mercredi 19 juin 2019

Québec 1759, un ou des sièges?

Bonsoir!

Aujourd'hui, je souhaite vous partager un résumé de ma présentation au Congrès de la French Colonial Historical Society, qui avait lieu la semaine passée à Longueuil. Dans cette présentation, je me suis intéressé à un événement important dans la mémoire québécoise, le "siège" de Québec de 1759.
Plusieurs historiens se sont livrés à une analyse des événements séparant l'arrivée des Britanniques à l'île d'Orléans le 27 juin de la reddition de la ville le 18 septembre, créant ainsi le récit d'un grand "siège" de Québec. Au cours de ma maîtrise, par laquelle je me suis intéressé au modèle de la guerre de siège aux 17e et 18e siècles, et à son application en Amérique, j'ai pu me pencher sur cet événement. Une analyse de celui-ci par l'angle de la guerre de siège m'a permis de déconstruire l'idée selon laquelle les opérations militaires de l'été 1759 à Québec constitueraient un seul et même ensemble, un seul et même "siège". Je vais donc ici vous résumer pourquoi il me semble plus judicieux de parler d'une "campagne" de Québec, constituée de plusieurs "sièges".

Bataille des Plaines d'Abraham, 13 septembre 1759, Hervey Smith, 1797,
Bibliothèque du Ministère de la Défense du Canada

À l'été 1759, le Canada fait face à plusieurs offensives britanniques, touchant l'ensemble du système défensif de la colonie: à l'est, Québec est directement attaquée par l'armée du général James Wolfe; au sud, la frontière du lac Champlain, avec le fort Carillon, est sous la menace de Jeffery Amherst. L'ouest est également concerné, avec les forts Niagara, Machault (actuelle ville de Franklin, Pennsylvanie), ainsi que le fort Lévis (à proximité d'Ogdensburg, État de New York), qui verrouille les rapides du Saint-Laurent à l'ouest de Montréal. Au soir du 16 juillet 1759, ayant tout juste appris que le fort Niagara est assiégé, le marquis de Montcalm fait part dans une lettre de ses impressions à son second, le chevalier de Lévis:
"Je vois le Canada attaqué par six endroits: le Sault de Montmorency, la pointe de Lévis, Carillon, la tête des Rapides, Niagara, le fort Machault".
La remarque n'est pas anodine: plutôt que de nommer Québec, pourquoi Montcalm dissocie-t-il les opérations ayant cours à la Chute Montmorency de celles de la pointe Lévis?

Le 27 juin, les Britanniques arrivent à l'île d'Orléans, et y établissent un premier camp. James Wolfe, commandant de l'armée assiégeante, s'aperçoit que Montcalm a négligé la pointe Lévis, située sur la rive sud du fleuve, juste en face de Québec. Il envoie donc un détachement en prendre possession dans la soirée du 29, et dès le lendemain, les Britanniques commencent la construction de batteries d'artillerie. Celles-ci entrent en action dans la nuit du 12 au 13 juillet (juste après le fiasco du "Royal-Syntaxe"), et bombardent Québec sans relâche jusqu'à la reddition de celle-ci, le 18 septembre.

 Gravure tirée de Théorie nouvelle sur le mécanisme de l'artillerie,
Joseph Dulacq, 1741

Dans son Mémoire sur la défense du fort de Carillon de février 1759, l'ingénieur Desandrouins notait le caractère inhabituel d'un tel bombardement: "il est fort rare qu'on cherche à se rendre maître d'une place par le seul bombardement". Guillaume LeBlond donnait en 1743, dans son Traité de l'attaque des places, la raison du bombardement ordonné par Wolfe à l'été 1759:
"Bombarder une ville, c'est y jetter une quantité de Bombes pour en détruire les maisons & les principaux Edifices. Cette expedition se fait communement lorsqu'on ne peut pas présumer de s'emparer de la Ville par un Siége en forme".
Le plan initial de Wolfe était de débarquer sur la plaine de Beauport, au nord-est de la ville, pour pouvoir mener un siège "en forme", c'est-à-dire en suivant le modèle de siège selon Vauban. Constatant que Montcalm a établi de solides défenses entre les rivières Saint-Charles et Montmorency, il doit abandonner son projet de "s'emparer de la ville par un siège en forme", et choisit dans un premier temps l'option d'un bombardement massif depuis la pointe Lévis.

Vue de l'église Notre-Dame-de-la-Victoire, érigée en souvenir de la levée du siège de 1690,
et détruite en 1759, Richard Short, 1761, Bibliothèque et Archives Canada

En même temps qu'il bombarde Québec, Wolfe entreprend de forcer les défenses de Beauport. Les Britanniques débarquent dans la nuit du 8 au 9 juillet à l'Ange-Gardien, à l'est de la rivière Montmorency, et commencent à construire un camp retranché près de celle-ci. Se trouvant directement en face des positions françaises, situées sur l'autre rive, ils menacent dangereusement l'extrémité des défenses de Québec. Le 10 juillet, voyant les travaux britanniques, le chevalier de Lévis, qui commande dans cette partie, réorganise le camp retranché français, pour pouvoir faire face aux éventuelles attaques ou bombardements des Britanniques établis de l'autre côté de la rivière.
S'ensuit alors pendant tout le mois de juillet une situation voyant les deux camps ennemis adopter des dispositions tant défensives qu'offensives, les deux camps retranchés semblant "s'assiéger" mutuellement. Si les contemporains n'évoquent pas ici un "siège" à proprement parler, on retrouve dans les agissements des Français comme des Britanniques toutes les caractéristiques ou presque d'un véritable siège: reconnaissances, tentatives d'investissement, construction de batteries d'artillerie et bombardement des positions adverses, comme lors des journées des 15 et 16 juillet, qui voient les deux armées s'opposer dans un féroce duel d'artillerie des deux côtés de la rivière.
Montcalm mentionne le 17 juillet l'action de l'ingénieur De Caire, alors chargé des travaux dans cette partie (et qui s'était illustré quelques jours plus tôt dans un duel contre l'ingénieur canadien Chartier de Lotbinière):
"Ce soir M. de Caire, ingénieur, couronne par une sape et des places d'armes le précipice du Sault-Montmorency; ce sont deux à trois cents toises d'ouvrages qui valent bien le couronnement d'un chemin couvert".
Sape, places d'armes, couronnement d'un chemin couvert: Montcalm utilise ici un vocabulaire directement emprunté à l'art des sièges. La similitude avec le modèle de Vauban se retrouve le 29 juillet, lorsque le chevalier de Lévis dépêche 300 hommes avec des vivres pour trois jours, pour aller occuper les arrières du camp britannique et interdire à celui-ci toute communication avec la campagne, reproduisant ainsi le schéma d'un investissement de place.

La bataille livrée près des Chutes Montmorency le 31 serait ainsi une tentative "d'assaut" lancé par les Britanniques pour mettre fin à ce "siège" localisé. Mais la défaite britannique ne signifie pas leur abandon. Le mois d'août voit le "siège" des deux camps se poursuivre, et ce n'est que le 25 que les Britanniques commencent à évacuer leur camp de la rivière Montmorency.

A view of the fall of Montmorenci and the attack made by General Wolfe,
on the French intrenchments near Beauport, with the Grenadiers of the army,
July 31 1759, Hervey Smith, 1768

Un dernier "siège" prend place à la suite de la bataille des Plaines d'Abraham du 13 septembre. Lorsque Wolfe tente et réussit un débarquement en amont de Québec à l’Anse-au-Foulon dans la nuit du 12 au 13 septembre, il réalise ce que Montcalm redoutait depuis le début de la campagne : être en mesure d’assiéger Québec « dans les formes ». S’il y a bataille le 13, c’est parce que Montcalm, tout comme l’ensemble des officiers l’accompagnant, refuse l’éventualité même d’un siège de la ville. Avant même l’arrivée des Britanniques à la fin juin, le plan de défense de la capitale de la colonie excluait toute option permettant à Wolfe d’assiéger directement la ville. La raison principale en est le dénigrement constant dont font preuve les officiers de l’armée française à l’égard des fortifications de Québec.

Malgré le pessimisme ambiant quant à la qualité des fortifications de Québec, celles-ci ont quand même contraint les Britanniques à mener un siège "dans les formes". Dès le soir du 13 septembre, Townshend, ayant succédé à Wolfe tombé sur le champ de bataille, commence les préparatifs d’un siège. Utilisant au mieux la géographie de Québec, il décide, au lieu d’ouvrir des tranchées face aux bastions comme le feront les Français quelques mois plus tard, de se servir des Buttes-à-Neveu comme rempart naturel pour établir son armée. L’essentiel des travaux de siège britanniques entre les 14 et 17 septembre se résume ainsi à la construction de redoutes destinées à protéger les batteries érigées au sommet des buttes. L’artilleur canadien Louis-Thomas Jacau de Fiedmont dirige les tirs de l’artillerie de la ville pour freiner la besogne des travailleurs britanniques, et ainsi espérer les secours des restes de l’armée française. Les efforts de Fiedmont seront cependant insuffisants, et la ville capitule le 18 septembre.

Le « siège » de Québec de 1759, auquel je propose de privilégier le terme de « campagne », voit ainsi trois « sièges » localisés. Le bombardement de la ville depuis la pointe Lévis à partir du 12 juillet constitue un premier « siège » – ou plus exactement une sous-catégorie de siège, pour reprendre la définition de Guillaume LeBlond. Simultanément, le front distinct de la Chute Montmorency voit les deux camps retranchés français et britanniques « s’assiéger » mutuellement, la bataille du 31 juillet faisant figure d’assaut manqué par les Britanniques pour s’emparer de la « place » que représente le camp français. Enfin, le troisième « siège » est la conséquence directe de la défaite de Montcalm sur les plaines d’Abraham le 13 septembre. L’armée française n’ayant réussi à déloger les Britanniques des Plaines, ceux-ci ont tout loisir d’effectuer leurs travaux de siège face aux murs de la ville, entraînant la reddition de celle-ci le 18 septembre.

Voilà pour aujourd'hui (désolé pour la densité et la longueur de l'article, n'hésitez pas à ma poser vos questions en commentaires).


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À bientôt pour de nouveaux billets historiques!
Michel Thévenin

lundi 17 juin 2019

"Vauban en Amérique?"

Bonsoir!

Un court article pour ce soir, dans lequel j'aimerais vous faire part d'une petite merveille d'histoire numérique.

Lors du congrès de la French Colonial Historical Society / Société d'histoire coloniale française, qui avait lieu à Longueuil du 13 au 15 juin dernier, j'ai assisté à une présentation qui m'a permis de découvrir une plateforme numérique très intéressante pour les historiens, nommée Historiamatica. Cette plateforme, créée par quatre étudiants à la maîtrise en informatique appliquée à l'Histoire à l'Université de Sherbrooke, offre plusieurs articles et réflexions de qualité sur divers sujets de l'histoire, y compris sa partie numérique, encore trop méconnue.

La présentation était axée particulièrement sur leur dernier projet, réalisé à l'automne dernier sous la supervision d'un de leurs professeurs, et qui me parle directement (cliquer sur l'image pour accéder au site):

Ce projet est des plus utiles pour les historiens qui, comme moi, s'intéressent à la fortification et à la guerre de siège aux 17e et 18e siècles, tant en Europe qu'en Amérique du Nord. Il présente en effet l'influence de l'ingénieur militaire Vauban sur la fortification en Nouvelle-France. Je vous laisse découvrir les richesses de ce site, mais je peux vous donner quelques exemples de celles-ci: une carte des fortifications construites ou rénovées par Vauban en France (avec les sites des différents organismes les gérant), une carte de l'Amérique du Nord présentant les fortifications de la Nouvelle-France...

Au plan plus local, une superbe réalisation de ce site est la reproduction en 3D, avec l'aide de drones, du fort Chambly, maillon important de la chaîne de forts protégeant Montréal en suivant la vallée de la rivière Richelieu et du lac Champlain.


Outre cette modélisation du fort, un fond de carte permet de voir l'évolution des tracés de celui-ci, ainsi que différents documents d'archives (iconographiques principalement) le concernant.
Je vous encourage très vivement à aller jeter un oeil à ce très beau projet d'histoire numérique, qui sera un allié précieux pour les historiens de la fortification "à la Vauban"!

À bientôt pour de nouveaux billets historiques!
Michel Thévenin

lundi 10 juin 2019

Congrès de la French Colonial Historical Society


Bonjour!

Pas d'article pour aujourd'hui, mais une petite annonce.

Je vais avoir le plaisir de participer cette année au Congrès annuel de la French Colonial Historical Society / Société d'histoire coloniale française, qui se déroulera cette semaine, du 13 au 15 juin, à Longueuil. 
J'y présenterais, au sein d'une double séance consacrée à la guerre de Sept Ans présidée par mon directeur de recherche, Alain Laberge, des résultats de recherche issus de mon mémoire de maîtrise et concernant le "siège" de Québec de l'été 1759. Un article reprenant les grandes lignes de ma communication suivra bientôt.

Voici ci-dessous le programme du Congrès, auquel il est encore temps de s'inscrire!

À bientôt pour de nouveaux billets historiques!
Michel Thévenin

jeudi 6 juin 2019

Duel d'ingénieurs en plein siège de Québec

Bonsoir!

Étant plongé ces jours-ci dans la lecture fascinante du Montcalm, général américain de mon ami Dave Noël (ouvrage que je vous recommande fortement), je suis tombé sur une petite anecdote bien sympathique, que je souhaitais vous partager ici.

Alors que les Britanniques sont arrivés à l'Île d'Orléans le 27 juin et ont commencé leurs travaux de siège, un duel à l'épée oppose au début du mois de juillet deux ingénieurs militaires de l'armée française, le Canadien Michel Chartier de Lotbinière et le Français François de Caire, ingénieur de 28 ans arrivé en Nouvelle-France quelques semaines plus tôt.

Le Journal du siège de Québec attribué à François-Joseph de Vienne nous relate l'incident:
"7 juillet. M. de Lotbinière, cy-devant ingénieur en ce pays, a eu quelques altercations avec M. Decaire ingénieur ordinaire, de façon que les choses sont devenues si sérieuses qu'il fallut déguainer; le premier a reçu un coup d'épée qui lui passe dans l'épaule, mais qui n'est point dangereux; si cet accident lui est arrivé il n'y a point de sa faute d'autant qu'il avoit fait son possible pour ne pas mettre l'épée à la main; on pense qu'il gardera l'hôpital fort tranquillement pendant quelques mois, et sur la fin de la campagne il pourra sortir."
Le témoignage de François-Joseph de Vienne paraît très complaisant vis-à-vis de Lotbinière. De Vienne est certes un Français "canadianisé" (il occupe le poste de garde-magasin du roi à Québec depuis 1756, mais est présent en Nouvelle-France depuis 1738). On ne peut pour autant l'accuser de "favoriser" les membres de sa terre d'adoption. Une entrée dans son journal en date du 4 juin 1759 se veut très critique quant aux talents d'ingénieur de Lotbinière, tout en vantant ceux de son grand rival, le Français Pontleroy. De Vienne rejoint en cela bon nombre d'officiers français, mettant en lumière l'incompétence de l'ingénieur canadien. Bougainville le désigne par exemple sous le sobriquet si sarcastique de "Vauban du Canada"...

J'ignore hélas pour le moment les causes de ce duel. S'agit-il d'une marque de la rivalité entre ingénieurs métropolitains et coloniaux? La réputation de Lotbinière, et son rôle dans la difficile succession de Chaussegros de Léry au poste d'ingénieur en chef de la Nouvelle-France seront-ils parvenus aux oreilles du jeune ingénieur français? J'espère trouver davantage d'éléments concernant ce duel au cours de ma recherche.
Toujours est-il que la mise hors de combat de Lotbinière réduit encore le nombre d'ingénieurs militaires disponibles dans la colonie (même s'il reprendra du service pour la campagne de 1760), experts scientifiques de la guerre dont Bougainville mesurait toute l'importance à la fin de l'année 1758...

Voilà qui clôt ce petit article.
À bientôt pour de nouveaux billets historiques!
Michel Thévenin

Sources: Dave Noël, Montcalm, général américain, Québec, Boréal, 2018; Journal du siège de Québec du 10 mai au 18 septembre 1759, attribué à François-Joseph de Vienne, nouvelle édition remaniée, mise à jour et présentée par Bernard Andrès et Patricia Willemin-Andrès, Québec, Presses de l'Université Laval, 2018.