mardi 12 février 2019

"La plupart des forts au Canada sont mal construits et mal situés": les fortifications en Nouvelle-France

Bonsoir!
Après une longue période sans nouvelles, je vous reviens ce soir avec un nouvel article, plus fourni qu'à l'habitude (pour me faire pardonner? peut-être, ou tout simplement car le sujet s'y prête?)

Comme je l'ai annoncé dès sa création, ce blogue se veut le reflet de mes recherches de maîtrise et de doctorat, qui portent principalement sur la guerre de siège au 18e siècle, et ses dérivés. Mais il y a un aspect de mes recherches que j'ai pour l'instant peu partagé avec vous, qui pourtant est intimement lié à la guerre de siège, à savoir la question des fortifications. Il est en effet très judicieux pour prendre une place de savoir comment elle est construite...

Vous avez peut-être vu passer la nouvelle de la découverte en novembre 2018 à Québec d'une pièce de fortification, en l'occurrence d'un pan de l'enceinte de 1693 destinée à protéger la ville contre les attaques anglaises. Les médias se sont immédiatement emparés de l'événement, et le Premier Ministre du Québec fraîchement élu s'est même déplacé en grandes pompes sur les lieux pour souligner l'intérêt du public québécois pour son patrimoine militaire.
Seulement, au-delà de quelques incohérences dans le discours autour de la découverte (fortification d'inspiration clairement autochtone ou au contraire reflet quasi parfait de la fortification à la Vauban, ce qui est pour le moins contradictoire), une question intéressante à été soulevée à cette occasion, celle du savoir-faire des habitants de Nouvelle-France, qui bien qu'aidés d'ingénieurs français, ont su ériger une fortification répondant aux standards de la métropole européenne.

Bien des décennies après l'édification de cette enceinte de 1693, la guerre de Sept Ans (1756-1763, 1754-60 pour la partie nord-américaine) confirme l'importance de l'art de la fortification. En 1759, le chevalier de La Pause, un officier français combattant en Amérique depuis 1755, note dans son journal de campagne: "Toute la science de la guerre en Canada consiste en l'attaque ou la défense des postes qui ouvrent ou ferment la communication d'une frontière à l'autre". On voit là toute l'importance des fortifications dans la guerre que se livrent Français et Britanniques dans leurs colonies nord-américaines. Tout au long du conflit, les officiers métropolitains, pour beaucoup professionnels de la guerre, vont critiquer sévèrement le système défensif de la Nouvelle-France.

Lorsqu'ils arrivent en Amérique à partir de 1755, les officiers français sont confrontés à un système de fortifications bien différent de celui auquel ils sont habitués en Europe. Une première constatation s'impose: il existe peu de villes fortifiées en Nouvelle-France. Seules Québec et Louisbourg et, dans une moindre mesure, Montréal, sont véritablement fortifiées. Alors qu'à Québec, l'enceinte érigée en 1745 par l'ingénieur canadien Chaussegros de Léry est loin de faire l'unanimité (j'aurais l'occasion de revenir sur ce point dans un prochain article), Louisbourg est pour sa part reconnue comme n'ayant rien à envier aux puissantes forteresses européennes. Les deux mois nécessaires aux Britanniques pour s'emparer de la ville en 1758 confirment l'efficacité de ses fortifications...

Plan de la ville de Louisbourg, 1756, Archives Nationales d'Outre-Mer

En Amérique, le dense réseau des forteresses européennes des Flandres ou d'Italie du Nord s'efface au profit de celui, beaucoup plus ténu, des forts français et britanniques disséminés sur les territoires des diverses colonies. La plupart de ces forts, de taille modeste, sont en pieux, même si certains ont été construits ou reconstruits en pierre au 18e siècle, surtout dans les régions les plus contestées et/ou les plus proches des colonies britanniques. Ils ont certes été construits en essayant de respecter les grands principes de la fortification européenne, mais surtout pour résister à d'éventuelles menaces amérindiennes, et non à des armées européennes équipées d'artillerie de siège. Le chevalier Le Mercier, officier français en poste au Canada depuis le début de la décennie 1740 et commandant de l'artillerie de la Nouvelle-France, en fait le constat en 1755 dans un Mémoire sur l'artillerie du Canada:
"Les difficultés que les Anglois paroissoient avoir à transporter de l'artillerie pour attaquer les différents postes que nous occupons dans les pays d'en haut, avoient déterminé les ingénieurs de construire des forts en pieux, ou avec de simples enceintes de murailles si foibles par leur épaisseur qu'elles pouvoient plutôt être regardées comme des murs de clôture que pour des pièces de fortification. Les officiers d'artillerie n'avoient également envoyé dans tous les petits forts, que des pièces de très petit calibre, dans la vue d'épouvanter les sauvages, et garantir ces postes d'une attaque brusque. Aujourd'hui les objets semblent totalement changés de face, par le genre d'attaque que les Anglois paroissent projeter, ou tout au moins par celui qu'ils peuvent exécuter, soit à la Belle-Rivière, Niagara, fort Frontenac, à Saint-Frédéric, Chambly, et même à Montréal, s'ils avoient une campagne heureuse."
Pontleroy, un ingénieur militaire arrivé dans la colonie en 1755, abonde dans ce sens dans une lettre qu'il adresse au ministre de la guerre le 18 octobre 1758:
"La plupart des forts au Canada sont mal construits et mal situés, les murs n'ont que deux pieds d'épaisseur, sans terre-plein, ni fossés, ni chemin couvert... Voilà ce qu'on appelle un fort dans ce pays-ci, suffisant à la vérité, lorsqu'on ne faisait la guerre que contre les sauvages ou des partis sans artillerie, mais aujourd'hui les nombreuses forces des Anglais et leur artillerie doivent bien changer le système de la guerre, par conséquent la défense des frontières."
Un de ses collègues ingénieur, Desandrouins, se veut encore plus virulent dans sa critique, n'hésitant pas à se référer au maître en la matière, Vauban:
"La plupart des forts ne montrent aucun signe de sens commun. Il a été dit que Vauban a été formé comme ingénieur par la vue des premières fortifications qu'il vît, quand bien même elles étaient distantes de la perfection. Mais il est difficile d'imaginer même un Vauban retirer le moindre bénéfice de la sorte de forts présents dans ce pays".
Pierre Pouchot, capitaine d'infanterie possédant de solides connaissances en matière de génie militaire, se veut lui plus mesuré, quoique sarcastique: "On ne peut pas dire que les espèces de forts faits dans ces pays soient imprenables, dès qu'ils ne peuvent espérer un prompt secours".

De manière générale, le pessimisme règne dans l'opinion qu'expriment les officiers français face aux fortifications de la Nouvelle-France. Même le fort Carillon (actuelle ville de Ticonderoga, État de New York), pourtant construit en 1755, soit au début du conflit et justement censé répondre à un siège à l'européenne, n'échappe pas à la critique des officiers français, comme le comte de Malartic, qui note en 1756: "Le fort de Carillon ne sera jamais bon, coûtera beaucoup et n'arrêtera pas longtemps l'ennemi. Il y a plus d'un an qu'on y travaille. Le corps de la place n'est pas fini. Que de choses à dire qui demanderaient une trop longue digression pour être insérée dans un journal!"

A Plan of the Town and Fort of Carillon at Ticonderoga (détail),
Thomas Jefferys, 1758, Bibliothèque et Archives nationales du Québec

Tout n'est cependant pas critique acerbe sous la plume des officiers français lorsqu'il s'agit d'évoquer les forts qu'ils auront à assiéger ou à défendre. Dans un mémoire remis au ministre de la guerre en janvier 1759, Bougainville reconnaît les capacités de défense du fort Niagara, reconstruit en pierre sur les berges du lac Ontario en 1725: "Cette place, la meilleure sans contredit de tout le Canada, peut avec 500 hommes de garnison, des munitions de guerre et de bouche suffisantes, un commandant ferme, intelligent et du métier, faire une bonne défense". Comme pour répondre à son appel, l'expérimenté Pierre Pouchot ne cédera Niagara en juillet 1759 qu'après une résistance acharnée de près de trois semaines...

Plan de Niagara et des fortifications faites en 1755 et 1756, anonyme, 1756,
Dépôt des Fortifications des Colonies, Archives Nationales d'Outre-Mer

Malgré l'opinion plutôt négative qu'ont les officiers français à l'égard des fortifications en Nouvelle-France, l'espace nord-américain se révélera propice à la tenue de sièges répondant parfaitement au modèle européen de la guerre de siège.
À bientôt pour de nouveaux billets historiques!
Michel Thévenin

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