lundi 30 novembre 2020

De Copenhague à Louisbourg, la "musique de Charles douze"

Bonsoir!

Je souhaite vous partager aujourd'hui une petite drôlerie que j'ai trouvée ces derniers jours. Alors que je fouillais quelques documents à propos du siège de Louisbourg de 1758, par lequel les Britanniques s'emparent de la puissante forteresse de l'Île Royale (actuelle Île du Cap-Breton, Nouvelle-Écosse), j'ai trouvé une lettre anonyme d'un officier français de la garnison vaincue, qui par un ton particulièrement virulent loue le comportement des troupes de Terre lors du siège et critique fortement celui des officiers de la Marine française.


Lettre non signée au Ministre, incriminant les marins et surtout le marquis Desgouttes,
lors du siège de Louisbourg, et faisant au contraire l'éloge des troupes de terre
,
disponible en ligne sur le site Archives de la Nouvelle-France


Une contextualisation s'impose: le siège de Louisbourg, d'une durée de 45 jours (qui fait de lui le plus long des onze sièges menés à l'européenne en Nouvelle-France pendant la guerre de Sept Ans, voir ici mon article à ce sujet), a vu de profondes dissensions au sein de l'état-major de la place. Louisbourg était en effet défendue non seulement par des miliciens, des soldats des Troupes de la Marine et des bataillons des troupes de Terre, mais aussi par une importante escadre de la Marine royale française. Chacune des composantes de cette garnison, commandées indépendamment par divers officiers (néanmoins tous placés sous l'autorité du gouverneur de Louisbourg, le chevalier de Drucour, qui était lui-même un officier de marine), avait des vues différentes sur les opérations de défense de la ville. Par exemple, lorsqu'il est apparu évident que la flotte britannique resserrait l'étau sur le port de Louisbourg, et menaçait donc de bombarder la ville depuis la mer, le marquis Desgouttes, commandant de la flotte française, a souhaité tenter de forcer le passage avec ses vaisseaux, afin de sauver ceux-ci et de les ramener en France. Les officiers de la garnison "terrestre" de Louisbourg ainsi que les ingénieurs se sont vivement opposés à cette proposition, mettant de l'avant le fait que la présence dans le port de Louisbourg de plusieurs vaisseaux français aiderait à tenir les Britanniques à distance, et donc à ralentir le siège. 

Ces rivalités n'opposaient pas uniquement les deux "camps" de la Terre et de la Marine, car au sein même des troupes de Terre existaient des jalousies et inimitiés. Par exemple, Monsieur de Saint-Julhien, lieutenant-colonel d'un des bataillons des troupes de Terre présents à Louisbourg (régiment d'Artois) a après la capitulation de la ville très fortement critiqué les actions de l'ingénieur militaire Louis-Joseph Franquet quant à la défense de la place. Il semble toutefois que ces critiques soient largement motivées par une jalousie personnelle de Saint-Julhien, puisque Franquet, Directeur des Fortifications de Nouvelle-France (et donc le principal ingénieur dans la colonie, voir ici mon article sur la hiérarchie des ingénieurs militaires), était commandant en second de la garnison de Louisbourg et devait donc remplacer le gouverneur en cas d'incapacité de celui-ci. Or, cette place avait été brièvement occupée par nul autre que ... Saint-Julhien, avant que ses relations tendues avec le gouverneur aient poussé le chevalier de Drucour à le remplacer par Franquet.

Ces tensions internes à l'état-major français ressortent pleinement après la reddition de la ville et le retour de la garnison en France, puisque l'importance stratégique (quoique relative) et symbolique de la ville poussa les autorités à vouloir trouver des coupables, d'autant plus que la garnison, malgré une résistance prolongée, ne s'est pas vue accorder les honneurs de la guerre (voir ici mon article à ce sujet), ce qui au sein de l'armée française fut perçu comme un véritable attentat à l'honneur des armes de Louis XV.

C'est donc dans ce contexte qu'un officier hélas anonyme (mais visiblement appartenant aux troupes de Terre) rédige le 19 septembre 1758 sa lettre adressée au Ministre de la Marine. Il critique fortement l'avis émis par les officiers de la Marine lors du conseil de guerre tenu par le chevalier de Drucour au matin du 26 juillet, alors que la situation de la garnison est pour le moins délicate (les fortifications sont entamées par le siège, et les derniers navires français qui protégeaient le port ont été capturés ou brûlés par les Britanniques):

"Le 26 juillet l'ennemy étant encore à 50 toises du chemin couvert il fut tenu un Conseil [...] ou tous décidèrent à l'exception de trois, non de rendre la ville à l'arrivée de l'ennemy, mais de lui envoyer les clefs dès que sa descente seroit faite, ceux-ci deciderent que leur resistance etoit suffisante, qu'une plus longue seroit temeraire et qu'elle pourroit entrainer après elle des malheurs dont ils seroient responsables. Les chefs du Genie et tout les officiers des troupes de Terre protesterent contre une pareille lacheté et assuroient que la ville étoit imprenable par terre, qu'en se déffendant, et en continuant les sorties ils les obligeroient d'en lever le siege, a la verité les Boulets leur manquoient, mais la grande quantité qu'ils en avoient de l'ennemy leur étoit une ressource, outre celle des sorties; que la maladie étoit considerable dans le camp ennemi et que sous peu ils s'en verroient délivré;"


La phrase suivante dans ce réquisitoire contre les officiers de Marine utilise une expression que je trouve amusante, et que je n'avais jusqu'alors jamais croisée:

"Ces raisons quoi que justes et patriotiques ne purent persuader nos timides marins, ennemis de la musique de Charles douze, ce qui forma deux partis, mais la Marine en possession du commandement l'emporta par l'authorité à elle confiée"






Mais qu'est-ce donc que cette "musique de Charles douze"?

La réponse se trouve dans l'Histoire de Charles XII, roi de Suède, texte historique rédigé par Voltaire et publié en 1731. Il s'agit d'une biographie (quoique très hagiographique) du roi de Suède Charles XII, l'un des plus grands stratèges du début du 18e siècle, mort au cours d'un siège contre les Danois en 1718. En 1700, alors que Charles XII, roi depuis trois années, n'est âgé que de 18 ans, une coalition regroupant notamment le Danemark, la Russie et la Pologne-Lituanie déclenche la Grande Guerre du Nord (1700-1721), visant à se partager les possessions suédoises autour de la mer Baltique. À l'été 1700, l'armée suédoise commandée par Charles attaque la capitale danoise, Copenhague. Voltaire rapporte alors à cette occasion une anecdote qui glorifie la légende du jeune monarque suédois, courageux et naturellement porté sur la chose militaire:

"Les bateaux de débarquement n'étaient encore qu'à trois cents pas du rivage. Charles XII, impatient de ne pas aborder assez près ni assez tôt, se jette de sa chaloupe dans la mer, l'épée à la main, ayant de l'eau par delà la ceinture: ses ministres, l'ambassadeur de France, les officiers, les soldats, suivent aussitôt son exemple, et marchent au rivage, malgré une grêle de mousquetades. Le roi, qui n'avait jamais entendu de sa vie de mousqueterie chargée à balle, demanda au major général Stuart, qui se trouva auprès de lui, ce qu'était ce petit sifflement qu'il entendait à ses oreilles. "C'est le bruit que font les balles de fusil qu'on vous tire", lui dit le major. "Bon, dit le roi, ce sera là dorénavant ma musique". "


Je trouve pour ma part assez amusant de voir que l'expression liée à l'anecdote (et par extension à la légende entourant Charles XII, reconnu par ses contemporains comme un grand capitaine) se retrouve au milieu du siècle sous la plume de cet officier, amer de la défaite de Louisbourg, pour désigner le comportement selon lui lâche des officiers de la Marine française...


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Michel Thévenin

Quelques indications bibliographiques à propos du siège de Louisbourg de 1758:

- René Chartrand, Louisbourg 1758, Wolfe's first siege, Osprey, 2000.
- A. J. B. Johnston, 1758. La Finale. Promesses, splendeur et désolation de la dernière décennie de Louisbourg, Québec, Presses de l'Université Laval, 2008 (la version anglophone a été publiée en 2007 par Cape Breton University Press sous le titre Endgame 1758. The Promise, the Glory, and the Despair of Louisbourg's Last Decade).
- Hugh Boscawen, The capture of Louisbourg 1758, University of Oklahoma Press, 2011.

mardi 10 novembre 2020

"Changer le système de la guerre": Le siège en Nouvelle-France, 1755-1760

Bonsoir!

J'ai le grand plaisir de vous annoncer la parution de mon premier livre, intitulé "Changer le système de la guerre": Le siège en Nouvelle-France, 1755-1760, aux Presses de l'Université Laval.

Il s'agit d'une version considérablement remaniée et augmentée du mémoire de maîtrise que j'avais déposé à l'été 2018 à l'Université Laval. Les premières années de mon doctorat m'ont permis de corriger quelques erreurs présentes dans mon mémoire de maîtrise (notamment concernant les ingénieurs militaires), de clarifier certains points et d'en pousser d'autres plus loin. Je remercie les professeurs Michel de Waele (qui a dirigé ma recherche de maîtrise) et Martin Pâquet, tous deux professeurs à l'Université Laval, de m'avoir offert de publier dans la collection qu'ils dirigent aux Presses de l'Université Laval.

Mon livre est disponible, en version papier ou numérique, sur le site des Presses de l'Université Laval. Il est également en vente dans certaines librairies québécoises à partir de ce mercredi 11 novembre (Archambault, Renaud Bray, Pantoute, ainsi que certaines librairies locales). Vous pouvez accéder à la présentation du livre sur le site des Presses de l'Université Laval en cliquant sur l'image ci-dessous:

Pour les personnes vivant en France qui pourraient être intéressées à acquérir ce livre, il est disponible depuis le 1er janvier en France, dans plusieurs enseignes (la Librairie du Québec, Decitre, Gibert Joseph, Furet du Nord) et dans de nombreuses bibliothèques locales (une liste non exhaustive est disponible ici).

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Michel Thévenin

lundi 2 novembre 2020

Des licornes sur les champs de bataille du 18e siècle

Bonsoir!

Je vous rassure tout de suite, ce titre assez étrange ne se veut pas annonceur d'un récit mêlant soldats poudrés et perruqués chevauchant des créatures sorties d'un monde imaginaire pour aller au combat (ça pourrait donner un film "historique" très douteux tout ça)...

Je souhaite plutôt ici vous partager une petite anecdote concernant une arme utilisée au 18e siècle, que j'ai trouvée amusante.

Une petite contextualisation s'impose: le 18e siècle voit l'artillerie acquérir une importance grandissante dans l'art européen de la guerre. Qu'il s'agisse de percer les systèmes de fortifications des places, toujours plus complexe, ou d'une utilisation sur le champ de bataille, l'artillerie connait partout à travers l'Europe une constante effervescence intellectuelle de la part d'officiers et techniciens qui cherchent à en optimiser l'efficacité (à travers notamment les questions du poids et de la mobilité des pièces et de la puissance de feu de celles-ci).

Dans la décennie 1740, c'est la Prusse qui possède l'artillerie la plus "efficace" sur les champs de bataille, combinant à la fois mobilité et puissance de feu. Les Autrichiens en font plusieurs fois l'amère expérience lors de la guerre de Succession d'Autriche (1740-1748), et en tirent des leçons très instructives, qui leur permettent de présenter une décennie plus tard lors de la guerre de Sept Ans (1756-1763) une artillerie renouvelée tout à fait capable de tenir tête à son homologue prussienne. Les Britanniques pour leur part se cantonnent principalement à des innovations et à une maîtrise en ce qui a trait à l'artillerie navale. La France, qui possédait depuis la fin du 17e siècle une des meilleures artilleries d'Europe s'enferme dans une sorte de "conservatisme" en la matière, qui explique les piètres performances de l'artillerie de Louis XV pendant la guerre de Sept Ans face à celle du roi de Prusse, et qui entraînera les profondes et efficaces réformes de Gribeauval dans les décennies 1760 et 1770.

Plusieurs innovations techniques voient le jour au sein des corps d'artilleurs des différentes nations européennes tout au long du siècle, avec plus ou moins de succès...
Les Russes inventent ainsi au début de la guerre de Sept Ans, en 1757, une nouvelle pièce d'artillerie au nom pour le moins original: la licorne. Cette pièce de campagne (donc utilisée préférablement dans le cadre de batailles plutôt que de sièges) fait partie de la famille des obusiers, armes "hybrides" censées combiner la mobilité des canons (pièces projetant des boulets selon une trajectoire assez rectiligne et horizontale) et la puissance de feu des mortiers (pièces lourdes et peu mobiles, au tube plus court mais plus larges que celui des canons, et dont les bombes destinées à pilonner les fortifications lors des sièges sont projetées selon une trajectoire parabolique). Je n'ai hélas pas trouvé d'image de bonne qualité représentant des licornes russes de la guerre de Sept Ans... À défaut, voici une illustration d'un traité français de littérature militaire du milieu du 18e siècle:

Gravure tirée de Théorie nouvelle sur le mécanisme de l'artillerie, par François Joseph Dulacq, 1741. Au premier plan se trouve une batterie de mortiers, et on distingue au second plan une batterie de canons.

Le nom de cette pièce vient des poignées en forme de licornes soudées au tube de l'obusier, en hommage au commandant de l'artillerie russe, le comte Shuvalov, dont les armoiries familiales présentaient une licorne.

Les artilleurs russes, Shuvalov en tête, sont immédiatement séduits par la nouvelle arme, plus légère (et donc plus mobile) que les obusiers "classiques", au point de susciter la curiosité de leurs alliés autrichiens, qui demandent à en voir l'efficacité. Des tests sont donc effectués à Vienne au courant de l'année 1759. Toutefois, les officiers d'artillerie autrichiens sont très peu impressionnés par les capacités des licornes russes, observant une certaine lourdeur des affûts (et donc une perte de mobilité, ce qui était pourtant selon les Russes une des forces de la nouvelle arme) ainsi qu'une portée plus faible que celle de leurs propres obusiers légers... Pour éviter de froisser les officiers russes et ainsi risquer de nuire à la coopération des deux armées, les autorités autrichiennes insistent sur la présence de quelques licornes au sein des armées combattant Frédéric II de Prusse. Les reproches répétés des généraux autrichiens envers les licornes portent cependant leurs fruits, puisque dès 1760 l'impératrice Marie-Thérèse renvoie le "cadeau" de son allié en Russie, consacrant l'échec de cette tentative d'exportation d'un savoir-faire russe en matière d'artillerie.

Les licornes restent toutefois en service au sein de l'armée russe, avec plusieurs modifications et améliorations successives, jusqu'à la guerre de Crimée au milieu des années 1850.

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Michel Thévenin


Source:

Christopher Duffy, Russia's Military Way to the West. Origins and Nature of Russian Military Power, 1700-1800, Londres, Routledge, 1981.



vendredi 2 octobre 2020

Des vidéos sur le siège de Vienne de 1683

Bonjour!

Je souhaite vous partager aujourd'hui une petite curiosité, à savoir trois courtes vidéos Youtube de la chaîne Extra Credit. Cette série de trois vidéos en anglais, d'une durée de 10 à 12 minutes chacune, expose de manière assez brillante (sous forme de dessins) le siège de Vienne par les Ottomans à l'été 1683.

Il s'agit de l'un des sièges les plus marquants de l'époque moderne. Non seulement il s'agit d'une atteinte directe de la part des Turcs envers la capitale des Habsbourg, un événement très notable de la lutte séculaire entre les deux puissances, mais c'est aussi un siège qui fut particulièrement éprouvant pour la garnison autrichienne, qui a pu bénéficier des services de l'un des plus grands ingénieurs militaires de cette époque, l'Allemand Georg Rimpler. Ce siège a aussi été marqué par l'utilisation massive des mines par les Turcs, qui étaient alors les experts incontestés de cette terrible partie souterraine de la guerre de siège (je vous invite à consulter ici l'article que j'ai consacré aux mines). On peut voir sur cette gravure allemande de la fin du 17e siècle l'ampleur des travaux de siège des Turcs:

Gravure allemande montrant les travaux de siège des Turcs,
(Wikimedia Commons)













Le siège de Vienne de 1683 a également une portée mémorielle énorme parmi les nations d'Europe centrale qui y ont participé, particulièrement la Pologne, sur fond de "guerre sainte". J'ai pu m'en rendre compte lors d'une visite au Musée National de Cracovie à l'automne 2017. La partie consacrée à l'histoire de la Pologne tourne énormément autour de l'affrontement entre la Pologne et l'Empire ottoman entre les 16e et 18e siècles, et le roi de Pologne Jean III Sobieski, qui a participé au siège de Vienne, est indéniablement l'une des grandes figures du roman national polonais.

La première vidéo permet de contextualiser le siège de Vienne par les Turcs en 1683, et montre les préparatifs du siège. J'ai eu un petit coup de coeur pour la deuxième vidéo, qui centre son propos sur le siège à proprement parler (et notamment l'usage des mines), tandis que la troisième et dernière évoque l'arrivée d'une armée de secours menée par le roi de Pologne.

Sur ce, je vous laisse, j'espère que ces vidéos sauront vous divertir et/ou vous instruire!




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Michel Thévenin

lundi 21 septembre 2020

Les oeillères de Lotbinière

Bonsoir!

J'ai déjà évoqué dans un autre article les relations difficiles qu'entretenait l'ingénieur en chef du Canada, Nicolas Sarrebource de Pontleroy, avec l'ingénieur canadien Michel Chartier de Lotbinière (voir mon article ici).

Je suis récemment tombé au cours de mes lectures sur une lettre écrite par Lotbinière au Ministre de la Marine au moment où il apprend la nomination de Pontleroy comme successeur de Gaspard-Joseph Chaussegros de Léry père, ancien ingénieur en chef de la Nouvelle-France décédé en mars 1756.

La lettre est écrite le 15 août 1757, depuis les ruines du fort William Henry, Lotbinière ayant participé à la prise du fort par l'armée de Montcalm quelques jours plus tôt.

Je souhaite aujourd'hui vous présenter quelques passages de cette lettre, qui montrent la très forte déception (doux euphémisme...) de Lotbinière au sujet de l'arrivée de Pontleroy.


Lettre de Michel Chartier de Lotbinière au Ministre de la Marine,
15 août 1757
Archives Nationales d'Outre-Mer


Lotbinière exprime par cette lettre sa déception qui a accompagné la nouvelle, quelques jours plus tôt, de la nomination Pontleroy. Il mentionne que la succession de Chaussegros de Léry (qui était son beau-père) lui avait été promise. Il est pourtant le seul à évoquer (à plusieurs reprises, que ce soit ici ou plus tard en 1761) cette "promesse".

Il met donc un argumentaire en place pour justifier ses mérites, mais ses arguments sont non seulement d'une arrogance manifeste, mais aussi complètement injustifiés.

Il évoque tout d'abord son action lors du siège de William Henry, se glorifiant de manière très exagérée:

"quoique je fusse à mon premier siège j'ai eu l'agrément de voir mon opinion sur toute chose suivie unanimement et regardée tant dans l'instant qu'après comme la meilleure; cela présuppose quelqu'un qui a la théorie du métier et à qui il faut peu de pratique pour être au fait des choses".

La formulation est d'autant plus prétentieuse qu'elle semble infondée, puisqu'au siège de William Henry, c'est l'action de l'autre ingénieur alors présent, Jean-Nicolas Desandrouins, qui a été remarquée. Ce dernier était certes plus jeune que Lotbinière (né en 1723, quand Desandrouins voit le jour en 1729), mais il possède une expérience de la guerre de siège que le Canadien n'a pas. Il est vrai qu'il n'a participé comme ingénieur qu'à un seul siège, celui des forts de Chouaguen de l'année précédente. Si cet apprentissage ne fut pas de tout repos pour Desandrouins (voir mon article à ce sujet ici), l'ingénieur français a tout de même connu une expérience dont ne peut se targuer Lotbinière. Surtout, Desandrouins avait participé à plusieurs sièges de la fin de la guerre de Succession d'Autriche une dizaine d'années auparavant comme combattant dans un régiment d'infanterie. 

Il me semble pour le moins étrange que Lotbinière affirme avec fracas que son rôle fut essentiel au siège de William Henry, quand l'ensemble des sources relatant l'événement sont assez muettes à son sujet...

Juste après ce passage, Lotbinière continue à mettre de l'avant ses qualités comme ingénieur, en évoquant l'autre aspect primordial de son métier, celui de la fortification:

"je crois pouvoir avancer les mêmes choses au sujet des constructions de place je ne me suis encore exercé que sur le fort établi à Carillon auquel j'ai réussi autant qu'il étoit possible de se faire pour la place qu'on me demandoit; La situation est je crois la plus heureuse qu'on peut trouver aux environs et j'ai ménagé les choses de façon que quoique le fort put être deffendû par une garnison de trois cents hommes il couvre un emplacement impénétrable a l'ennemy capable de recevoir un secours de plus de cinq mile hommes qui a la liberté de ravitailler la place à chaque instant, de sortir et rentrer sans que l'ennemi puisse s'y opposer et qu'on peut augmenter par des avancés successivement de façon a faire si l'on veut par la suite une grande place et une des plus forte que nous ayons en Europe".

 









Un pas supplémentaire est franchi dans la mise en avant de ses propres talents par Lotbinière, puisque s'il reconnait n'avoir que la seule expérience du fort Carillon qu'il a commencé à édifier en 1755, ses capacités selon lui supérieures lui permettraient d'édifier des places rivalisant avec les forteresses européennes!

Ce qu'il oublie toutefois de préciser, c'est que pour débuter les travaux du fort Carillon, il a été épaulé par le sieur Germain, capitaine d'infanterie au régiment de la Reine qui disposait de connaissances en matière de Génie (et qui d'ailleurs se brouillera en 1759 avec un autre ingénieur militaire français, François Fournier)... Surtout, le fort Carillon a dès 1756 été vertement critiqué par bon nombre d'officiers français, tant pour son emplacement que pour son tracé, et ce jusqu'à sa chute en 1759 (à laquelle j'ai consacré un article, voir ici).


Plan du fort Vaudreuil, situé sur la montagne de Carillon en Canada,
par le sieur Germain, capitaine au régiment de la Reine, 1758,
disponible sur Gallica














L'arrogance déplacée de Lotbinière atteint toutefois son sommet dans la suite immédiate de la lettre:

"Si vous eussiez été informé de ces choses je doute Monseigneur que vous eussiez regardé comme nécessaire d'envoyer d'Europe un ingénieur pour mettre nos places en état vous eussiez trouvé en moi ce que vous pouviez désirer je ne doute point du savoir de Mons. de Pontleroi mais je me flatte qu'il n'est pas plus au fait du métier que moi;"







Ce dernier argument avancé par Lotbinière est tout bonnement ahurissant de suffisance et d'ignorance. Un simple regard sur les carrières respectives des deux hommes avant 1757 le montre: Lotbinière, s'il a commencé à se frotter occasionnellement au métier d'ingénieur à la fin des années 1740 (peut-être dès 1746), n'a obtenu son brevet d'ingénieur qu'en 1753, soit seulement quatre ans plus tôt. Pontleroy, lui, arrive à Louisbourg en 1755 après 19 années d'expérience comme ingénieur, chiffre qui monte à 21 années lors de son affectation au Canada!

Que Lotbinière prétende que Pontleroy "n'est pas plus au fait du métier" que lui relève d'un aveuglement profond. C'est précisément l'expérience très supérieure de Pontleroy par rapport à Lotbinière qui lui a valu la préférence des autorités versaillaises, comme l'expliquait le ministre de la Marine au marquis de Vaudreuil dans une lettre du 9 avril 1757:

"Vous verrez que c'est le S. de Pontleroy qui a été choisi pour remplacer le feu S. de Lery Ingénieur en chef en Canada. Outre que ce choix etoit deja fait avant que M. de Machault eut reçu la lettre par laquelle vous aviez proposé le S. de Lotbinière pour cette place, le Roi a jugé qu'il convenoit surtout dans les circonstances presentes un sujet qui eut de l'expérience et le S. de Pontleroy a fait toutes les dernieres campagnes de guerre et s'y est acquis une très bonne réputation sur touts les points".

Cette lettre, au-delà de la réaction d'orgueil d'un homme ambitieux blessé par l'absence d'une promotion espérée, est justement très évocatrice de l'aveuglement dont font preuve le gouverneur de la Nouvelle-France, le marquis de Vaudreuil, et plusieurs officiers canadiens à sa suite concernant le conflit qu'ils sont en train de mener en Amérique septentrionale. Un Bougainville qui écrivait en 1758 que "jamais avant 1755 on avait fait la guerre en Canada" exagère fortement, en niant les expériences militaires qu'ont connu les colons auparavant. Il n'empêche que l'arrivée massive des troupes de terre à partir de 1755 (tant pour répondre aux premières hostilités de 1754 qu'en prévision d'un conflit qui s'annonce en Europe) change considérablement la façon dont la guerre est menée, et même perçue par les autorités européennes au sein de leurs colonies nord-américaines. Malgré les réticences de Vaudreuil et d'une partie des coloniaux, la guerre s'européanise, entre autres par un recours à la guerre de siège jusque-là inédit en Amérique du Nord.


Voilà qui clôt cet article pour aujourd'hui.

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Michel Thévenin

mercredi 16 septembre 2020

Vauban à la sauce bernaise

Bonjour!

Je vous rassure tout de suite, il ne sera pas question sous ce titre intrigant de mêler poliorcétique et gastronomie du sud-ouest français, je me suis juste permis ce petit jeu de mots amusant.

Il n'empêche que je vais aujourd'hui me livrer à un exercice inhabituel pour moi, à savoir la critique d'un épisode de l'émission Secrets d'Histoire, animée par Stéphane Bern, et dont la dernière diffusion ce lundi 14 septembre mettait en scène nul autre que Sébastien Le Prestre de Vauban, ingénieur militaire de Louis XIV à l'importance capitale en matière de guerre de siège aux 17e et 18e siècles.



Pour les personnes intéressées, voici l'épisode en question (il dure 1h40):


Bien honnêtement, Secrets d'Histoire est une émission que je n'apprécie pas vraiment. Cela fait plusieurs années que je ne suis plus cette émission, car elle est complètement incompatible avec ma façon de percevoir l'histoire, que j'ai développée au cours de mes études dans ce domaine. Le dernier épisode que j'ai écouté remonte à 2015. Je me doutais que l'émission a connu des évolutions en cinq ans, mais j'appréhendais tout de même un peu cet épisode, et j'ai hésité avant de me lancer dans l'exercice du visionnage dans le but d'en faire une critique.

Je ne vais pas faire ici le procès de Secrets d'Histoire dans son ensemble, d'autres l'ont fait de manière pertinente. Je vous renvoie ici à l'article de l'excellent Histony, qui s'il date de 2015, présente tout de même une vision très juste d'un historien professionnel concernant ce type d'émissions. Son article est disponible ici, et il en a fait une vidéo de 25 minutes (disponible sur la même page).

Je vais pour ma part m'intéresser à cet épisode en particulier sur Vauban (en le rattachant tout de même au propos général de l'émission), et donner mon opinion en tant qu'historien de la guerre de siège des 17e et 18e siècles, en relevant les éléments qui m'ont gêné dans la présentation du personnage.


Je vais être sincère, cet épisode était "moins pire" que ce que je craignais. J'ai été notamment agréablement surpris de voir la présence de plusieurs historiens de très haut calibre sur le sujet (Michèle Virol, Philippe Bragard, Martin Barros et Joël Cornette), ce qui est souvent décrié concernant l'émission. J'ai également été étonné de voir que Joël Cornette avait un temps de parole assez élevé (hélas, c'est moins le cas pour les autres). L'émission retombe cependant dans ses travers en accordant un temps de parole plus conséquent à un "écrivain et journaliste" (Dominique Le Brun), qui certes a écrit un ouvrage sur Vauban, mais qui n'est clairement pas à ranger dans la même catégorie que les historiens précédemment mentionnés. Ses interventions n'étaient pas "impertinentes", mais au vu de l'ensemble des historiens de qualité qui s'intéressent à Vauban et à son oeuvre, sa présence ne me semblait pas justifiée. Alors oui, on met souvent de l'avant le fait (réel) que bon nombre d'historiens "professionnels" ne sont pas de bons vulgarisateurs, mais là justement, il y en avait au moins quatre à disposition, tous très chevronnés en matière de communication et de vulgarisation historique. Pourquoi leur préférer un "écrivain et journaliste"? Je le redis, il n'a pas dit d'aberrations comme c'est hélas souvent le cas dans ce type de contexte, mais au vu de la présence de plusieurs experts du sujet, ses interventions ne m'ont pas paru indispensables.


Le ton global de l'épisode rejoint le discours habituel de l'émission, présentant son personnage de manière très valorisée. Vauban apparaît ici sous son meilleur jour, comme un surhomme, un héros humaniste et réformateur de la France (du moins dans l'envie). Je veux bien qu'il s'agisse d'un "monstre sacré" du roman national français, travailleur acharné, serviteur assidu du royaume, et dont la légende dorée a été amplifiée par la République. Il n'empêche qu'aucun trait "négatif" de son caractère n'est mis de l'avant: il pouvait être obstiné, voire borné sur certains points, il était persuadé de sa justesse en toute occasion ou presque, au point de se rendre désagréable pour certains de ses collaborateurs, et surtout la fin de sa carrière l'a mis dans une position de "vénérable", plus respecté que réellement écouté par les nouveaux généraux quelque peu "lassés" par ses méthodes extrêmement minutieuses dans l'attaque des places.

Le discours très "glorificateur" envers Vauban est présent dès le début de l'épisode, avec notamment cette phrase (à 1mn42):

"Humaniste en un siècle qui en compte peu, il a pour principale priorité d'économiser le sang des hommes, ce qui ne l'empêche pas d'entretenir une maîtresse dans chaque forteresse ou presque, laissant derrière lui autant d'enfants naturels".

Cette phrase me gêne beaucoup, car elle donne une vision très "moralisatrice" de l'histoire, et assez rétrograde: Vauban est un être bon et gentil, un "humaniste en un siècle qui en compte peu", donc à placer au-dessus de la mêlée de ses rustres de contemporains (c'est faire injure à bien des esprits de cette période...). Il est soucieux d'épargner les vies humaines (on a là une allusion à ce que plusieurs historiens ont théorisé comme "l'économie de la violence", nouvelle conception de la guerre prônée entre autres par Vauban dans le dernier tiers du 17e siècle, j'aurai l'occasion d'y revenir dans d'autres articles). Mais en même temps, à Vauban "l'ange" s'associe un (très petit et presque insignifiant) Vauban "démon", qui reste humain, avec une "amusante" faiblesse (ou du moins présentée comme telle), à savoir les nombreuses infidélités faites à sa femme. On aurait presque envie de donner une petite tape sur la main à Vauban, ce petit polisson...


Le caractère "humaniste" de Vauban est mis de l'avant par la question de son mémoire pour le rappel des huguenots (les protestants français) après la révocation de l'Édit de Nantes en 1685, qui supprime plusieurs libertés accordées aux protestants français par Henri IV en 1598. Ici, Vauban est présenté comme profondément tolérant et humaniste, un homme bon devant l'Éternel, et ce serait cette bonté et générosité humaine qui l'aurait poussé à demander un rappel des huguenots. (Petite digression, il y aurait un lien à faire entre cette figure d'un Vauban "humaniste et tolérant en matière de religion" avec celle de Samuel de Champlain, lui aussi dépeint par son biographe Fischer comme profondément bon et généreux, image virant hélas à une quasi sanctification bien ancrée dans la mémoire québécoise...) Or, Vauban est avant tout un serviteur efficace et rationnel de l'État. Sa motivation première concernant le rappel des huguenots est le "péril" dans lequel se trouve le royaume de France à la suite de l'exode massif de dizaines de milliers de protestants après 1685. Bon nombre de marchands et artisans fuient le royaume, entraînant un abaissement économique de la France. De même, bien des militaires, et notamment des ingénieurs formés par Vauban, quittent l'armée française et vont s'engager auprès des ennemis de Louis XIV, dévoilant des "secrets" militaires français (j'en parle dans la conférence sur les mobilités des ingénieurs militaires dans l'Europe du 18e siècle que j'ai prononcée en août dernier pour les Rendez-Vous d'Histoire de Québec, disponible ici). Cet argument très "pragmatique" est brièvement soulevé par Joël Cornette dans l'épisode, mais il passe presque sous silence face au discours valorisant l'ingénieur...


Cela m'amène justement à la place accordée aux historiens dans cet épisode. J'ai noté plus haut mon étonnement de voir plusieurs grands spécialistes du sujet mobilisés pour l'occasion, mais leur utilisation est assez "aléatoire". On les entend surtout pour relater quelques anecdotes, sans réellement dévoiler d'analyse de tel ou tel aspect de l'oeuvre de Vauban, hormis à quelques exceptions près. J'ai également beaucoup tiqué sur la manière dont est présenté le Traité de l'attaque des places de Vauban, véritable manuel théorique de la guerre de siège qui est pour plus d'un siècle la principale référence en Europe. Alors qu'on évoque le premier manuscrit rédigé par Vauban à l'hiver 1671-72, on fait appel à l'historien Martin Barros (pour ce qui est je crois sa seule intervention) pour présenter un livre imprimé de ce traité. Or, le manuscrit de 1672 a été repris par Vauban et considérablement amélioré en 1704, version définitive qui n'a pas été publiée officiellement avant 1737! Je trouve qu'il y a donc une certaine malhonnêteté intellectuelle de présenter de manière aussi concise et erronée l'un des principaux écrits de Vauban. Je suis bien certain que Monsieur Barros a précisé que l'ouvrage qu'il tenait faisait référence au traité de 1704, et non à sa version "préliminaire" de 1672, mais que l'information n'a pas été retenue au montage... Cela aurait pourtant été une occasion d'évoquer le fait que les savoirs de Vauban, considérés à juste titre comme "supérieurs" en la matière, sont jalousement gardés pendant plusieurs décennies par les autorités françaises, et diffusés assez tardivement. Quitte à vouloir "surenchérir" dans le discours vantant la gloire de la France de Louis XIV, cela aurait pu être un argument supplémentaire, quoique (pour une fois) constructif, pour aller dans ce sens. 


Un point que j'ai apprécié toutefois, l'évocation par Joël Cornette (à environ 56mn30) de l'absence de violence sur les tableaux montrant la guerre de siège de Louis XIV, et le contraste avec la réalité très dure des combats de siège. Mais ... on l'évoque très rapidement, et le propos a assez peu de poids face à celui (au début de l'épisode) du récit très "théâtral" du spectacle des sièges auxquels participait Louis XIV. Certes, la guerre de siège était un moyen de "théâtraliser" la gloire du roi, plusieurs historiens (dont Joël Cornette) se sont penchés sur le sujet. Toutefois, si le "revers" de la scène, à savoir sa violence, est présent dans cet épisode, la différence de temps accordé à ces deux propos est je trouve très dommageable, car reprenant une fois encore l'idée que la guerre aux 17e et 18e siècles est "peu violente".


Au-delà de tout ça, on a encore et toujours les éternelles exaltations de Stéphane Bern devant telle pièce de mobilier, tel recoin d'un château, ou ici la cuirasse de l'ingénieur, véritable marque de fabrique de Secrets d'Histoire qu'on pourrait résumer par ceci:


Petit regret pour ma part, la relative "absence" visuelle des très nombreuses traces actuelles de l'oeuvre de Vauban en matière de fortifications, dont plusieurs sont quand même inscrites au patrimoine mondial de l'UNESCO... La diversité des places fortifiées par Vauban aurait pourtant offert de superbes supports visuels propres à attirer le spectateur.

Enfin, un autre agacement que j'ai ressenti, là aussi face au support visuel de l'épisode: pourquoi, dans la première moitié du documentaire, a-t-on une présence si récurrente de scènes tirées du film Fantassins: seuls en première ligne, dont l'action se déroule lors de la guerre opposant les Suédois aux Russes dans l'Europe orientale de la décennie 1700? Pourquoi illustrer les propos sur le déroulement d'un siège par des charges de cavalerie tirées de la bataille de Poltava de 1709? Je veux bien que pour l'immense majorité des spectateurs de Secrets d'Histoire, il sera bien délicat de faire la distinction entre des soldats français des décennies 1660-1670 et des soldats russes ou suédois de 1709, ou de différencier une redoute de plaine d'une forteresse, mais quand même... L'iconographie est bien loin de manquer pour représenter la guerre de siège sous Louis XIV!


Malgré tout cela, je dois reconnaître que cet épisode de Secrets d'Histoire n'était pas aussi "mauvais" que mes souvenirs d'anciens épisodes me le laissaient craindre. Plusieurs spécialistes ont été mobilisés, sans que leurs propos soient "trop" tronqués. Cela reste tout de même une fois de plus le vecteur d'une vision très biaisée de l'histoire, encore et toujours basée sur le "roman national" de la France et des "grands et glorieux personnages qui l'ont fait".


Si vous appréciez mes recherches et le contenu de ce blogue, acheter mon premier livre (qui est maintenant disponible en France!) serait une très belle marque d'encouragement (voir à droite, "Envie d'en savoir plus?"). Si vous ne voulez pas vous procurer le livre, mais que vous souhaitez tout de même m'encourager à poursuivre sur cette voie, vous pouvez faire un don via Paypal (voir à droite l'onglet "Soutenir un jeune historien"). Vous pouvez également partager cet article (ou tout autre de ce blogue), vous abonner au blogue ou à la page Facebook qui y est liée. Toutes ces options sont autant de petits gestes qui me montrent que mes recherches et le partage de celles-ci auprès d'un public large et varié sont appréciés, et qui m'encouragent à poursuivre dans l'étude d'aspects souvent méconnus de l'histoire militaire du 18e siècle.

À bientôt pour de nouveaux billets historiques!
Michel Thévenin


lundi 24 août 2020

Les sièges de la guerre de Sept Ans en Amérique étaient-ils "meurtriers"?

Bonjour!

Je vous propose aujourd'hui une petite réflexion sur un autre aspect de la guerre de siège en Amérique du Nord pendant la guerre de Sept Ans. Après avoir évoqué la durée habituelle des sièges au 18e siècle (voir mon article ici) ou le matériel qui y est employé (voir ici), ainsi que la définition même des sièges (voir ici), je vous propose ici une autre interprétation d'un thème déjà évoqué sur ce blogue, à savoir la violence de la guerre de siège. Vous pouvez par exemple écouter la conférence de 20mn que j'avais donnée à ce sujet en juin 2018 (l'enregistrement en est disponible ici). Je souhaite ici évoquer, par l'intermédiaire de quelques chiffres, les pertes humaines de certains des onze sièges menés à l'européenne en Amérique du Nord pendant la guerre de Sept Ans (dont la liste est disponible ici). Il ne s'agit nullement d'une analyse exhaustive et complète des chiffres de chacun de ces sièges, ni même d'un survol de l'ensemble des sources relatives au sujet, il s'agit plus d'une rapide évocation du sujet, permettant de dégager une certaine tendance, et qui sera amenée à être complétée plus tard dans mes recherches.

Les deux sièges menés par l'armée française contre les forts britanniques de Chouaguen et de William Henry en 1756 et 1757 présentent des chiffres relativement faibles, traduisant la rapidité des opérations (respectivement 3 et 6 jours de tranchée ouverte) et la maîtrise de leur art par les ingénieurs français - malgré la perte préjudiciable de l'ingénieur de Combles à Chouaguen (voir mes articles ici et ). Le journal du marquis de Montcalm, dirigeant l'armée française au siège de Chouaguen en 1756, mentionne ainsi, en comptant l'infortuné ingénieur, 6 tués et 24 blessés pour les assiégeants. Un an plus tard, Louis-Antoine de Bougainville note que le siège du fort William Henry occasionne la perte pour l'armée française de 17 tués et 40 blessés. Les chiffres sont à peu près les mêmes dans le journal du siège rédigé par l'ingénieur Jean-Nicolas Desandrouins, la différence principale concernant les blessés (20 tués et 80 blessés), mais l'ingénieur précise également les pertes de la garnison britannique, qui s'élèvent à 80 tués et 120 blessés.

Attaques du fort William-Henri en Amérique par les troupes françaises aux ordres du Marquis de Montcalm,
prise de ce ce fort le 7 août 1757
,
dessiné par Therbu, lieutenant ingénieur, Francfort, 1793,
Collections de la Clements Library (University of Michigan)

Les chiffres sont tout autres pour le troisième et dernier siège "offensif" mené par l'armée française, à savoir celui de la ville de Québec au printemps 1760 (voir mon article complet au sujet de ce siège ici). L'échec des Français à reprendre la capitale de la Nouvelle-France leur coûte en effet 73 officiers et soldats tués lors des 18 jours de tranchée ouverte, et 133 blessés. Surtout, ces chiffres suivent immédiatement ceux de la meurtrière bataille de Sainte-Foy précédant le siège le 28 avril, gonflant les chiffres globaux de l'opération contre Québec à 266 tués et 773 blessés.

Si l'on regarde maintenant les sièges ayant vu l'armée française occuper le rôle de l'assiégé (soit lors de huit des onze sièges recensés reprenant le modèle européen de la guerre de siège), force est de constater que les chiffres des pertes subies (mais aussi infligées à l'assiégeant) répondent à l'intensité de la défense proposée par la garnison. Le macabre record revient donc sans surprise au siège de Louisbourg de 1758. La garnison française se rend le 26 juillet après avoir soutenu 45 jours de tranchée ouverte, lesquels lui ont coûté 93 morts et 237 blessés (ces chiffres ne reflètent pas le sacrifice des Autochtones dans la défense de la ville, les pertes de ces derniers étant hélas inconnues). Le siège fut également très éprouvant pour les Britanniques, qui comptent pas moins de 229 tués et 371 blessés. À l'inverse, les pertes essuyées par la garnison du fort Beauséjour (qui se rend le 16 juin 1755 après 5 jours de tranchée ouverte) sont bien plus faibles. L'artilleur Louis-Thomas Jacau de Fiedmont, qui remplit pour l'occasion les fonctions d'ingénieur, avance ainsi les chiffres de 10 morts (dont un prisonnier britannique tué par l'explosion d'une bombe...) et 7 blessés. Le commandant de la garnison, Louis du Pont Duchambon de Vergor, sera d'ailleurs jugé - et acquitté - par un conseil de guerre à Québec en octobre 1757, sa défense à Beauséjour ayant été jugée trop faible par ses contemporains.

Contrairement à Vergor, Pierre Pouchot a lui été louangé pour la défense qu'il a opposée par deux fois aux Britanniques aux forts Niagara et Lévis en 1759 et 1760 (voir par exemple mon article sur sa défense vigoureuse du fort Niagara en juillet 1759). Des 486 hommes qui composent la garnison de Niagara au début du siège, Pouchot relève dans son journal au moment de la reddition des pertes s'élevant à 109 tués et blessés. Je vous renvoie à l'article que mon ami Joseph Gagné à consacré sur son blogue à la bataille de la Belle-Famille, tentative de secours français de dégager le fort s'étant terminée par un fiasco, dans lequel il expose quelques chiffres intéressants. Un an plus tard, il subit à nouveau un siège très pénible au fort Lévis en août 1760. Le fort, situé sur une île sur le Saint-Laurent, est difficilement investi par les Britanniques, qui réussissent à établir des batteries en plusieurs points sur les deux rives du fleuve. À partir du 22 août, ce sont ainsi pas moins de 75 pièces d'artillerie qui battent sans relâche la position fortifiée, semant la désolation parmi les assiégés. Pouchot rapporte ainsi qu'"aux premières volées, M. Bertrand, officier d'artillerie, fut tué raide d'un boulet qui lui coupa les reins". Le siège coûte aux 326 hommes de sa maigre garnison "plus de soixante tués et blessés", ce à quoi il faut ajouter que "tous les officiers avaient reçu des blessures plus ou moins considérables", Pouchot étant lui-même victime d'une "contusion considérable" causée par l'explosion d'une bombe. L'opiniâtreté des défenseurs entraîne cependant des pertes élevées chez les Britanniques, qui dénombrent 332 tués et blessés.

PLAN of FORT NIAGARA with its ENVIRONS, and the Attack made there-upon, in the Month of Iuly 1759,
anonyme, 1759, British Library (disponible en ligne sur la Collection Leventhal)



Pour terminer ce rapide survol de la question des pertes humaines des sièges en Nouvelle-France lors de la guerre de Sept Ans, il me semble judicieux de mettre celles-ci en perspective avec celles des sièges ayant lieu à la même époque en Europe. Au cours de la guerre de Succession d'Autriche, le siège de Namur par les Français en 1746, ayant duré 13 jours de tranchée ouverte (ce qu'on peut considérer comme une durée "normale" pour un siège, voir mon article partagé en introduction concernant la durée moyenne des sièges au 18e siècle), avait coûté aux assiégeants 603 tués et blessés. Au cours du même conflit, le siège particulièrement long et difficile de la ville hollandaise de Berg-op-Zoom en 1747 avait marqué les esprits par le déchaînement de violence des Français à la prise de la ville, qui répondait entre autres aux pertes élevées subies par les assiégeants (voir ici mon article au sujet de la prise de Berg-op-Zoom). Le siège de Louisbourg en 1758 est la seule occurrence voyant en Nouvelle-France un assiégeant confronté à une fortification répondant véritablement aux standards européens, et est le seul siège présentant des chiffres se rapprochant de ceux de l'Europe, mais sur une durée exceptionnellement longue (45 jours).

Les chiffres des pertes occasionnées par les sièges en Nouvelle-France lors de la guerre de Sept Ans permettent de vérifier une fois de plus la très nette différence d'effectifs déployés sur les théâtres d'opération européen et nord-américain, et l'importance accrue accordée par les décideurs militaires à la guerre en Europe. Les chiffres du siège par l'armée française de Minorque en 1756 (voir ici mon article à ce sujet) sont en cela terriblement éloquents. Lors du seul assaut du 27 juin sur le fort Saint-Philippe, qui précipite la capitulation de la garnison britannique, les troupes du maréchal de Richelieu payent leur avancée par le lourd prix de 212 tués et 462 blessés...

Voilà qui conclue mon article pour aujourd'hui.

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À bientôt pour de nouveaux billets historiques!
Michel Thévenin

Sources:
- Henri-Raymond Casgrain, Journal du marquis de Montcalm;
- Louis-Antoine de Bougainville, Écrits sur le Canada;
- Journal du siège du fort Georges, par M. Des Androuins, ingénieur du Roy employé à ce siège;
- Henri-Raymond Casgrain, Journal des campagnes du chevalier de Lévis;
- Pierre Pouchot, Mémoires sur la dernière guerre de l'Amérique septentrionale.

mardi 14 juillet 2020

Qui peut, dans la France du 18e siècle, se prétendre ingénieur militaire?

Bonsoir!

Je vous ai présenté dans un récent article une petite subtilité du langage désignant les ingénieurs militaires, à savoir la différenciation qui se faisait (et qui s'estompe progressivement au 18e siècle) entre les ingénieurs "de place" et les ingénieurs "de tranchée" (voir mon article ici). Dans la même lignée, je vous propose aujourd'hui une autre des complexités lexicales concernant ces ingénieurs militaires, en démêlant un peu la profusion de termes employés pour les désigner, entre ingénieurs, ingénieurs ordinaires, ingénieurs volontaires et autres ingénieurs en chefs ou directeurs des fortifications...

Dans son Dictionnaire portatif de l'ingénieur, publié en 1755 (et qui reprend principalement des ensembles de définitions issues de divers traités théoriques de la guerre, notamment des siens), Bernard Forest de Bélidor (mathématicien s'étant intéressé à la formation des ingénieurs et des artilleurs français), en donnant la définition d'ingénieur ordinaire, montre l'exclusivité de cette appellation:
"Ingénieur ordinaire du Roi. Est le nom que l'on donne en général à tous les Ingénieurs entretenus par Sa Majesté dans les places de guerre, pour les distinguer de tant d'autres gens qui prennent la qualité d'Ingénieur, sans en avoir les talens".



La définition de Bélidor soulève, outre l'exclusivité de l'appellation d'ingénieur (ordinaire), un problème de fond: qui peut, dans la France du 18e siècle, se prétendre ingénieur militaire?

La question peut paraître anodine de premier abord, mais se révèle primordiale lorsqu'on s'intéresse en détail à ces acteurs techniques et scientifiques de la guerre au siècle des Lumières. Un Pierre Pouchot par exemple, officier d'infanterie ayant combattu en Nouvelle-France pendant la guerre de Sept Ans et que j'ai déjà présenté sur ce blogue (voir ici mon article concernant sa défense acharnée du fort Niagara en juillet 1759), est très souvent présenté par bon nombre d'historiens comme étant un ingénieur militaire (par exemple, sa biographie du Dictionnaire biographique du Canada le présente comme tel, voir ici). Pourtant, Pierre Pouchot n'a jamais été ingénieur. Il s'est engagé dans l'armée en 1733 en tant qu'ingénieur volontaire, avant de passer en 1734 au régiment de Béarn, avec lequel, perfectionnant ses connaissances en matière de Génie militaire, il participe à de nombreux sièges de la guerre de Succession d'Autriche (1740-1748). C'est toujours avec le régiment de Béarn qu'il passe en Nouvelle-France en 1755, et y sert jusqu'à la capitulation de la colonie en 1760.

La fonction occupée par Pouchot à son engagement en 1733, celle d'ingénieur volontaire, n'en est pas une octroyant officiellement le titre d'ingénieur. Les ingénieurs volontaires étaient la plupart du temps des officiers issus de la cavalerie ou de l'infanterie, disposant de connaissances plus ou moins poussées du métier d'ingénieur, et qui proposaient volontairement leurs services (moyennant gratification pécuniaire) lors des sièges, pour épauler les ingénieurs souvent trop peu nombreux. Ils faisaient donc fonction d'ingénieur (le plus souvent d'ingénieur "de tranchée", donc lors des sièges, parfois en tant qu'ingénieur "de place", si l'intéressé était doué en fortification), sans toutefois en posséder le titre. C'est dans ce cadre qu'opère Pierre Pouchot tout au long de sa carrière, comme officier issu d'une autre arme (l'infanterie) mais dont le goût et les capacités pour le Génie ont à plusieurs reprises été utilisées pour combler le manque d'ingénieurs en Nouvelle-France lors de la guerre de Sept Ans (voir mon article à ce sujet).

Les ingénieurs volontaires étaient pour certains régularisés en temps de paix, c'est-à-dire qu'ils passaient l'examen d'entrée dans le corps des ingénieurs, obtenant ainsi s'ils le réussissaient le brevet qui leur donnait officiellement le titre d'ingénieur du roi. À partir de 1748 et la création de l'École Royale du Génie de Mézières, destinée à procurer aux futurs ingénieurs une formation uniforme et plus qualitative (voir ici mon article introductif concernant cette école), ces amateurs de Génie voulant obtenir leur régularisation pouvaient passer l'examen d'entrée à l'école de Mézières, pour y suivre la formation de deux ans les menant (moyennant la réussite de l'examen de sortie de l'école) au brevet d'ingénieur.

Voici ci-dessous un exemple de brevet d'ingénieur (et sa transcription), celui octroyé le 1er mai 1753 à Michel Chartier de Lotbinière, officier canadien des troupes de la Marine et destiné au service en tant qu'ingénieur au Canada:


Brevet d'ingénieur en Canada pour le Sieur de Lotbinière,
Lieutenant d'Infanterie dans ladite colonie
,
1er mai 1753,
Archives nationales d'Outre-Mer
(disponible sur le portail Archives de la Nouvelle-France)

"Aujourd'huy premier may 1753. Le Roy etant à Versailles, voulant faire choix d'une personne capable de remplir les fonctions d'Ingenieur en Canada, Et sachant que le S. De Lotbinière Lieutenant d'Infanterie dans laditte Colonie a les connoissances necessaires des differentes parties relatives au service du Génie, Sa Majesté l'a retenu et ordonné, retient et ordonne Ingénieur en Canada, pour laditte charge exercer, en joüir et user aux honneurs, autorités, prérogatives et droits y apartenans, et aux apointements qui lui seront ordonnés par les Etats et Ordonnances qui seront pour cet effet expediés. Mande Sa Majesté au Gouverneur son Lieutenant general de la Nouvelle France de faire reconnoître ledit S. De Lotbinière en laditte qualité d'Ingenieur en Canada de tous et ainsy qu'il apartiendra, et au S. Bigot Intendant Comme au precedent".

Petite subtilité langagière toutefois: à partir de la création de l'École de Mézières, le terme d'ingénieur volontaire est également employé pour désigner ... les élèves de cette école (pourquoi ne pas ajouter de confusion quand cela est possible?).

Le premier article de l'ordonnance royale de 1762 rappelle l'exclusivité de l'appellation d'ingénieur aux seuls officiers du corps du Génie:

Ordonnance du Roi concernant le Corps du Génie. Du 4 décembre 1762,
disponible sur Gallica
"Le corps du Génie, qui depuis l'année 1744, n'étoit composé que de trois cents Officiers, le sera à l'avenir de quatre cents, sous la dénomination d'Ingénieurs ordinaires du Roi, qui leur sera uniquement affectée, à l'exclusion de tous autres"

Petite digression: d'autres corps d'ingénieurs existaient dans la France du 18e siècle, qu'il s'agisse des ingénieurs civils (réunis en un Corps des Ingénieurs des Ponts et Chaussées en 1747) ou des ingénieurs géographes, dont l'existence en tant que corps indépendant remonte à la fin du 17e siècle, mais qui sont réellement intégrés à l'armée à la fin de la guerre de Sept Ans (je consacrerai de futurs articles aux ingénieurs géographes et à leurs rivalités avec les ingénieurs militaires). Toutefois, dès le début du 18e siècle, seuls les ingénieurs militaires utilisent le nom d'ingénieurs du roi.

En plus de répondre à une certaine vanité des ingénieurs militaires, qui développent tout au long du 18e siècle un très fort esprit de corps (ils sont conscients d'être un corps à part au sein de l'armée, et s'enorgueillissent de leur savoir-faire scientifique, bien que celui-ci soit régulièrement concurrencé par celui des artilleurs), cette exclusivité de l'appellation d'ingénieur renvoie aussi à un autre élément, que met en lumière l'article 49 d'une autre ordonnance royale, datée de 1759:

Ordonnance du Roi, concernant le Corps du Génie
& les Compagnies de Sappeurs & de Mineurs.
Du 10 mars 1759,
disponible sur Gallica
"Sa Majesté considérant combien il seroit dangereux & nuisible à son service, que quelqu'un pût s'introduire dans ses armées & dans ses places de guerre, sous le nom & l'habit de ses Ingénieurs, Elle ordonne que celui qui n'étant pas du Corps de ses Ingénieurs ordinaires, sera trouvé portant leur uniforme, sera arrêté & conduit en prison, & qu'il en sera rendu compte aussi-tôt au Secrétaire d'État ayant le département de la guerre, qui prendra les ordres de Sa Majesté à ce sujet".

La teneur de cet article visant à sévir contre les individus usurpant l'identité, le nom ou même l'habit des ingénieurs militaires n'a rien d'anodin; par leur service dans les places fortes qu'ils construisent et fortifient, les ingénieurs militaires ont accès à des informations sensibles quant à la défense de celles-ci, qu'on pourrait qualifier avec un certain anachronisme de "secret défense". Il est donc primordial pour la sûreté du royaume que les ingénieurs militaires gardent les secrets de leur métier à ce sujet. Plusieurs des ordonnances concernant le corps du Génie au milieu du 18e siècle rappellent d'ailleurs aux ingénieurs de multiplier les précautions quant à la conservation et au secret de leurs plans et dessins lors de leurs affectations dans différentes places.

Pour terminer cet article, et finir mon tour d'horizon des termes quelque peu confondant lorsqu'on traite des ingénieurs militaires du 18e siècle, quelques mots à propos de la hiérarchie interne au corps des ingénieurs du roi.
Le premier échelon de cette hiérarchie est celui d'ingénieur ordinaire, qui comme expliqué plus haut correspond à tout ingénieur ayant obtenu son brevet d'ingénieur. Le supérieur de l'ingénieur ordinaire est l'ingénieur en chef, chargé d'une ou de plusieurs places fortes, et a sous ses ordres plusieurs de ces ingénieurs ordinaires. Au Canada par exemple, un seul ingénieur en chef a la charge de toutes les places de la colonie. Jusqu'à 1756 il s'agit de Gaspard-Joseph Chaussegros de Léry, auquel succède en 1757 Nicolas Sarrebource de Pontleroy.
Enfin, plus haut encore se trouvent les directeurs des fortifications. Le territoire du royaume et ses places fortes est divisé en un nombre restreint de directions, zones géographiques regroupant un ensemble de places. Le nombre de ces directions varie tout au long du siècle, oscillant entre une douzaine et une vingtaine selon les périodes. Je ne sais pour le moment si certaines de ces directions incluaient les espaces coloniaux, toutefois, la Nouvelle-France se voit attribuer à la veille de la guerre de Sept Ans, en 1754, un directeur des fortifications en la personne de Louis-Joseph Franquet, ingénieur déjà présent à Louisbourg et au Canada depuis 1750. Il reste cependant dans les faits à Louisbourg, la forteresse de l'Île Royale constituant sa principale préoccupation (il semble tout de même impliqué dans la gestion des fortifications du Canada), jusqu'à la capitulation de la ville en 1758.


Voilà qui clôt cet article pour aujourd'hui.

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Michel Thévenin



Sources:

- Ordonnance du Roi, concernant le Corps du Génie & les Compagnies de Sappeurs & de Mineurs. Du 10 mars 1759;
- Ordonnance du Roi, concernant le Corps du Génie. Du 4 décembre 1762;
- Bernard Forest de Bélidor, Dictionnaire portatif de l'ingénieur, où l'on explique les principaux termes des Sciences les plus nécessaires à un Ingénieur, Paris, 1755;
- Anne Blanchard, Les ingénieurs du "Roy" de Louis XIV à Louis XVI. Étude du Corps des Fortifications, Montpellier, Collection du Centre d'histoire militaire et d'études de défense nationale, Université Montpellier III, 1979;