jeudi 16 mai 2019

"J'ay pour ce pays cy le péché originel, c'est d'être François"

Bonsoir!

Dans un précédent article portant sur les ingénieurs militaires canadiens en Nouvelle-France, j'avais brièvement mentionné l'opposition entre Français et Canadiens lors de la succession de Chaussegros de Léry au poste d'ingénieur en chef de la colonie. Pour un bref rappel, à la mort de Chaussegros de Léry en mars 1756, deux candidats sont proposés pour lui succéder. Le marquis de Vaudreuil et les Canadiens souhaitent confier la charge à l'un des leurs, l'ingénieur Michel Chartier de Lotbinière, tandis que les officiers français proposent un ingénieur français d'expérience, Nicolas Sarrebource de Pontleroy, alors en poste à Louisbourg. Les débats entre les deux partis sont longs et difficiles, et il faut l'intervention auprès de la Cour de Versailles de l'ingénieur Louis Franquet, supérieur de Pontleroy, pour que celui-ci soit nommé par le roi.

Grâce à mon excellent ami Joseph Gagné (un grand merci à toi Joseph!), je suis très récemment tombé sur quelques documents des plus intéressants sur cette affaire. Le site Archives de la Nouvelle-France est en effet une ressource extrêmement précieuse pour l'accès aux sources traitant de la Nouvelle-France, grâce aux efforts conjoints d'institutions comme Bibliothèque et Archives nationales du Québec, Bibliothèque et Archives Canada, les Archives Nationales d'Outre-Mer et les Archives Nationales françaises.

J'ai ainsi pu mettre la main sur le brevet d'ingénieur en chef du Canada accordé par Louis XV à Pontleroy le 9 avril 1757, que voici:


En voici la transcription (j'ai respecté l'orthographe originale, sans la moderniser):

"Aujourd’huy 9. Avril 1757. Le Roy etant à Versailles, voulant donner au S. de Pontleroy Ingenieur à l’Isle Royale des marques de la satisfaction que Sa Majesté à des services qu’il lui a rendus tant en France que dans laditte Colonie, en l’etablissant Ingenieur en chef en Canada à la place du feu S. de Léry, Et sachant qu’il a l’experience, les connoissances et les talents necessaires pour en bien remplir les fonctions, Sa Majesté l’a retenu et ordonné, retient et ordonne Ingenieur en chef audit paÿs de Canada, pour en laditte qualité visiter les fortiffications de laditte Colonie, dresser les plans, devis et marchez et suivre l’execution des ouvrages qui y seront nécessaires, et pour laditte charge exercer, en joüir et user aux honneurs, autorités, prerogatives et droits y apartenants et aux appointements qui lui seront ordonnés par les Etats et Ordonnances qui seront pour cet effet expédiés. Mande Sa Majesté au S. Mis de Vaudreuil Gouverneur son Lieutenant général de la Nouvelle France de faire reconnoitre led. S. de Pontleroy en Laditte qualité d’Ingenieur en chef de tous ceux et ainsy qu’il apartiendra, et au S. Bigot Intendant de justice, police et finances audit paÿs de le faire payer des appointements qui lui seront ordonnés. Et pour témoignage de sa volonté, Sa Majesté m’a commandé d’expedier le present Brevet qu’Elle a voulu signer de sa main et être contresigné par moy son Conseiller Secrétaire d’Etat et de ses commandements et finances."
Ce document est intéressant sur bien des points, notamment concernant les fonctions d'ingénieur en chef au sein de la colonie. De même, le brevet accordé à Pontleroy est censé mettre fin aux tensions entre Vaudreuil et Montcalm concernant la succession de Chaussegros de Léry, et rappelle au gouverneur canadien son devoir de respecter la décision royale.
Pourtant, tout au long de l'année 1758, Pontleroy ne cesse de se plaindre au ministre du traitement que lui inflige Vaudreuil, vexé de n'avoir pas pu offrir le poste à son protégé Lotbinière. Il écrit ainsi 
"Mr le Marquis de Vaudreuil avoit désiré cette place pour Mr de Lobinière son parent [...] aussy ai-je été regardé en arrivant comme un intrus et comme un homme envoyé pour détruire les abus dans toutes les parties de la fortification."



Pontleroy dénonce à plusieurs reprises les abus de pouvoir et les malversations financières auxquelles se livrent plusieurs officiers dans la colonie, à commencer par l'ingénieur Lotbinière. Or, ces accusations portées contre l'ingénieur canadien se retrouvent sous la plume de plusieurs autres officiers... Il explique ainsi le mépris dont il est victime de la part de Vaudreuil par son intégrité et son refus de participer à ces abus... Au-delà du ton auto-valorisant que l'on retrouve dans la plupart des écrits d'officiers, la carrière de Pontleroy, tant en Europe qu'en Amérique, plaide nettement en sa faveur, son seul véritable échec étant le siège de Québec de 1760, mené dans un contexte particulièrement difficile...
Plus loin, se plaignant qu'on lui aurait refusé un outil qu'on accorde d'ordinaire aux ingénieurs, il utilise des termes particulièrement forts, illustrant selon lui le fossé séparant les Français des Canadiens:
"j’ay pour ce pays cy le péché originel, c’est d’être françois et censeur par ma conduite des abus, car je me garde bien de l’être par mes discours."











C'est sur ces mots lourds de sens quant aux tensions que connaissait la colonie que je vous laisse pour aujourd'hui.
À bientôt pour de nouveaux billets historiques!
Michel Thévenin

Sources: ANOM, Colonies, D2C 2/fol.112v, Brevet d'Ingénieur en chef en Canada pour le Sieur de Pontleroy, Ingénieur à l'Ile Royale, en remplacement du Sieur de Léry, décédé. ANOM, Colonies, C11A 103/fol.404-407, Lettre de Nicolas Sarrebource Maladre de Pontleroy au ministre. À Québec, 1er décembre 1758.

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