jeudi 23 mai 2019

Chouaguen, "la cause directe de tous les troubles survenus dans la colonie"

Bonsoir!

J'aimerais aujourd'hui vous parler d'un site important de la guerre de Sept Ans en Amérique du Nord, que j'ai eu le plaisir de visiter en octobre 2018: les vestiges des forts britanniques de Chouaguen, situés dans l'actuelle ville d'Oswego, dans le nord de l'État de New York, sur la rive sud du lac Ontario.

En 1727, alors que la paix règne entre la France et la Grande-Bretagne depuis le traité d'Utrecht de 1713, les Britanniques s'installent à l'embouchure de la rivière Oswego (sur le site de l'actuelle ville d'Oswego, NY), sur les terres de la Confédération Iroquoise. Très vite, le poste de traite qu'ils y établissent devient un ensemble fortifié (trois forts tels que présentés sur la photo ci-dessous), qui assure une solide présence britannique dans la région du lac Ontario.

Panneau d'interprétation présentant les forts britanniques sur le site d'Oswego
(photo Joseph Gagné, octobre 2018)

En 1750, Roland-Michel Barrin de la Galissonière, ancien gouverneur par intérim de la Nouvelle-France entre 1747 et 1749, rédige un Mémoire sur les colonies de la France dans l'Amérique septentrionale, fort instructif concernant la situation stratégique de l'Amérique du Nord.
La Galissonière donne ainsi un avis particulièrement tranché sur la présence britannique à Chouaguen:
"Le fort Frontenac est au débouché du Lac Ontario, sur lequel les Anglais ont établi un poste ou fort appelé Chouaguen, qui est une des usurpations des plus manifestes et en même temps des plus nuisibles au Canada. Ce poste placé sur un terrain et au bord d’un lac, dont les Français ont toujours été en possession n’a été établi par les Anglais, que nombre d’années depuis le Traité d’Utrecht, et dans le temps de la plus profonde paix. On se borna alors de la part du gouverneur du Canada à des protestations, et le poste a subsisté et subsisté, au lieu qu’il fallait le détruire dans l’origine par la force. […] On n’entrera pas ici dans une plus longue discussion sur le point de droit : mais l’on ne doit pas omettre d’observer que ce poste qui a été presque regardé comme un objet de peu d’importance, est capable de causer la ruine entière du Canada, et lui à déjà porté les plus rudes coups. C’est la que les Français font souvent un commerce frauduleux qui fait passer à l’Angleterre les profits les plus clairs que le Canada devrait donner à la France. C’est la que les Anglais prodiguent aux Sauvages l’eau de vie dont l’usage leur avait été interdit par les ordonnances de nos Rois, par ce qu’il les rend furieux. Enfin c’est là que les Anglais attirent toutes les Nations sauvages, et qu’ils tachent a force de présents non seulement de les gagner, mais encore de les engager à assassiner les traiteurs français répandus dans la vaste étendue des forêts de la Nouvelle France. Tant que les Anglais posséderont Chouaguen on ne pourra être que dans une défiance perpétuelle des Sauvages qui ont été jusqu’ici le plus affidés aux Français : on sera obligé d’entretenir dans la plus profonde paix deux fois plus de troupes que l’état de la colonie ne l’exige ou ne le comporte; d’établir et de garder des forts en une infinité d’endroits et d’envoyer presque tous les ans des détachements très nombreux et très dispendieux pour contenir les différentes Nations des Sauvages. La navigation des Lacs sera toujours en risque d’être troublée, la culture des terres ne s’avancera qu’à demi et ne pourra se faire que dans le centre de la colonie, enfin on sera toujours dans une situation qui aura tous les inconvénients de la guerre sans même en avoir les avantages. Il ne faut donc rien épargner pour détruire ce dangereux poste à la première occasion de représailles que les Anglais en fourniront par quelque une de ces hostilités qu’ils ne sont que trop accoutumés de commettre en temps de paix, supposé qu’on ne puisse se le faire céder gré agré moyennant quelque équivalent."
Contrebande, tentatives de détourner les nations autochtones de l'alliance française, perturbation de la navigation sur le lac Ontario: le ton pour le moins virulent, quasi apocalyptique employé par La Galissonière présente sans détour la menace que font peser les trois forts britanniques sur la Nouvelle-France. Cette virulence vis-à-vis de Chouaguen se retrouve dans le discours et les actions des successeurs de La Galissonière, Jonquière, Duquesne puis Vaudreuil. Ce dernier, en poste à partir de 1755, alors que les hostilités entre Français et Britanniques ont éclaté un an plus tôt, porte ses principaux efforts sur l'éradication de la menace britannique de Chouaguen, comme il s'en confie au ministre dans une lettre du 24 juillet 1755:
"Quelque grand soit le mal, il faut que j’y remédie, et pour remplir mes vues et mon zèle à cet égard, je ne saurais perdre de vue mon projet sur Chouaguen, puisque du succès de ce projet dépend la tranquillité de la colonie. […] Si je différais l’expédition de Chouaguen et que les Anglais, après s’être rendus maîtres de Niagara, fortifiassent solidement ce fort, il est sensible qu’ils nous boucheraient la communication des postes du sud, et qu’ils se mettraient en état d’envahir tous nos pays d’en haut. Chouaguen pris et rasé, tous les progrès que les Anglais pourraient avoir faits jusqu’alors, tombent. Quand bien même les Anglais auraient pris Niagara, je ne leur donnerai pas le temps de s’y établir, et par la même expédition je les en délogerai. Chouaguen est depuis l’instant de son établissement le rendez-vous des différentes nations sauvages. C’est de Chouaguen que sortent tous les colliers et les paroles que les Anglais font répandre chez les nations des pays d’en haut. Ça toujours été à Chouaguen que les Anglais ont tenu conseil avec les nations et qu’à force de présents, principalement en boissons enivrantes, ils les ont déterminées à assassiner les François. Enfin, c’est par conséquent Chouaguen qui est la cause directe de tous les troubles survenus dans la colonie, et des dépenses infinies qu’ils ont occasionnées au roi. De la destruction de Chouaguen il s’en suivra."
On reconnaît la similitude dans son ton avec celui de La Galissonière cinq ans plus tôt... Si l'offensive britannique de l'année 1755 contraint Vaudreuil à renoncer à son projet sur Chouaguen, l'arrivée en 1756 de renforts venus de France, menés par le marquis de Montcalm, lui permet de mettre à exécution son dessein. La prise des forts britanniques à l'été 1756 (malgré la mort regrettable de l'ingénieur Lombard de Combles) permet aux Français de s'assurer le contrôle du lac Ontario, en plus de porter un rude coup aux intérêts britanniques, qui perdent là une base offensive d'importance.

Voilà qui clôt cet article pour aujourd'hui.
À bientôt pour de nouveaux billets historiques!
Michel Thévenin

Sources: Roland-Michel Barrin de la Galissonière, Mémoire sur les Colonies de la France dans l'Amérique Septentrionale; Lettre de M. de Vaudreuil au Ministre de la Marine, 24 juillet 1755, dans Extraits des archives des ministères de la Guerre et de la Marine à Paris: Canada, correspondance générale, MM. Duquesne et Vaudreuil, gouverneurs-généraux, 1755-1760, Québec, Imprimerie L-J Demers & Frère, 1890, p. 46-49.

jeudi 16 mai 2019

"J'ay pour ce pays cy le péché originel, c'est d'être François"

Bonsoir!

Dans un précédent article portant sur les ingénieurs militaires canadiens en Nouvelle-France, j'avais brièvement mentionné l'opposition entre Français et Canadiens lors de la succession de Chaussegros de Léry au poste d'ingénieur en chef de la colonie. Pour un bref rappel, à la mort de Chaussegros de Léry en mars 1756, deux candidats sont proposés pour lui succéder. Le marquis de Vaudreuil et les Canadiens souhaitent confier la charge à l'un des leurs, l'ingénieur Michel Chartier de Lotbinière, tandis que les officiers français proposent un ingénieur français d'expérience, Nicolas Sarrebource de Pontleroy, alors en poste à Louisbourg. Les débats entre les deux partis sont longs et difficiles, et il faut l'intervention auprès de la Cour de Versailles de l'ingénieur Louis Franquet, supérieur de Pontleroy, pour que celui-ci soit nommé par le roi.

Grâce à mon excellent ami Joseph Gagné (un grand merci à toi Joseph!), je suis très récemment tombé sur quelques documents des plus intéressants sur cette affaire. Le site Archives de la Nouvelle-France est en effet une ressource extrêmement précieuse pour l'accès aux sources traitant de la Nouvelle-France, grâce aux efforts conjoints d'institutions comme Bibliothèque et Archives nationales du Québec, Bibliothèque et Archives Canada, les Archives Nationales d'Outre-Mer et les Archives Nationales françaises.

J'ai ainsi pu mettre la main sur le brevet d'ingénieur en chef du Canada accordé par Louis XV à Pontleroy le 9 avril 1757, que voici:


En voici la transcription (j'ai respecté l'orthographe originale, sans la moderniser):

"Aujourd’huy 9. Avril 1757. Le Roy etant à Versailles, voulant donner au S. de Pontleroy Ingenieur à l’Isle Royale des marques de la satisfaction que Sa Majesté à des services qu’il lui a rendus tant en France que dans laditte Colonie, en l’etablissant Ingenieur en chef en Canada à la place du feu S. de Léry, Et sachant qu’il a l’experience, les connoissances et les talents necessaires pour en bien remplir les fonctions, Sa Majesté l’a retenu et ordonné, retient et ordonne Ingenieur en chef audit paÿs de Canada, pour en laditte qualité visiter les fortiffications de laditte Colonie, dresser les plans, devis et marchez et suivre l’execution des ouvrages qui y seront nécessaires, et pour laditte charge exercer, en joüir et user aux honneurs, autorités, prerogatives et droits y apartenants et aux appointements qui lui seront ordonnés par les Etats et Ordonnances qui seront pour cet effet expédiés. Mande Sa Majesté au S. Mis de Vaudreuil Gouverneur son Lieutenant général de la Nouvelle France de faire reconnoitre led. S. de Pontleroy en Laditte qualité d’Ingenieur en chef de tous ceux et ainsy qu’il apartiendra, et au S. Bigot Intendant de justice, police et finances audit paÿs de le faire payer des appointements qui lui seront ordonnés. Et pour témoignage de sa volonté, Sa Majesté m’a commandé d’expedier le present Brevet qu’Elle a voulu signer de sa main et être contresigné par moy son Conseiller Secrétaire d’Etat et de ses commandements et finances."
Ce document est intéressant sur bien des points, notamment concernant les fonctions d'ingénieur en chef au sein de la colonie. De même, le brevet accordé à Pontleroy est censé mettre fin aux tensions entre Vaudreuil et Montcalm concernant la succession de Chaussegros de Léry, et rappelle au gouverneur canadien son devoir de respecter la décision royale.
Pourtant, tout au long de l'année 1758, Pontleroy ne cesse de se plaindre au ministre du traitement que lui inflige Vaudreuil, vexé de n'avoir pas pu offrir le poste à son protégé Lotbinière. Il écrit ainsi 
"Mr le Marquis de Vaudreuil avoit désiré cette place pour Mr de Lobinière son parent [...] aussy ai-je été regardé en arrivant comme un intrus et comme un homme envoyé pour détruire les abus dans toutes les parties de la fortification."



Pontleroy dénonce à plusieurs reprises les abus de pouvoir et les malversations financières auxquelles se livrent plusieurs officiers dans la colonie, à commencer par l'ingénieur Lotbinière. Or, ces accusations portées contre l'ingénieur canadien se retrouvent sous la plume de plusieurs autres officiers... Il explique ainsi le mépris dont il est victime de la part de Vaudreuil par son intégrité et son refus de participer à ces abus... Au-delà du ton auto-valorisant que l'on retrouve dans la plupart des écrits d'officiers, la carrière de Pontleroy, tant en Europe qu'en Amérique, plaide nettement en sa faveur, son seul véritable échec étant le siège de Québec de 1760, mené dans un contexte particulièrement difficile...
Plus loin, se plaignant qu'on lui aurait refusé un outil qu'on accorde d'ordinaire aux ingénieurs, il utilise des termes particulièrement forts, illustrant selon lui le fossé séparant les Français des Canadiens:
"j’ay pour ce pays cy le péché originel, c’est d’être françois et censeur par ma conduite des abus, car je me garde bien de l’être par mes discours."











C'est sur ces mots lourds de sens quant aux tensions que connaissait la colonie que je vous laisse pour aujourd'hui.
À bientôt pour de nouveaux billets historiques!
Michel Thévenin

Sources: ANOM, Colonies, D2C 2/fol.112v, Brevet d'Ingénieur en chef en Canada pour le Sieur de Pontleroy, Ingénieur à l'Ile Royale, en remplacement du Sieur de Léry, décédé. ANOM, Colonies, C11A 103/fol.404-407, Lettre de Nicolas Sarrebource Maladre de Pontleroy au ministre. À Québec, 1er décembre 1758.