mercredi 9 mars 2022

Contre "l'abandon" militaire de la Nouvelle-France: la très inégale répartition des ingénieurs militaires dans les colonies françaises lors de la guerre de Sept Ans

Bonjour!

Je vous reviens après une longue absence avec un article sur un sujet qui me tient à coeur, à savoir le mythe d'un "abandon" militaire de la Nouvelle-France par la France.

Le 250e anniversaire de la guerre de Sept Ans (1756-1763), marqué au Québec et en France par une vague de commémorations et de nouvelles recherches entre 2009 et 2013, a entraîné un très important renouveau de l'historiographie de ce conflit, notamment (mais pas uniquement) en histoire militaire. Plusieurs études, à la suite desquelles mes propres recherches s'inscrivent, ont mis en lumière les efforts consentis par la métropole française pour conserver et défendre la Nouvelle-France au milieu du XVIIIe siècle. Notons par exemple pour n'en citer qu'une l'excellent ouvrage Combattre pour la France en Amérique, publié en 2009 sous la direction de Marcel Fournier. Résultat de l'impressionnant Projet Montcalm, qui a réuni pendant trois années une équipe de recherche internationale, ce livre offre un répertoire biographique des plus de 7 500 soldats et officiers des troupes de Terre envoyés par la France au Canada et à l'Île Royale (Louisbourg) pendant la guerre de Sept Ans.




À titre de comparaison, les comptoirs français d'Inde reçoivent au cours de la guerre de Sept Ans à peine plus de 4 000 soldats et officiers des troupes de Terre en renforts, essentiellement lors de l'arrivée en 1757 d'une armée commandée par Thomas-Arthur de Lally-Tollendal, soit près de la moitié de ce que reçoivent le Canada et Louisbourg. Les Antilles ne sont pas vraiment mieux loties, puisque jusqu'à 1758, elles ne reçoivent aucun renfort des troupes de Terre. Seule Saint-Domingue (actuelle Haïti) reçoit 5 000 à 5 500 soldats et officiers en mars 1762 (les maladies réduisent ce nombre à 3 700 en juillet de la même année...). On voit donc avec ce bref aperçu que le duo Canada-Île Royale a de très loin reçu le renfort le plus important numériquement parlant. Si on s'en tient aux seules colonies américaines de la France, l'historien Boris Lesueur observait dans un article de 2015 qu'en 1758, 78% des troupes françaises présentes dans ces colonies (tant de Terre que de la Marine) étaient affectées en Nouvelle-France (Canada, Île Royale et Louisiane) contre seulement 22% dans les Antilles...

Hélas, l'idée est encore très tenace dans la mémoire populaire d'un manque d'investissement de la part de Louis XV dans la défense de ses colonies nord-américaines, d'un véritable "abandon" militaire de la Nouvelle-France.


Je souhaite aujourd'hui ouvrir une brèche de plus dans cette conception très dépassée, mais encore trop vivace, de la guerre de Sept Ans. J'en profite pour signaler que mon utilisation de l'expression guerre de Sept Ans pour qualifier ce conflit que l'on a tendance à nommer guerre de la Conquête au Québec a déjà fait l'objet d'un autre article sur mon blogue, où j'ai présenté en quoi et pourquoi cette dénomination s'inscrit pleinement dans mes questionnements de recherche. Pour les personnes curieuses, l'article est disponible ici.

Ainsi, si j'ai mentionné plus haut le fait que plus de 7 500 soldats et officiers de l'armée ont été envoyés au Canada et à l'Île Royale entre 1755 et 1760, l'ampleur de cet effort militaire consenti par Louis XV se retrouve également lorsque l'on compare le nombre d'ingénieurs militaires envoyés dans les différentes colonies françaises sur la même période (si vous avez déjà lu un ou plusieurs articles sur mon blogue, vous saurez que je consacre actuellement mes recherches de doctorat aux ingénieurs militaires envoyés en Nouvelle-France pendant la guerre de Sept Ans).

Les colonies françaises lors de la guerre de Sept Ans
(source: https://immersionbordeauxxviiie.wordpress.com/notre-cours/)






















Je vais toutefois étendre la comparaison sur une période légèrement plus vaste que la seule guerre de Sept Ans (1756-63 pour la guerre officielle, mais 1754-55 à 60 pour l'Amérique du Nord). En effet, dès la fin de la guerre de Succession d'Autriche, en 1748, les autorités françaises ont perçu l'importance grandissante prise par les colonies dans les conflits européens. Si des hostilités avaient eu lieu entre puissances européennes en milieu colonial dès le XVIIe siècle (rivalités multiples entre la France, l'Angleterre, l'Espagne et les Provinces-Unies), leur ampleur n'avait jamais atteint celle de la guerre de Succession d'Autriche. Notons par exemple qu'avant l'embrasement du continent européen en 1740, dans une guerre d'abord "germanique" mais vite européenne et coloniale, la Grande-Bretagne et l'Espagne étaient déjà en guerre depuis 1739 pour des questions coloniales en Amérique (War of Jenkins' Ear). De même, l'Inde est le théâtre d'affrontements répétés entre Français et Britanniques dans la décennie 1740.

Après la paix de 1748, il est donc important pour les autorités françaises de réparer les fortifications des diverses colonies éprouvées par la guerre, mais aussi de les préparer à un futur conflit dont on commence déjà à deviner la nature plus "européenne" des affrontements coloniaux. Le siège de Louisbourg de 1745 par les Britanniques, mais aussi leur expédition contre Carthagène des Indes (dans l'actuelle Colombie) en 1741, ainsi que les combats en Inde ont montré la capacité des puissances européennes à envoyer des troupes professionnelles outre-mer.


A view of Cartagena with the several dispositions of the British Fleet under the Command of
Admiral Vernon
,
par Isaac Basire, 1741, Royal Collection Trust


En m'appuyant principalement sur le Dictionnaire des ingénieurs militaires d'Anne Blanchard (instrument très utile mais hélas incomplet), sur le fonds "Personnel colonial ancien" des Archives nationales d'Outre-Mer (voir ici) et sur "l'Alphabet Laffilard" des ANOM (ici), mais aussi sur d'autres sources plus ponctuelles, j'ai recensé un total de 31 ingénieurs militaires et 6 sous-ingénieurs envoyés par la France dans ses différentes colonies entre la paix d'Aix-la-Chapelle de 1748 et la signature du traité de Paris du 10 février 1763.

Petite précision, il s'agit ici du nombre d'ingénieurs militaires envoyés dans les colonies au sens strict, c'est-à-dire qu'il ne prend pas en compte les officiers d'infanterie ou d'artillerie qui ont pu, de manière ponctuelle ou répétée, faire les fonctions d'ingénieur dans un cadre colonial (c'est le cas de Pierre Pouchot au Canada par exemple, qui a fortifié et défendu le fort de Niagara, voir ici). J'ai déjà présenté dans un autre article (voir ici) les difficultés entourant le statut de ces individus, notamment dans le fait qu'il est parfois complexe de déterminer qui est ingénieur ou qui ne l'est pas. Ici, je m'en suis tenu aux seuls individus qui ont le statut officiel d'ingénieur militaire (ou de sous-ingénieur), c'est-à-dire qu'ils ont obtenu leur brevet d'ingénieur, ou au moins celui de sous-ingénieur.

De même, afin de mettre en lumière les efforts faits par les autorités françaises pour défendre les colonies avant et pendant la guerre, j'ai laissé de côté les ingénieurs militaires  et sous-ingénieurs qui étaient déjà présents dans les différentes colonies avant 1748 (y compris des "locaux" nés dans les colonies qui, s'ils obtiennent leur brevet d'ingénieur entre 1748 et 1755, y faisaient déjà des fonctions d'ingénieur sans en posséder le titre, c'est le cas pour les ingénieurs canadiens Michel de Couagne et Michel Chartier de Lotbinière).

Enfin, j'ai regroupé ces différents individus selon les zones géographiques suivantes:
- Canada et Île Royale;
- Louisiane;
- Antilles et Guyane;
- Inde;
- Mascareignes (Île Bourbon et Île de France, qui sont actuellement respectivement les îles de La Réunion et Maurice);
- Gorée et Saint-Louis-du-Sénégal.

Voici donc la répartition de ces 37 ingénieurs militaires et sous-ingénieurs envoyés par la France dans ses colonies entre 1748 et 1763 (ainsi que leurs dates d'envoi):

- Canada et Île Royale: 14 ingénieurs (1 en 1750, 1 en 1752, 5 en 1755, 2 en 1756, 1 en 1758 et 3 en 1759) et 3 sous-ingénieurs (2 en 1752 et 1 en 1756);
- Louisiane: 1 ingénieur (en 1759, voir mon article ici);
- Antilles et Guyane: 8 ingénieurs (1 en 1749, 2 en 1750, 1 en 1756, 2 en 1760, 1 en 1761 et 1 en 1762) et 3 sous-ingénieurs (1 en 1754 et 2 en 1758);
- Inde: 5 ingénieurs (1 en 1754 et 4 en 1757);
- Mascareignes: 4 ingénieurs (2 en 1753, 1 en 1754 et 1 en 1760);
- Gorée et Sénégal: je n'ai retrouvé la trace d'aucun ingénieur militaire ou sous-ingénieur envoyé dans les colonies africaines entre 1748 et 1763 (il y en a pour des ingénieurs envoyés après 1763).

On voit donc que là aussi, le tandem Canada-Île Royale se taille la part du lion, avec 17 ingénieurs et sous-ingénieurs sur les 37 envoyés dans les colonies sur la période 1748-1763. En y ajoutant la Louisiane, c'est 18 de ces experts des fortifications et des sièges qui ont été envoyés en Nouvelle-France. Certes, tous n'ont pas servi en même temps en Nouvelle-France (il n'y a jamais plus de six ingénieurs métropolitains présents dans la colonie). Certes, leur envoi en Amérique du Nord est soumis aux aléas de la guerre (mort au combat pour Lombard de Combles, capture en mer de trois ingénieurs envoyés en 1755), mais ce n'est pas un constat applicable à la seule Nouvelle-France, quand on voit que deux des quatre ingénieurs accompagnant l'armée de Lally-Tollendal en Inde en 1757 décèdent l'année suivante et qu'un ingénieur en poste en Guadeloupe (depuis le début des années 1730) est tué lors de la prise de l'île par les Britanniques en 1759...


Plan of the Attack against Fort Louis now Fort George, at Point à Pitre on the Island of Guadaloupe: By a Squadron of his Majesty's Ships of War detached from Commodore Moore, & Commanded by Capt. Wm. Harman, on the 14 February 1759. Drawn on the Spot by ieut. Col. Rycaut of the Marines,
 publié à Londres en 1760 par Thomas Jefferys
(Barry Lawrence Ruderman Antique Maps Inc.)

Un dernier constat est celui de l'intensification (ou non) de l'envoi d'ingénieurs une fois les hostilités déclenchées. On pourrait s'attendre à ce qu'une très vaste proportion de ces 37 ingénieurs et sous-ingénieurs ait été envoyée en temps de guerre. C'est vrai pour la Nouvelle-France et l'Inde (14 sur 18 sont envoyés en Nouvelle-France entre 1755 et 1759, et 4 sur 5 en Inde après 1756), un peu moins pour les Antilles (7 sur 11 sont envoyés entre 1756 et 1762), et c'est le contraire pour les Mascareignes, qui ne reçoivent qu'un seul de leurs 4 ingénieurs après 1754. 


Quand on connaît le rôle et l'expertise des ingénieurs militaires dans la construction, l'attaque et la défense des fortifications, tant en France que dans les colonies, et quand on voit l'importance que prend cette partie de la guerre en Nouvelle-France après 1755 (voir mon livre par exemple 😉, mais aussi mon article sur le système de fortification en Nouvelle-France), on constate par les chiffres que j'ai exposés dans cet article que la Nouvelle-France, et plus particulièrement le Canada et l'Île Royale, ont nettement plus bénéficié que les autres colonies françaises des efforts militaires consentis par les autorités métropolitaines tout au long du conflit. En ce sens, il est tout bonnement impossible, et même impensable, de continuer de parler à l'heure actuelle d'un "abandon" militaire de la Nouvelle-France pendant la guerre de Sept Ans.


À bientôt pour de nouveaux billets historiques!

Michel Thévenin


Sources:

Anne Blanchard, Dictionnaire des ingénieurs militaires, 1691-1791, Montpellier, 1981.

Boris Lesueur, "Les Antilles dans la guerre de Sept Ans: l'irruption de la guerre atlantique dans la prospérité coloniale", dans Bertrand Fonck et Laurent Veyssière (dir.), La chute de la Nouvelle-France. De l'affaire Jumonville au traité de Paris, Québec, Septentrion, 2015, p. 41-61.

ANOM, Personnel colonial ancien.

ANOM, "Alphabet Laffilard".


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