lundi 21 septembre 2020

Les oeillères de Lotbinière

Bonsoir!

J'ai déjà évoqué dans un autre article les relations difficiles qu'entretenait l'ingénieur en chef du Canada, Nicolas Sarrebource de Pontleroy, avec l'ingénieur canadien Michel Chartier de Lotbinière (voir mon article ici).

Je suis récemment tombé au cours de mes lectures sur une lettre écrite par Lotbinière au Ministre de la Marine au moment où il apprend la nomination de Pontleroy comme successeur de Gaspard-Joseph Chaussegros de Léry père, ancien ingénieur en chef de la Nouvelle-France décédé en mars 1756.

La lettre est écrite le 15 août 1757, depuis les ruines du fort William Henry, Lotbinière ayant participé à la prise du fort par l'armée de Montcalm quelques jours plus tôt.

Je souhaite aujourd'hui vous présenter quelques passages de cette lettre, qui montrent la très forte déception (doux euphémisme...) de Lotbinière au sujet de l'arrivée de Pontleroy.


Lettre de Michel Chartier de Lotbinière au Ministre de la Marine,
15 août 1757
Archives Nationales d'Outre-Mer


Lotbinière exprime par cette lettre sa déception qui a accompagné la nouvelle, quelques jours plus tôt, de la nomination Pontleroy. Il mentionne que la succession de Chaussegros de Léry (qui était son beau-père) lui avait été promise. Il est pourtant le seul à évoquer (à plusieurs reprises, que ce soit ici ou plus tard en 1761) cette "promesse".

Il met donc un argumentaire en place pour justifier ses mérites, mais ses arguments sont non seulement d'une arrogance manifeste, mais aussi complètement injustifiés.

Il évoque tout d'abord son action lors du siège de William Henry, se glorifiant de manière très exagérée:

"quoique je fusse à mon premier siège j'ai eu l'agrément de voir mon opinion sur toute chose suivie unanimement et regardée tant dans l'instant qu'après comme la meilleure; cela présuppose quelqu'un qui a la théorie du métier et à qui il faut peu de pratique pour être au fait des choses".

La formulation est d'autant plus prétentieuse qu'elle semble infondée, puisqu'au siège de William Henry, c'est l'action de l'autre ingénieur alors présent, Jean-Nicolas Desandrouins, qui a été remarquée. Ce dernier était certes plus jeune que Lotbinière (né en 1723, quand Desandrouins voit le jour en 1729), mais il possède une expérience de la guerre de siège que le Canadien n'a pas. Il est vrai qu'il n'a participé comme ingénieur qu'à un seul siège, celui des forts de Chouaguen de l'année précédente. Si cet apprentissage ne fut pas de tout repos pour Desandrouins (voir mon article à ce sujet ici), l'ingénieur français a tout de même connu une expérience dont ne peut se targuer Lotbinière. Surtout, Desandrouins avait participé à plusieurs sièges de la fin de la guerre de Succession d'Autriche une dizaine d'années auparavant comme combattant dans un régiment d'infanterie. 

Il me semble pour le moins étrange que Lotbinière affirme avec fracas que son rôle fut essentiel au siège de William Henry, quand l'ensemble des sources relatant l'événement sont assez muettes à son sujet...

Juste après ce passage, Lotbinière continue à mettre de l'avant ses qualités comme ingénieur, en évoquant l'autre aspect primordial de son métier, celui de la fortification:

"je crois pouvoir avancer les mêmes choses au sujet des constructions de place je ne me suis encore exercé que sur le fort établi à Carillon auquel j'ai réussi autant qu'il étoit possible de se faire pour la place qu'on me demandoit; La situation est je crois la plus heureuse qu'on peut trouver aux environs et j'ai ménagé les choses de façon que quoique le fort put être deffendû par une garnison de trois cents hommes il couvre un emplacement impénétrable a l'ennemy capable de recevoir un secours de plus de cinq mile hommes qui a la liberté de ravitailler la place à chaque instant, de sortir et rentrer sans que l'ennemi puisse s'y opposer et qu'on peut augmenter par des avancés successivement de façon a faire si l'on veut par la suite une grande place et une des plus forte que nous ayons en Europe".

 









Un pas supplémentaire est franchi dans la mise en avant de ses propres talents par Lotbinière, puisque s'il reconnait n'avoir que la seule expérience du fort Carillon qu'il a commencé à édifier en 1755, ses capacités selon lui supérieures lui permettraient d'édifier des places rivalisant avec les forteresses européennes!

Ce qu'il oublie toutefois de préciser, c'est que pour débuter les travaux du fort Carillon, il a été épaulé par le sieur Germain, capitaine d'infanterie au régiment de la Reine qui disposait de connaissances en matière de Génie (et qui d'ailleurs se brouillera en 1759 avec un autre ingénieur militaire français, François Fournier)... Surtout, le fort Carillon a dès 1756 été vertement critiqué par bon nombre d'officiers français, tant pour son emplacement que pour son tracé, et ce jusqu'à sa chute en 1759 (à laquelle j'ai consacré un article, voir ici).


Plan du fort Vaudreuil, situé sur la montagne de Carillon en Canada,
par le sieur Germain, capitaine au régiment de la Reine, 1758,
disponible sur Gallica














L'arrogance déplacée de Lotbinière atteint toutefois son sommet dans la suite immédiate de la lettre:

"Si vous eussiez été informé de ces choses je doute Monseigneur que vous eussiez regardé comme nécessaire d'envoyer d'Europe un ingénieur pour mettre nos places en état vous eussiez trouvé en moi ce que vous pouviez désirer je ne doute point du savoir de Mons. de Pontleroi mais je me flatte qu'il n'est pas plus au fait du métier que moi;"







Ce dernier argument avancé par Lotbinière est tout bonnement ahurissant de suffisance et d'ignorance. Un simple regard sur les carrières respectives des deux hommes avant 1757 le montre: Lotbinière, s'il a commencé à se frotter occasionnellement au métier d'ingénieur à la fin des années 1740 (peut-être dès 1746), n'a obtenu son brevet d'ingénieur qu'en 1753, soit seulement quatre ans plus tôt. Pontleroy, lui, arrive à Louisbourg en 1755 après 19 années d'expérience comme ingénieur, chiffre qui monte à 21 années lors de son affectation au Canada!

Que Lotbinière prétende que Pontleroy "n'est pas plus au fait du métier" que lui relève d'un aveuglement profond. C'est précisément l'expérience très supérieure de Pontleroy par rapport à Lotbinière qui lui a valu la préférence des autorités versaillaises, comme l'expliquait le ministre de la Marine au marquis de Vaudreuil dans une lettre du 9 avril 1757:

"Vous verrez que c'est le S. de Pontleroy qui a été choisi pour remplacer le feu S. de Lery Ingénieur en chef en Canada. Outre que ce choix etoit deja fait avant que M. de Machault eut reçu la lettre par laquelle vous aviez proposé le S. de Lotbinière pour cette place, le Roi a jugé qu'il convenoit surtout dans les circonstances presentes un sujet qui eut de l'expérience et le S. de Pontleroy a fait toutes les dernieres campagnes de guerre et s'y est acquis une très bonne réputation sur touts les points".

Cette lettre, au-delà de la réaction d'orgueil d'un homme ambitieux blessé par l'absence d'une promotion espérée, est justement très évocatrice de l'aveuglement dont font preuve le gouverneur de la Nouvelle-France, le marquis de Vaudreuil, et plusieurs officiers canadiens à sa suite concernant le conflit qu'ils sont en train de mener en Amérique septentrionale. Un Bougainville qui écrivait en 1758 que "jamais avant 1755 on avait fait la guerre en Canada" exagère fortement, en niant les expériences militaires qu'ont connu les colons auparavant. Il n'empêche que l'arrivée massive des troupes de terre à partir de 1755 (tant pour répondre aux premières hostilités de 1754 qu'en prévision d'un conflit qui s'annonce en Europe) change considérablement la façon dont la guerre est menée, et même perçue par les autorités européennes au sein de leurs colonies nord-américaines. Malgré les réticences de Vaudreuil et d'une partie des coloniaux, la guerre s'européanise, entre autres par un recours à la guerre de siège jusque-là inédit en Amérique du Nord.


Voilà qui clôt cet article pour aujourd'hui.

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À bientôt pour de nouveaux billets historiques!
Michel Thévenin

1 commentaire:

  1. j'apprécie beaucoup ces débeloppements sur l'histoire, notre histoire - un tel plan assez peu élaboré.

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