dimanche 24 octobre 2021

Pénurie par piraterie: les ingénieurs militaires capturés sur l'Alcide et le Lys

Bonjour!

Je vous reviens aujourd'hui avec un article un peu particulier, puisqu'il s'agit d'une version abrégée d'un texte que j'ai rédigé pour le quatrième numéro de la très belle revue Nouvelle-France, Histoire et Patrimoine, qui est maintenant disponible en librairie! J'en profite pour remercier mon ami Joseph Gagné pour sa suggestion de titre pour cet article, ainsi que Laurent Veyssière, historien et rédacteur en chef de la revue, pour son autorisation de présenter mon article sur mon blogue.

Cette revue est disponible sur le site des Éditions Soteca. Au Québec, vous pouvez trouver ce quatrième numéro chez Archambault ou Renaud Bray, et j'imagine qu'il est possible de le commander dans les librairies locales.


Le 8 juin 1755, alors que la France et la Grande-Bretagne sont officiellement en paix, deux navires français, l'Alcide et le Lys, sont capturés au large de Terre-Neuve par une escadre britannique commandée par l'amiral Edward Boscawen. Cet acte de piraterie, présenté par les sources françaises contemporaines comme un véritable "attentat", est assez connu et est souvent utilisé pour illustrer l'escalade de tensions entre les deux puissances ayant mené au déclenchement de la guerre de Sept Ans en 1756. Ce sont plus de 400 soldats et officiers, destinés à renforcer les défenses de la Nouvelle-France, qui sont fait prisonniers par les Britanniques. On connaît toutefois moins la présence parmi les infortunés passagers de trois ingénieurs militaires, dont la capture prive le Canada du renfort précieux d'experts scientifiques de la guerre. J'avais déjà présenté à plusieurs reprises l'importance des ingénieurs militaires dans l'art européen de la guerre au XVIIIe siècle ainsi que leur faible nombre au Canada, je ne le referai pas ici, je vous invite plutôt à lire mon article d'introduction sur le sujet (voir ici).

The Capture of the "Alcide" and "Lys", 8 June 1755, artiste inconnu,
National Maritime Museum, Greenwich (Royaume-Uni)


Il convient ici de présenter brièvement ces trois ingénieurs militaires capturés tous trois à bord de l'Alcide.

Jacques Dumoulin est né à Sedan le 12 septembre 1720, dans une famille de la bourgeoisie de la ville. Il entre dans l'armée au début de la guerre de Succession d'Autriche et participe à la campagne de Bohême de 1741-1742 comme lieutenant d'infanterie et ingénieur volontaire, c'est-à-dire faisant les fonctions d'ingénieur militaire sans en posséder le titre (voir l'article que j'ai consacré aux nuances à faire dans les différentes appellations des ingénieurs militaires). Après la guerre, il est "régularisé" en 1748 en obtenant son brevet d'ingénieur ordinaire, et il est affecté à Saint-Omer, où il semble rester jusqu'à son envoi au Canada en 1755.

Antoine Geoffroy, sieur du Bourguet, voit le jour à Draguignan le 6 juillet 1725 dans une famille de la bourgeoisie provençale. Il participe à la guerre de Succession d'Autriche à partir de 1744 au sein d'un régiment de dragons, tout en agissant comme ingénieur volontaire sur les fronts provençal et italien. Il fait partie des premiers ingénieurs volontaires formés à l'école de Mézières (à laquelle j'ai consacré un article, voir ici) entre 1748 et 1749, et il en sort le 1er janvier 1750 avec un brevet d'ingénieur ordinaire. Il sert ensuite à Toulon jusqu'en 1755, année de son affectation au Canada.

Enfin, Étienne Aguiton, sieur des Roches, naît le 6 novembre 1729 à Dieppe. Il est lui aussi élève à Mézières dans les premiers mois de 1750, et en sort en juillet de la même année avec son brevet d'ingénieur. Il est alors affecté à Grenoble, où ses talents sont utilisés pour cartographier le Dauphiné, puis il est désigné au début de l'année 1755 pour aller servir au Canada.

Ces trois ingénieurs possèdent donc une expérience non négligeable avant leur envoi au Canada, allant de cinq à sept années de carrière au sein du corps des ingénieurs. Deux d'entre eux ont même une expérience antérieure du métier d'ingénieur par leurs services comme ingénieurs volontaires lors de la guerre de Succession d'Autriche. Ces trois ingénieurs militaires disposaient donc d'un bagage les rendant à même de contribuer efficacement à la défense du Canada.

Quelques sources conservées aux Archives nationales d'Outre-Mer à Aix-en-Provence nous permettent de retracer le parcours de ces trois ingénieurs militaires pendant leur captivité, qui s'étend de juin 1755 à l'été 1757. Une lettre écrite par Étienne Aguiton au ministre de la Marine, datée du 31 décembre 1755 et rédigée à Gosport, près de Portsmouth sur la côte sud de l'Angleterre, donne les détails du trajet effectué par les trois ingénieurs depuis leur capture. Après être restés en mer pendant près d'un mois, ils sont amenés à Halifax, où ils restent plus de trois mois, avant d'être envoyés en Angleterre, où ils arrivent à la mi-novembre. 

Un élément intrigant revient dans le discours des ingénieurs français prisonniers dans leurs échanges avec le ministre de la Marine. Tant Étienne Aguiton dans sa lettre du 31 décembre 1755 qu'Antoine Geoffroy, dans une lettre datée du même jour, présentent un certain traitement "particulier" dont ils sont l'objet. Antoine Geoffroy écrit en effet:

"Le retour des officiers qui se trouvent icy et qui ont la permission d'aller en France est une circonstance heureuse pour vous faire parvenir ma lettre surement, et vous apprendre quel est mon sort qui se trouve commun avec celui de mes deux camarades. J'ai été exclûs de la regle generale dans cette occasion cy, je ne sais sur quel fondement on continue a vouloir me detenir en angleterre, et a me refuser la meme grace qui vient d'etre accordée à tous les autres officiers tant de mer que de terre; je n'y ai point contribué par ma conduite, mais je crois que c'est à cause de ma qualité d'ingenieur".

Lettre d'Antoine Geoffroy au ministre de la Marine, de Gosport, 31 décembre 1755
FR ANOM COL E202, folio 468


Geoffroy souligne ici le fait que les officiers capturés le 8 juin 1755 ont été libérés par les Britanniques. C'est le cas par exemple pour Monsieur de Rigaud, frère du gouverneur de la Nouvelle-France, capturé sur l'Alcide mais rapidement libéré et arrivé au Canada en mai 1756. Or, les trois ingénieurs sont toujours captifs, état qu'ils devraient selon Geoffroy à leur seule fonction d'ingénieur militaire. Étienne Aguiton affirme pour sa part dans sa lettre du même jour qu'à l'instar de l'ensemble des autres officiers, lui et ses collègues ingénieurs ont demandé leur libération aux autorités britanniques, et répète à deux reprises que la poursuite de la captivité des trois infortunés tient à leur seule qualité d'ingénieur militaire:

"nous avons tous trois, ainsi que tous les officiers prisoniers, demandé au roy et a l'amirauté d'angleterre la permission de retourner en france, elle a eté accordée à tout le monde, excepté à mes camarades et à moy, sans nous etre attirés ce refus en aucune façon; la seulle raison qui en est la cause, cest que nous somes ingenieurs. privés par nôtre etat actuel de jouir de nôtre liberté, et de l'avantage de meriter nôtre avancement en servant le roy; il est bien dur que nous soyons encore frustrés de la douceur dhabitter nôtre païs; douceur dont nôtre seulle qualité d'ingenieur nous prive".

Lettre d'Étienne Aguiton au ministre de la Marine, de Gosport, 31 décembre 1755
FR ANOM COL E1, folios 175-176

Le discours sans doute concerté des deux ingénieurs (et probablement de leur collègue Jacques Dumoulin, dont les lettres envoyées au ministre n'ont hélas pas été conservées) n'est pas uniquement la marque d'un sentiment de supériorité, frôlant l'arrogance, que l'on retrouve tout au long du XVIIIe siècle dans le corps des ingénieurs militaires français. Au vu de l'importance de ces experts scientifiques pour la guerre et de l'aura des ingénieurs français depuis Vauban (voir à ce sujet la conférence que j'ai donnée à l'été 2020 lors des Rendez-Vous d'histoire de Québec), et en prenant également en compte la pénurie d'ingénieurs militaires que connaît alors la Nouvelle-France, l'argument d'une volonté britannique de priver la colonie française des services de ces trois ingénieurs est tout à fait recevable.

Toutefois, un document non signé émanant des bureaux du ministère de la Marine, daté du 24 mars 1758, vient nuancer le discours des ingénieurs, indiquant que ceux-ci "ont constamment refusé la permission qui leur a été offerte de revenir en donnant leur parole comme prisonniers. Ils y ont même êté assez maltraittés; et ils n'en sont revenus qu'au mois d'aoûst 1757 qu'ils en ont eu la liberté sans condition".

Document anonyme, ministère de la Marine, 24 mars 1758
FR ANOM COL E202, folio 470


Après discussion avec l'historien René Laliberté (dont le mémoire de maîtrise sur la question des prisonniers pendant la guerre de Sept Ans est maintenant disponible en ligne, voir ici), il semble que les termes employés dans ce document permettent d'expliquer l'apparente contradiction entre les affirmations répétées des ingénieurs Aguiton et Geoffroy et la mention du document ministériel. Être libéré sur parole implique au XVIIIe siècle de s'engager à ne pas servir pendant une durée, sur un lieu ou contre un adversaire déterminé. Par exemple, le marquis de Montcalm, commandant des troupes de Terre françaises au Canada à partir de 1756, insère une telle clause dans la capitulation du fort William Henry en août 1757, la garnison britannique s'engageant à ne pas servir en Amérique pour une durée de dix-huit mois (voir ici). Il faut toutefois rappeler qu'en juin 1755, moment de la capture des trois ingénieurs militaires, la France et la Grande-Bretagne sont encore en paix. Les ingénieurs, ne se considérant donc pas prisonniers de guerre, ont alors pu refuser une offre de libération sur parole qui engageait leur honneur d'officiers (même s'ils étaient en mesure de contourner cet engagement tout en préservant leur honneur en insistant justement sur leur capture en temps de paix). Les Britanniques en ont probablement profité pour retenir trois experts scientifiques de la guerre dont les services auraient été bien utiles en Amérique...

Toujours est-il que ces trois ingénieurs sont libérés en août 1757. La suite de leur carrière prend toutefois des chemins assez variés.

Étienne Aguiton sert sur le théâtre européen de la guerre de Sept Ans, et participe aux campagnes d'Allemagne de 1760 et 1761. Il y meurt en activité (de maladie) le 3 octobre 1761, à l'âge de 32 ans, au Fort-Louis du Rhin (actuelle commune de Fort-Louis, dans le département du Bas-Rhin).

Jacques Dumoulin semble servir à Mézières à la fin de la guerre ou juste après celle-ci, est fait chevalier de Saint-Louis dans la même période et occupe le poste d'ingénieur en chef dans cette même ville en 1766. Il devient commandant en troisième de l'École du Génie de Mézières en 1768, et est anobli pour ses services militaires en 1773. Il termine sa carrière par diverses affectations à Brest, Verdun et Metz dans les décennies 1770 et 1780. Il prend sa retraite le 1er avril 1791 et décède à Metz le 20 octobre 1804, à l'âge de 84 ans.

Antoine Geoffroy connait pour sa part une suite de carrière assez riche. Comme Étienne Aguiton, il combat en Allemagne en 1760 et 1761, et est fait chevalier de Saint-Louis à la paix. Il connait plusieurs affectations coloniales, exclusivement dans les Antilles d'ailleurs. Dans la décennie 1770, il gravit les échelons de la hiérarchie du corps des ingénieurs militaires en étant nommé ingénieur en chef de la Martinique en 1770, puis directeur des fortifications des Îles-du-Vent en 1778 (le poste de directeur des fortifications était le plus élevé dans la hiérarchie des ingénieurs, et les Îles-du-Vent désignaient l'ensemble des îles françaises de l'est et du sud des Antilles). C'est à ce titre qu'il participe activement aux combats antillais de la guerre d'indépendance américaine. Il meurt en activité au fort Saint Pierre de la Martinique (dans l'actuelle ville de Saint-Pierre) le 10 novembre 1786, à 61 ans.


La capture de ces trois ingénieurs a donc privé la Nouvelle-France, et plus particulièrement le Canada, du secours d'experts scientifiques de la guerre, à un moment où la colonie en manquait cruellement alors que s'annonçait un nouveau conflit. Deux autres ingénieurs, Nicolas Sarrebource de Pontleroy et Claude-Victor Grillot de Poilly, arrivent à Louisbourg à la fin du mois d'août 1755 (sans que leur envoi soit lié à la capture des trois ingénieurs de l'Alcide, puisqu'il était déjà prévu).

Les renforts amenés au Canada en 1756 par le marquis de Montcalm comprennent deux nouveaux ingénieurs, destinés à remplacer les trois capturés en 1755. Si le plus expérimenté des deux, Jean-Claude-Henri de Lombard de Combles, connait une carrière canadienne écourtée par sa mort lors du siège des forts de Chouaguen en août 1756 (voir mon article à ce sujet ici), son collègue Jean-Nicolas Desandrouins a pu profiter pleinement de son affectation nord-américaine pour s'illustrer à différentes reprises, ce qui lui permettra d'occuper par la suite plusieurs postes d'importance (j'ai évoqué la question dans un autre article, voir ici).


Comme je l'ai mentionné en ouverture de ce texte, il s'agit ici d'une version écourtée de l'article que j'ai rédigé pour la revue Nouvelle-France, Histoire et Patrimoine. Le quatrième numéro, maintenant disponible en librairie, a pour dossier principal le Grand Dérangement de 1755, ce qui correspond à la déportation dont ont été victimes les Acadiens et Acadiennes au début de la guerre de Sept Ans. Un aperçu du contenu de ce numéro est disponible sur le site des Éditions Soteca. N'hésitez pas à vous procurer la revue si vous souhaitez lire la version complète de mon article ou si la question du Grand Dérangement vous intéresse!



À bientôt pour de nouveaux billets historiques!

Michel Thévenin


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