lundi 30 novembre 2020

De Copenhague à Louisbourg, la "musique de Charles douze"

Bonsoir!

Je souhaite vous partager aujourd'hui une petite drôlerie que j'ai trouvée ces derniers jours. Alors que je fouillais quelques documents à propos du siège de Louisbourg de 1758, par lequel les Britanniques s'emparent de la puissante forteresse de l'Île Royale (actuelle Île du Cap-Breton, Nouvelle-Écosse), j'ai trouvé une lettre anonyme d'un officier français de la garnison vaincue, qui par un ton particulièrement virulent loue le comportement des troupes de Terre lors du siège et critique fortement celui des officiers de la Marine française.


Lettre non signée au Ministre, incriminant les marins et surtout le marquis Desgouttes,
lors du siège de Louisbourg, et faisant au contraire l'éloge des troupes de terre
,
disponible en ligne sur le site Archives de la Nouvelle-France


Une contextualisation s'impose: le siège de Louisbourg, d'une durée de 45 jours (qui fait de lui le plus long des onze sièges menés à l'européenne en Nouvelle-France pendant la guerre de Sept Ans, voir ici mon article à ce sujet), a vu de profondes dissensions au sein de l'état-major de la place. Louisbourg était en effet défendue non seulement par des miliciens, des soldats des Troupes de la Marine et des bataillons des troupes de Terre, mais aussi par une importante escadre de la Marine royale française. Chacune des composantes de cette garnison, commandées indépendamment par divers officiers (néanmoins tous placés sous l'autorité du gouverneur de Louisbourg, le chevalier de Drucour, qui était lui-même un officier de marine), avait des vues différentes sur les opérations de défense de la ville. Par exemple, lorsqu'il est apparu évident que la flotte britannique resserrait l'étau sur le port de Louisbourg, et menaçait donc de bombarder la ville depuis la mer, le marquis Desgouttes, commandant de la flotte française, a souhaité tenter de forcer le passage avec ses vaisseaux, afin de sauver ceux-ci et de les ramener en France. Les officiers de la garnison "terrestre" de Louisbourg ainsi que les ingénieurs se sont vivement opposés à cette proposition, mettant de l'avant le fait que la présence dans le port de Louisbourg de plusieurs vaisseaux français aiderait à tenir les Britanniques à distance, et donc à ralentir le siège. 

Ces rivalités n'opposaient pas uniquement les deux "camps" de la Terre et de la Marine, car au sein même des troupes de Terre existaient des jalousies et inimitiés. Par exemple, Monsieur de Saint-Julhien, lieutenant-colonel d'un des bataillons des troupes de Terre présents à Louisbourg (régiment d'Artois) a après la capitulation de la ville très fortement critiqué les actions de l'ingénieur militaire Louis-Joseph Franquet quant à la défense de la place. Il semble toutefois que ces critiques soient largement motivées par une jalousie personnelle de Saint-Julhien, puisque Franquet, Directeur des Fortifications de Nouvelle-France (et donc le principal ingénieur dans la colonie, voir ici mon article sur la hiérarchie des ingénieurs militaires), était commandant en second de la garnison de Louisbourg et devait donc remplacer le gouverneur en cas d'incapacité de celui-ci. Or, cette place avait été brièvement occupée par nul autre que ... Saint-Julhien, avant que ses relations tendues avec le gouverneur aient poussé le chevalier de Drucour à le remplacer par Franquet.

Ces tensions internes à l'état-major français ressortent pleinement après la reddition de la ville et le retour de la garnison en France, puisque l'importance stratégique (quoique relative) et symbolique de la ville poussa les autorités à vouloir trouver des coupables, d'autant plus que la garnison, malgré une résistance prolongée, ne s'est pas vue accorder les honneurs de la guerre (voir ici mon article à ce sujet), ce qui au sein de l'armée française fut perçu comme un véritable attentat à l'honneur des armes de Louis XV.

C'est donc dans ce contexte qu'un officier hélas anonyme (mais visiblement appartenant aux troupes de Terre) rédige le 19 septembre 1758 sa lettre adressée au Ministre de la Marine. Il critique fortement l'avis émis par les officiers de la Marine lors du conseil de guerre tenu par le chevalier de Drucour au matin du 26 juillet, alors que la situation de la garnison est pour le moins délicate (les fortifications sont entamées par le siège, et les derniers navires français qui protégeaient le port ont été capturés ou brûlés par les Britanniques):

"Le 26 juillet l'ennemy étant encore à 50 toises du chemin couvert il fut tenu un Conseil [...] ou tous décidèrent à l'exception de trois, non de rendre la ville à l'arrivée de l'ennemy, mais de lui envoyer les clefs dès que sa descente seroit faite, ceux-ci deciderent que leur resistance etoit suffisante, qu'une plus longue seroit temeraire et qu'elle pourroit entrainer après elle des malheurs dont ils seroient responsables. Les chefs du Genie et tout les officiers des troupes de Terre protesterent contre une pareille lacheté et assuroient que la ville étoit imprenable par terre, qu'en se déffendant, et en continuant les sorties ils les obligeroient d'en lever le siege, a la verité les Boulets leur manquoient, mais la grande quantité qu'ils en avoient de l'ennemy leur étoit une ressource, outre celle des sorties; que la maladie étoit considerable dans le camp ennemi et que sous peu ils s'en verroient délivré;"


La phrase suivante dans ce réquisitoire contre les officiers de Marine utilise une expression que je trouve amusante, et que je n'avais jusqu'alors jamais croisée:

"Ces raisons quoi que justes et patriotiques ne purent persuader nos timides marins, ennemis de la musique de Charles douze, ce qui forma deux partis, mais la Marine en possession du commandement l'emporta par l'authorité à elle confiée"






Mais qu'est-ce donc que cette "musique de Charles douze"?

La réponse se trouve dans l'Histoire de Charles XII, roi de Suède, texte historique rédigé par Voltaire et publié en 1731. Il s'agit d'une biographie (quoique très hagiographique) du roi de Suède Charles XII, l'un des plus grands stratèges du début du 18e siècle, mort au cours d'un siège contre les Danois en 1718. En 1700, alors que Charles XII, roi depuis trois années, n'est âgé que de 18 ans, une coalition regroupant notamment le Danemark, la Russie et la Pologne-Lituanie déclenche la Grande Guerre du Nord (1700-1721), visant à se partager les possessions suédoises autour de la mer Baltique. À l'été 1700, l'armée suédoise commandée par Charles attaque la capitale danoise, Copenhague. Voltaire rapporte alors à cette occasion une anecdote qui glorifie la légende du jeune monarque suédois, courageux et naturellement porté sur la chose militaire:

"Les bateaux de débarquement n'étaient encore qu'à trois cents pas du rivage. Charles XII, impatient de ne pas aborder assez près ni assez tôt, se jette de sa chaloupe dans la mer, l'épée à la main, ayant de l'eau par delà la ceinture: ses ministres, l'ambassadeur de France, les officiers, les soldats, suivent aussitôt son exemple, et marchent au rivage, malgré une grêle de mousquetades. Le roi, qui n'avait jamais entendu de sa vie de mousqueterie chargée à balle, demanda au major général Stuart, qui se trouva auprès de lui, ce qu'était ce petit sifflement qu'il entendait à ses oreilles. "C'est le bruit que font les balles de fusil qu'on vous tire", lui dit le major. "Bon, dit le roi, ce sera là dorénavant ma musique". "


Je trouve pour ma part assez amusant de voir que l'expression liée à l'anecdote (et par extension à la légende entourant Charles XII, reconnu par ses contemporains comme un grand capitaine) se retrouve au milieu du siècle sous la plume de cet officier, amer de la défaite de Louisbourg, pour désigner le comportement selon lui lâche des officiers de la Marine française...


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Michel Thévenin

Quelques indications bibliographiques à propos du siège de Louisbourg de 1758:

- René Chartrand, Louisbourg 1758, Wolfe's first siege, Osprey, 2000.
- A. J. B. Johnston, 1758. La Finale. Promesses, splendeur et désolation de la dernière décennie de Louisbourg, Québec, Presses de l'Université Laval, 2008 (la version anglophone a été publiée en 2007 par Cape Breton University Press sous le titre Endgame 1758. The Promise, the Glory, and the Despair of Louisbourg's Last Decade).
- Hugh Boscawen, The capture of Louisbourg 1758, University of Oklahoma Press, 2011.

mardi 10 novembre 2020

"Changer le système de la guerre": Le siège en Nouvelle-France, 1755-1760

Bonsoir!

J'ai le grand plaisir de vous annoncer la parution de mon premier livre, intitulé "Changer le système de la guerre": Le siège en Nouvelle-France, 1755-1760, aux Presses de l'Université Laval.

Il s'agit d'une version considérablement remaniée et augmentée du mémoire de maîtrise que j'avais déposé à l'été 2018 à l'Université Laval. Les premières années de mon doctorat m'ont permis de corriger quelques erreurs présentes dans mon mémoire de maîtrise (notamment concernant les ingénieurs militaires), de clarifier certains points et d'en pousser d'autres plus loin. Je remercie les professeurs Michel de Waele (qui a dirigé ma recherche de maîtrise) et Martin Pâquet, tous deux professeurs à l'Université Laval, de m'avoir offert de publier dans la collection qu'ils dirigent aux Presses de l'Université Laval.

Mon livre est disponible, en version papier ou numérique, sur le site des Presses de l'Université Laval. Il est également en vente dans certaines librairies québécoises à partir de ce mercredi 11 novembre (Archambault, Renaud Bray, Pantoute, ainsi que certaines librairies locales). Vous pouvez accéder à la présentation du livre sur le site des Presses de l'Université Laval en cliquant sur l'image ci-dessous:

Pour les personnes vivant en France qui pourraient être intéressées à acquérir ce livre, il est disponible depuis le 1er janvier en France, dans plusieurs enseignes (la Librairie du Québec, Decitre, Gibert Joseph, Furet du Nord) et dans de nombreuses bibliothèques locales (une liste non exhaustive est disponible ici).

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Michel Thévenin

lundi 2 novembre 2020

Des licornes sur les champs de bataille du 18e siècle

Bonsoir!

Je vous rassure tout de suite, ce titre assez étrange ne se veut pas annonceur d'un récit mêlant soldats poudrés et perruqués chevauchant des créatures sorties d'un monde imaginaire pour aller au combat (ça pourrait donner un film "historique" très douteux tout ça)...

Je souhaite plutôt ici vous partager une petite anecdote concernant une arme utilisée au 18e siècle, que j'ai trouvée amusante.

Une petite contextualisation s'impose: le 18e siècle voit l'artillerie acquérir une importance grandissante dans l'art européen de la guerre. Qu'il s'agisse de percer les systèmes de fortifications des places, toujours plus complexe, ou d'une utilisation sur le champ de bataille, l'artillerie connait partout à travers l'Europe une constante effervescence intellectuelle de la part d'officiers et techniciens qui cherchent à en optimiser l'efficacité (à travers notamment les questions du poids et de la mobilité des pièces et de la puissance de feu de celles-ci).

Dans la décennie 1740, c'est la Prusse qui possède l'artillerie la plus "efficace" sur les champs de bataille, combinant à la fois mobilité et puissance de feu. Les Autrichiens en font plusieurs fois l'amère expérience lors de la guerre de Succession d'Autriche (1740-1748), et en tirent des leçons très instructives, qui leur permettent de présenter une décennie plus tard lors de la guerre de Sept Ans (1756-1763) une artillerie renouvelée tout à fait capable de tenir tête à son homologue prussienne. Les Britanniques pour leur part se cantonnent principalement à des innovations et à une maîtrise en ce qui a trait à l'artillerie navale. La France, qui possédait depuis la fin du 17e siècle une des meilleures artilleries d'Europe s'enferme dans une sorte de "conservatisme" en la matière, qui explique les piètres performances de l'artillerie de Louis XV pendant la guerre de Sept Ans face à celle du roi de Prusse, et qui entraînera les profondes et efficaces réformes de Gribeauval dans les décennies 1760 et 1770.

Plusieurs innovations techniques voient le jour au sein des corps d'artilleurs des différentes nations européennes tout au long du siècle, avec plus ou moins de succès...
Les Russes inventent ainsi au début de la guerre de Sept Ans, en 1757, une nouvelle pièce d'artillerie au nom pour le moins original: la licorne. Cette pièce de campagne (donc utilisée préférablement dans le cadre de batailles plutôt que de sièges) fait partie de la famille des obusiers, armes "hybrides" censées combiner la mobilité des canons (pièces projetant des boulets selon une trajectoire assez rectiligne et horizontale) et la puissance de feu des mortiers (pièces lourdes et peu mobiles, au tube plus court mais plus larges que celui des canons, et dont les bombes destinées à pilonner les fortifications lors des sièges sont projetées selon une trajectoire parabolique). Je n'ai hélas pas trouvé d'image de bonne qualité représentant des licornes russes de la guerre de Sept Ans... À défaut, voici une illustration d'un traité français de littérature militaire du milieu du 18e siècle:

Gravure tirée de Théorie nouvelle sur le mécanisme de l'artillerie, par François Joseph Dulacq, 1741. Au premier plan se trouve une batterie de mortiers, et on distingue au second plan une batterie de canons.

Le nom de cette pièce vient des poignées en forme de licornes soudées au tube de l'obusier, en hommage au commandant de l'artillerie russe, le comte Shuvalov, dont les armoiries familiales présentaient une licorne.

Les artilleurs russes, Shuvalov en tête, sont immédiatement séduits par la nouvelle arme, plus légère (et donc plus mobile) que les obusiers "classiques", au point de susciter la curiosité de leurs alliés autrichiens, qui demandent à en voir l'efficacité. Des tests sont donc effectués à Vienne au courant de l'année 1759. Toutefois, les officiers d'artillerie autrichiens sont très peu impressionnés par les capacités des licornes russes, observant une certaine lourdeur des affûts (et donc une perte de mobilité, ce qui était pourtant selon les Russes une des forces de la nouvelle arme) ainsi qu'une portée plus faible que celle de leurs propres obusiers légers... Pour éviter de froisser les officiers russes et ainsi risquer de nuire à la coopération des deux armées, les autorités autrichiennes insistent sur la présence de quelques licornes au sein des armées combattant Frédéric II de Prusse. Les reproches répétés des généraux autrichiens envers les licornes portent cependant leurs fruits, puisque dès 1760 l'impératrice Marie-Thérèse renvoie le "cadeau" de son allié en Russie, consacrant l'échec de cette tentative d'exportation d'un savoir-faire russe en matière d'artillerie.

Les licornes restent toutefois en service au sein de l'armée russe, avec plusieurs modifications et améliorations successives, jusqu'à la guerre de Crimée au milieu des années 1850.

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Michel Thévenin


Source:

Christopher Duffy, Russia's Military Way to the West. Origins and Nature of Russian Military Power, 1700-1800, Londres, Routledge, 1981.