possible, & que les Chirurgiens se pourvussent de tout ce qui étoit nécessaire pour l’exercice de leur Art. Il y eut aussi ordre de préparer les Echelles; & les Officiers Généraux qui savoient le plan des opérations concertées, prirent soin que tout fut en état pour l’exécution d’un projet dont on espéroit que la réussite mettroit fin à un Siége, dont la longueur impatientoit déja depuis quelque tems l’Officer & le Soldat, qui auroient voulu le brusquer. En effet, malgré toute l’activité avec laquelle on avoit poussé ces opérations, les progrès paroissoient encore peu considérables; la situation de la Place en étoit toujours le plus grand obstacle, & mettoit en défaut le zéle, l’ardeur & la bonne volonté des Troupes."
L’assaut, puisqu’il s’agit bien de cela, apparaît pour Richelieu comme le seul moyen à même d’emporter la décision. Cette pratique n’était pourtant pas habituelle. Le modèle établi par Vauban était suffisamment méthodique pour enlever les places sans avoir besoin de recourir à l’assaut. Même si certains généraux (y compris français) privilégient l'assaut à la lenteur du siège à la Vauban pendant la guerre de Succession d'Espagne (1701-1714), cette pratique est très rarement utilisée après ce conflit.

Toujours est-il que l’entreprise tentée par Richelieu, aussi osée soit-elle, porte ses fruits. L’assaut lancé au soir du 27 juin permet aux Français de se rendre maîtres de plusieurs des ouvrages avancés du fort, sur lesquels leur progression s’échouait depuis près de deux mois. La place, dont les défenses sont sérieusement amputées, risque de devenir intenable, d’autant plus que le moral de la garnison a été gravement atteint. Le 28 juin au matin, les défenseurs de Minorque capitulent, mettant fin à un siège particulièrement éprouvant pour les deux camps. En reconnaissance de la valeureuse défense de la garnison, le maréchal de Richelieu accorde une reddition honorable aux Britanniques (j'ai expliqué ce que représentait la reddition honorable dans un article analysant une scène du film Le Dernier des Mohicans). Le siège a duré 51 jours, ce qui est exceptionnellement long pour l'époque. J'ai consacré un article à la durée considérée "normale" d'un siège au 18e siècle, qui tourne autour de une à trois semaines.

Ce bas-relief représente le moment décisif de l'assaut qui a permis à Richelieu de faire céder la garnison britannique. Cet assaut a été particulièrement sanglant, ayant coûté aux Français pas moins de 212 tués et 462 blessés.

Le bas-relief retranscrit bien la violence de l'assaut. On voit les bombes pleuvoir, la fumée recouvrir les fortifications et les hommes, les échelles dressées et les cadavres... On imagine sans peine la fureur et le vacarme de l'élan des troupes françaises. Le fort lui-même est bien représenté, on voit bien les différents étages de fortifications qui apparaissent sur le plan de 1756.




Le détail de l'artiste est saisissant, jusque dans le matériel de siège transporté par les assiégeants (voir ici l'article que j'ai consacré au matériel nécessaire pour un siège).



Élément tout de même étrange, on ne voit nulle part les défenseurs du fort Saint-Philippe. On les devine dans les épais nuages de fumée, mais ils ne sont pas directement représentés...

C'est aussi à cette occasion que Voltaire trouve une source d'inspiration pour une des satyres de son Candide. La flotte de La Galissonière, escortant l'armée de Richelieu, réussit à contenir, à défaut de battre réellement, une flotte de secours britannique commandée par l'amiral Byng. Celui-ci ayant préféré se replier sur Gibraltar, une autre base britannique, sera jugé par un conseil de guerre, et exécuté le 14 septembre 1757 "pour n'avoir pas fait tout son possible pour empêcher la chute de Minorque". L'affaire ayant fortement secoué la société britannique, Voltaire s'en amuse dans son Candide, lorsque son personnage et Martin, un de ses compères, de passage en Angleterre, assistent à l'exécution de l'infortuné Byng. Martin a alors le mot, célèbre: "dans ce pays-ci il est bon de tuer de temps en temps un amiral pour encourager les autres"...

Voilà pour aujourd'hui, je voulais vous partager cette représentation peu courante, mais tellement impressionnante, d'un siège de la guerre de Sept Ans.

À bientôt pour de nouveaux billets historiques!
Michel Thévenin


Si vous appréciez mes recherches et le contenu de ce blogue, acheter mon premier livre (qui est maintenant disponible en France!) serait une très belle marque d'encouragement (voir à droite, "Envie d'en savoir plus?"). Si vous ne voulez pas vous procurer le livre, mais que vous souhaitez tout de même m'encourager à poursuivre sur cette voie, vous pouvez faire un don via Paypal (voir à droite l'onglet "Soutenir un jeune historien"). Vous pouvez également partager cet article (ou tout autre de ce blogue), vous abonner au blogue ou à la page Facebook qui y est liée. Toutes ces options sont autant de petits gestes qui me montrent que mes recherches et le partage de celles-ci auprès d'un public large et varié sont appréciés, et qui m'encouragent à poursuivre dans l'étude d'aspects souvent méconnus de l'histoire militaire du 18e siècle.

Source:
Journal historique de l’expédition de l’île de Minorque et du siège du fort Saint-Philippe par les Français en 1756, dans Recueil général des pièces, chansons et fêtes données à l’occasion de la prise du Port Mahon, en France, 1757, p. 1-92.

jeudi 21 novembre 2019

Compte-rendu de "Québec under siege"

Bonsoir!

J'ai été contacté il y a quelques mois par un auteur américain, Monsieur Charles Mayhood, qui m'a demandé de lire son ouvrage nouvellement paru (juillet 2019), et d'en faire un compte-rendu, par exemple sur mon blogue. Son livre est intitulé "Québec under siege. French Eye-Witness Accounts from the Campaign of 1759", et est publié par la maison d'édition britannique Helion & Company.


Puisqu'il m'a demandé d'être honnête et intègre dans ma critique de son ouvrage, vous ne trouverez pas ici de complaisance forcée. Pour un avis marqué par l'éloge (trop par ailleurs), je vous invite à consulter ce premier compte-rendu (en anglais), paru la semaine passée.

L'auteur, Charles Mayhood, se présente comme un chercheur indépendant "élevé à l'ombre des forts Ticonderoga et Crown Point" (respectivement les anciens forts français de Carillon et Saint-Frédéric, dans le nord de l'État de New York), se spécialisant dans l'étude des journaux personnels de contemporains des guerres de Sept Ans et d'Indépendance américaine.

Il s'est attelé ici à proposer une traduction en anglais de quatre journaux et mémoires tenus par des témoins français de la campagne menée par les Britanniques contre Québec en 1759 (voir ici mon article sur le/les siège(s) de Québec).

Ces quatre journaux sont, dans l'ordre, ceux de:
- François-Jérôme-Pierre de Foligné Deschalonges, jeune officier de la Marine française de 27 ans, fraîchement arrivé à Québec et chargé de diriger des batteries d'artillerie de la ville;
- Jean-Claude Panet, ancien soldat français des troupes de la Marine, arrivé au Canada en 1740 et établi depuis 1745 comme notaire à Québec;
- Gilles-Armand de Joannès (ou Égide-Armand), officier français au régiment de Languedoc, âgé de 24 ans;
- Marie-Joseph Legardeur de Repentigny, Soeur de la Visitation, supérieure de l'Hôpital-Général de Québec.
Les trois premiers n'avaient jusqu'alors jamais été publiés en langue anglaise.


La présentation que l'auteur fait de ses quatre personnages dans sa préface m'a intrigué sur un point en particulier; en effet, il présente Joannès comme étant un ingénieur militaire, en poste à Québec entre 1757 et 1759.
Vous ayant déjà fait part à plusieurs reprises sur ce blogue de la place centrale qu'occupent les ingénieurs militaires dans mon doctorat, et n'ayant jusqu'alors vu nulle trace de ce Joannès parmi mes ingénieurs, j'ai souhaité en savoir plus. J'ai constaté qu'il était présenté comme un ingénieur dans le monumental ouvrage dirigé par Marcel Fournier, Combattre pour la France en Amérique, véritable dictionnaire biographique de plus de 7 000 soldats et officiers français ayant servi en Nouvelle-France pendant ce conflit. La Commission des Champs de Bataille Nationaux, ayant élaboré une base de données (basée en grande partie sur l'ouvrage de Fournier pour la partie française) des soldats français et britanniques des batailles de Québec de 1759 et 1760, présente également Joannès comme un ingénieur, mais ni la base de données ni l'ouvrage de Fournier ne donnent plus d'indications.
Pourtant, Joannès n'apparaît comme ingénieur dans aucune des sources à ma connaissance, pas plus que dans le Dictionnaire des ingénieurs militaires d'Anne Blanchard, qui me fut très utile pour déterminer l'identité des ingénieurs ayant servi en Amérique. Mon hypothèse (qui sera à confirmer plus tard dans mon doctorat) est que ce Joannès est un officier des troupes de terre ayant à l'occasion fait les fonctions d'ingénieur, disposant de solides notions de Génie (il était fils d'ingénieur militaire), ses services palliant ainsi à la pénurie d'ingénieurs en Nouvelle-France. Plusieurs autres officiers des troupes de terre, ou d'artillerie, ont eu un rôle similaire, le plus fameux étant Pierre Pouchot , qui s'illustra au fort Niagara (et que l'auteur présente à la page 38 comme étant lui aussi un ingénieur, ce qu'il n'était pas).
Beaucoup d'incertitudes entourant ces spécialistes scientifiques de la guerre (d'où l'utilité de ma recherche, yay!), l'erreur n'est aucunement imputable à l'auteur, d'autant plus que comme je l'ai mentionné elle est présente ailleurs.


Pour revenir au contenu de l'ouvrage, le premier journal, celui de Foligné, est une traduction de la version française, publiée par Arthur Dougthy dans son immense étude de 1901 The Siege of Quebec and the Battle of the Plains of Abraham (dans le volume 4, p. 163-218, facilement trouvable en ligne). Pourtant, Mayhood mentionne tout de suite qu'il s'est appuyé sur une autre version du même journal, plus longue, publiée également en 1901 par les Soeurs Franciscaines de Québec. Pourquoi avoir choisi de traduire la version plus courte (Doughty), tout en s'appuyant également sur une autre version? Pourquoi ne pas avoir porté directement ses efforts sur la version des Soeurs? Il me semble que le choix devrait être expliqué.


Pour des considérations plus générales, force est de constater que la traduction de ces quatre journaux est très lacunaire. L'exercice de la traduction est très difficile, j'en conviens, et la tâche est rendue plus ardue encore lorsqu'il s'agit de retranscrire des tournures du 18e siècle dans une autre langue. Pourtant, à de nombreuses reprises, certaines erreurs viennent changer le sens du propos. Cela peut être très mineur, comme au début du journal de Foligné, où un "pour servir à M. de Foligné" devient un "where Mr de Foligné serves". Dans d'autres cas, le sens est considérablement changé, ce qui risque de nuire aux chercheurs anglophones. J'aimerais citer en exemple un extrait du journal de Joannès (p. 102 du livre):
"It is necessary to point out that they had carried the cargoes arrives from France up to 18 leagues above Québec, to protect them from being burned by the ennemy; and it is to this place they would go, as the destruction went on, for the provisions necessary for the army."
Or, la lecture du même passage dans la version française du journal de Joannès (également disponible dans le volume 4 de Doughty, p. 219-229), présente un sens tout autre:


Aucune mention dans la version française de "destruction". De même, l'auteur confond très fréquemment, dans l'ensemble des journaux, l'usage du "on" (qui n'existe pas en anglais, mais qui peut se traduire dans ce contexte par "we", faisant référence à "nous"), et du "eux". Devant ma gêne face à certaines de ses traductions, je me suis tourné vers mon excellent ami et collègue Joseph Gagné, franco-ontarien et parfaitement bilingue, qui a confirmé mes impressions quant à ces erreurs (un grand merci pour ton aide Joseph!).

Plus encore, certaines de ces erreurs montrent une maîtrise de la langue française peut-être trop faible pour se lancer dans un exercice aussi ambitieux. Voici un extrait du journal de Panet:



La traduction qu'en fait Mayhood est la suivante: "On the news of the English landing at Beaumont, M. Charest, a zealous patriot, asked M. le Gouverneur-Général to meet the English, and prevent their establishment at Pointe de Lévy". Il mentionne également en note, à propos du titre de Gouverneur-Général "This is an assumption as to the person intended. As in the Foligné manuscript, le Général appears to refer to Vaudreuil. Here Panet has written "M. le Général de monde". I am interpreting it as indicating the top general". L'erreur est véritablement grossière, l'auteur faisant la confusion entre une tournure qu'on retrouve dans beaucoup de sources françaises (demander du monde à quelqu'un, envoyer du monde quelque part,...) et une dénomination du grade de Vaudreuil...

L'effort d'avoir souhaité mettre des sources françaises à disposition d'un public anglophone est on ne peut plus louable. Cependant, les trop nombreuses approximations dans la traduction font que cet ouvrage ne peut malheureusement pas être considéré comme une référence solide pour des chercheurs anglophones, sauf à vouloir répéter des erreurs similaires à celles de Parkman en son temps (fin du 19e siècle), dont les travaux (certes utiles, mais considérés encore aujourd'hui, à tort, comme une référence majeure aux États-Unis) ont souvent fait appel à des traductions pour le moins aléatoires...


L'autre volet principal du travail de Mayhood sur cet ouvrage est un ensemble considérable d'annotations au texte des différents journaux. J'ai constaté avec amusement qu'il a laissé de nombreux termes en français dans le texte, pour mieux les expliquer en notes. Il passe ainsi au peigne fin tant des éléments géographiques, biographiques (y compris pour des personnages très méconnus, comme un certain Mr de Saint-Laurent, aide-major de Québec), que des notions liées à l'art militaire français du 18e siècle. Il y a ainsi de précieuses informations pour familiariser un public anglophone avec des termes de la fortification, de l'artillerie, de la marine, ou bien concernant des aspects spécifiques de l'armée comme les grades des officiers.

Pourtant, là encore, quelques lacunes et erreurs se démarquent. Plusieurs personnages sont présentés de manière erronée. Il fait ainsi d'un officier de milice, monsieur de Narcy, un des signataires de la capitulation de Québec (voir mon article à ce propos), alors que celle-ci n'a été signée du côté français que par le commandant de la garnison, Ramezay... De même, il présente le chevalier Le Mercier (p. 24), officier en charge de l'artillerie de la Nouvelle-France pendant la guerre de Sept Ans, comme étant "né à Québec", alors qu'il était français, et n'est arrivé au Canada qu'en 1740....ce que l'auteur précise dans la même note!

La géographie n'est elle non plus pas épargnée. Dans une note concernant l'Île-aux-Oeufs (p. 97), il mentionne que c'est sur cette île située à 400km de Québec que se sont brisées les tentatives d'attaque de la ville par les Britanniques en 1690 et 1711. Si la flotte de Walker s'est effectivement échouée sur cette île en 1711, c'est tout de même oublier bien vite le célèbre mot de Frontenac de 1690 qui, au général Phips assiégeant sa ville, avait promis de répondre "par la bouche de ses canons"...

Une erreur des plus étonnantes est celle que Mayhood fait (p. 96) en identifiant la "Belle Rivière" comme étant une obscure rivière de la Réserve faunique des Laurentides, au nord de Québec, alors que l'expression désigne à cette époque l'Ohio! La situation est d'autant plus étonnante qu'il mentionne dans son introduction l'Ohio et le fort Duquesne, déclencheur en quelque sorte du conflit. De plus, l'extrait en question fait directement référence (textuellement) à la volonté du marquis de Vaudreuil au début de 1759 de reprendre ce fort Duquesne, tombé aux mains des Britanniques à la fin de l'année 1758...


Malgré ces erreurs, bon nombre des informations ajoutées en notes par l'auteur seront de précieux alliés pour les chercheurs anglophones cherchant à utiliser des sources françaises. J'ai particulièrement apprécié le fait que lorsqu'il présente Louis Du Pont Duchambon de Vergor, il cite longuement un extrait d'un écrit de cet officier trop souvent accusé de couardise, voire de traîtrise. Si sa capitulation au fort Beauséjour en 1755 peut être vivement critiquée, le comportement de Vergor, gardant l'Anse-au-Foulon dans la nuit du 12 au 13 septembre 1759, et sa tentative de s'opposer au débarquement britannique, furent en tous points honorables. Je trouve donc très louable le geste de Mayhood de lui donner la parole, en citant (p. 58-59) la version des faits de ce dernier.


Pour conclure, j'aimerais revenir sur une des illustrations utilisées par l'auteur pour accompagner les textes. Le début du premier journal, celui de Foligné, est consacré à une description des défenses de Québec en 1759. Mayhood décide donc d'illustrer le propos par une carte (p.18). Celle-ci est pourtant passablement fausse, et hélas, rien n'indique s'il s'agit d'une création de l'auteur ou d'une copie d'une carte existante. J'ai réussi à trouver l'inspiration de l'auteur, qui en fait n'est qu'à moitié coupable. La carte utilisée par Mayhood est en effet une copie d'une carte britannique de 1759, laquelle est elle-même erronée.

A plan of Quebec. London: published by E. Oakley, 1759








Ce qui me fait vraiment tiquer par contre, c'est que cette carte, que j'ai trouvée sur le site de la Massachussetts Historical Society (MHS), n'est aucunement présentée comme étant fausse. Sur l'exposition virtuelle de la MHS, aucun correctif n'est apporté pour préciser que la carte britannique est tout sauf représentative de l'état des fortifications de Québec au moment de la campagne de Québec.

Un regard du côté des cartes françaises, comme ce plan de 1752 par l'ingénieur Chaussegros de Léry (celui-là même qui a construit les murs en 1745) montre pourtant d'énormes différences quant à la nature des fortifications:

Plan de la ville de Québec, par l'ingénieur Chaussegros de Léry, 1752, Archives Nationales d'Outre-Mer
Malheureusement, cette utilisation d'une carte erronée (et au-delà, l'ensemble des erreurs que j'ai relevées dans cet ouvrage) ne fait que confirmer l'existence du fossé séparant les historiens québécois et américains concernant l'étude de la guerre de Sept Ans, fossé qui par ailleurs est bien plus vaste que celui entre le Québec et la France sur ce sujet...

Le livre de Charles Mayhood s'efforce de minimiser ce fossé, intention des plus louables. Il mériterait une rapide réédition, considérablement améliorée, tant au niveau de la traduction que des informations additionnelles. L'auteur m'ayant confié être sur un projet de traduction du journal de campagne du marquis de Montcalm, espérons qu'il saura cette fois s'assurer d'une meilleure maîtrise de la langue française...

Petite mise à jour: après une discussion des plus cordiales avec l'auteur, il semble que plusieurs des erreurs de traductions seraient plus du fait de ses éditeurs, qui ont passablement repassé et corrigé son manuscrit, notamment pour "moderniser" la langue...

À bientôt pour de nouveaux billets historiques!
Michel Thévenin

samedi 16 novembre 2019

L'uniforme sous toutes ses coutures

Bonjour!

Pas d'article pour aujourd'hui (les prochains s'en viennent bientôt!), mais une petite publicité.

Je suis tombé récemment sur une activité proposée par le Musée de l'Armée à Paris, qui permet d'en savoir plus sur l'histoire des uniformes militaires.

"L'uniforme sous toutes ses coutures" est un quiz éducatif, dévoilant des aspects généraux comme l'apparition des uniformes, la répartition des couleurs selon les nations européennes, mais aussi des détails comme certaines particularités liées à divers corps d'armée.

En vous inscrivant (gratuitement) à ce programme, vous pourrez ainsi parcourir quatre leçons regroupant chacune sept notions, et vous pourrez à la fin tester vos connaissances dans un petit quiz de vingt questions. En lisant l'ensemble des vingt-huit notions et en répondant au questionnaire, comptez environ entre 45mn et une heure.

Bien que l'activité virtuelle soit peut-être plus pensée pour un public "enfantin" (le ton est les illustrations semblent s'adresser plus à des grands enfants ou adolescents), je vous assure que les adultes y trouveront également leur compte, qu'ils soient passionnés d'histoire ou historiens confirmés (j'ai trouvé mon intérêt par exemple dans l'utilisation massive de gravures et peintures d'époque, qui viendront garnir ma banque d'images historiques, dont un exemple se trouve plus bas).

Pour accéder à l'activité, vous n'avez qu'à cliquer sur l'image ci-dessous.

Jacques-Antoine Delaistre, Officiers du Régiment de Lyonnais: chef de musique et tambour,
vers 1721, Musée de l'Armée, Paris

J'espère que vous trouverez cette activité divertissante, et enrichissante!
À bientôt pour de nouveaux billets historiques!
Michel Thévenin

mardi 12 novembre 2019

Une retraite pour le moins précipitée au début de la campagne de Québec de 1759

Bonjour à toutes et à tous!

Ayant récemment aidé mon grand ami Joseph Gagné dans la relecture d'un chapitre de sa thèse (il faut bien s'aider entre doctorants), je suis tombé sur une petite anecdote que je souhaite vous partager ici (merci Joseph pour les références qui, combinées à d'autres, m'ont permis d'aller fouiller davantage sur l'événement).

Monsieur de Joannès, officier des troupes de Terre qui a eu un rôle primordial dans la capitulation de Québec du 18 septembre 1759 (il est l'officier chargé par Ramezay de négocier les clauses de la reddition), a laissé un témoignage écrit des événements de l'été 1759 à Québec. Son Mémoire sur la campagne de 1759 depuis le moi de mai jusqu'en septembre est certes bien moins fourni que d'autres (une dizaine de pages, qu'il rédige après la chute de la ville), mais il n'en reste pas moins une source non négligeable pour comprendre les événements ayant mené à la chute de Québec. Il est aussi, comme la plupart de ces écrits d'officiers, l'occasion de découvrir des anecdotes qui prêtent à sourire. Il décrit ainsi une mésaventure arrivée à un officier français à la fin du mois de juin:
"Le 29, les ennemis descendirent à Beaumont (sur la rive sud du fleuve, en face de l'Île d'Orléans) un corps qui surprit l'officier, commandant quelques troupes légères; cet officier, contraint de fuir, y laissa les ordres qu'il avoit de M. le marquis de Vaudreuil pour faire évacuer les habitations, ce qui découvrit aux ennemis les endroits propres à tirer leur subsistance".
L'infortuné officier dont il est question n'est autre que Gaspard-Joseph Chaussegros de Léry fils, l'un des rares ingénieurs militaires canadiens ayant servi lors de ce conflit. Le notaire Jean-Claude Panet, dans le journal qu'il tient de la campagne de Québec, précise que la perte de l'officier ne se limite pas aux ordres de Vaudreuil: "M. de Léry a perdu son épée et plusieurs papiers qu'il avait étalés sur une table".

L'humiliation est encore croissante sous la plume de James Wolfe, qui dirige l'armée britannique contre Québec, comme le rapporte un autre témoin des événements, François-Joseph de Vienne, en date du 5 juillet suivant:
"le général Wolfe écrit à tous nos généraux ainsi qu'à M. Bigot à qui il adresse deux bouteilles de liqueurs ainsi qu'une lettre d'une de ses soeurs; il a demandé si M. de Léry avoit bien eu peur à Beaumont lorsqu'il abandonna son chapeau, épée et ses papiers, et s'il n'avoit pas oublié aussi quelqu'un de son détachement".
Au ridicule de la fuite précipitée de Chaussegros de Léry s'ajoute l'insulte de l'adversaire... 

Parmi les papiers abandonnés par Chaussegros de Léry dans sa fuite se trouve le manuscrit de son journal de campagne, du moins la partie concernant le début de la campagne de 1759. Ce journal a été retrouvé en 1921 à Londres parmi les papiers de Robert Monckton, l'un des principaux officiers britanniques de l'armée devant Québec et auteur du raid sur Beaumont ayant provoqué la fuite de l'ingénieur canadien. Le journal de Chaussegros de Léry a été publié en 1927 à Ottawa au sein de la Collection Northcliffe, et une version numérisée est consultable en ligne (version manuscrite originale, la version imprimée n'est pas disponible en ligne) sur le site du projet Héritage (cliquez sur la photo ci-dessous pour y accéder).


Entre le duel d'ingénieurs (voir ici) et le fiasco du Royal-Syntaxe, cette anecdote vient garnir les rangs des éléments insolites entourant la campagne de Québec de 1759!

À bientôt pour de nouveaux billets historiques!
Michel Thévenin

Sources:
- Mémoire sur la campagne de 1759 depuis le mois de mai jusqu'en septembre, par M. de Joannès, major de Québec, dans Arthur Doughty, The Siege of Quebec and the Battle of the Plains of Abraham, 4e volume, Québec, Dussault et Proulx, 1901, p. 219-230.
- Journal du siège de Québec du 10 mai au 18 septembre 1759, attribué à François-Joseph de Vienne, Nouvelle édition remaniée, mise à jour et présentée par Bernard Andrès et Patricia Willemin-Andrès, Québec, Presses de l'Université Laval, 2018, p. 47.
- Journal du siège de Québec en 1759, par M. Jean-Claude Panet, Montréal, Eusèbe Sénécal, 1866, p. 8.

lundi 11 novembre 2019

Conférence à la Société d'Histoire de Sillery

Bonsoir!

Une petite annonce pour ce soir: je vais avoir le plaisir de présenter une conférence pour la Société d'Histoire de Sillery ce dimanche 17 novembre, à 14h. J'y discuterai pendant une heure des sièges de Québec de 1759 et 1760, de leurs enjeux tactiques et stratégiques, de leur place dans la guerre de siège en Nouvelle-France pendant la guerre de Sept Ans.

La conférence aura lieu au Centre communautaire Noël-Brulart, à Sillery. L'entrée est gratuite pour les membres de la Société d'Histoire de Sillery, et coûte 5$ pour les non-membres.



Je vous partage ici le lien vers l'événement Facebook créé par la Société d'Histoire de Sillery, vous y trouverez tous les détails quant à la conférence:


Au plaisir de vous y voir en nombre!
Michel Thévenin