jeudi 28 mars 2019

La formation des ingénieurs militaires: l'École Royale du Génie de Mézières


Bonsoir!

Aujourd'hui, pour continuer ma série d'articles sur les ingénieurs militaires, ces "scientifiques" de la guerre de siège au 18e siècle, je souhaite aborder quelques points concernant la formation que reçoivent ces ingénieurs militaires. Il s'agit là d'une introduction au sujet, principalement tirée de ma recherche de maîtrise et de mon début de doctorat. Plusieurs articles viendront la compléter au fil de ma recherche.

La profession d'ingénieur militaire est véritablement institutionnalisée en France dans les années 1660, par la création des deux corps des "Ingénieurs du roi des places fortes de la Guerre et de la Marine", lesquels sont réunis en 1691 sous l'impulsion de Vauban en un unique Département des Fortifications, indépendant du Secrétariat d'État à la Guerre (il y sera rattaché en 1743).

Pendant la première moitié du 18e siècle, la formation des ingénieurs militaires laisse grandement à désirer. Vauban avait théorisé un modèle idéal de siège, mais ses écrits ne sont pas publiés avant la fin de la décennie 1730. Les rares copies manuscrites sont jalousement gardées par les ingénieurs ayant côtoyé et appris auprès de Vauban. Ceux-ci transmettent leur savoir hérité du maître à quelques-uns de leurs disciples, pour ainsi dire privilégiés, qui à leur tour le transmettent à une nouvelle génération d'ingénieurs. Il faut attendre 1737 pour voir une publication fidèle du Traité de l'attaque des places de Vauban, offrant ainsi enfin aux ingénieurs un accès direct aux théories maîtresses de la guerre de siège.
L'expérience pratique des ingénieurs militaires se révèle également très lacunaire. Celle-ci s'acquiert, comme à la fin du siècle précédent, sur le terrain, suivant là aussi un modèle de parrainage par les premiers disciples de Vauban. Mais contrairement à ces derniers, qui avaient pu affermir leur savoir par les nombreux sièges de la guerre de Succession d'Espagne (1701-1714), les ingénieurs des décennies 1720-1730 subissent le contrecoup de la période de paix que connaît l'Europe de l'ouest entre 1714 et 1740. Les courts épisodes des guerres de la Quadruple Alliance (1718-1720) et de la Succession de Pologne (1733-1738, les combats cessant en 1735) n'offrant que trop peu d'occasions de sièges à ces ingénieurs pour parfaire leur formation.

La conséquence directe de cette formation déficiente en matière de siège, tant dans la théorie que dans la pratique, est l'hécatombe que subit le corps des ingénieurs militaires français pendant la guerre de Succession d'Autriche (1740-1748). Entre 1744 et 1748, la multiplication des sièges en Italie, en Allemagne et dans les Pays-Bas autrichiens (actuelle Belgique) provoque la mort de 48 ingénieurs. Les autorités ministérielles prennent alors conscience de l'insuffisance de la formation reçue par les ingénieurs, et entreprennent donc de la réformer intégralement.

C'est ainsi qu'est fondée en 1748 l'École Royale du Génie de Mézières. L'ouverture de cette école marque la volonté d'offrir aux nouvelles générations d'ingénieurs militaires une formation théorique et pratique poussée dans la science de l'attaque et de la défense des places fortes. Les jeunes étudiants apprennent ainsi à dresser les plans des travaux de siège, et à les mettre en pratique lors de grands exercices d'entraînements sur des modèles réduits de fortifications.

Exercices dans l'attaque et la défense des fortifications,
École Royale du Génie de Mézières, 1774,
document conservé au Service historique de la Défense, Dépôt des Fortifications.

Leur savoir théorique comprend tant les écrits de Vauban, réédités à plusieurs reprises dans la décennie 1740, que des travaux techniques précis plus récents. Ces écrits théoriques insistent sur l'omniprésence des mathématiques dans la science de l'ingénieur, notamment dans l'art de fortifier les places. La fortification repose en effet sur une géométrie savamment calculée, impliquant des mesures extrêmement précises d'angles des différentes pièces de fortification. Parmi les références majeures utilisées à Mézières figurent en premier lieu les travaux de Bernard Forest de Bélidor, qui dans les années 1730 a consacré ses talents de mathématicien au savoir technique des ingénieurs (mais également des artilleurs).

Le parfait ingénieur françois, par l'abbé Deidier, édition de 1757.

Bernard Forest de Bélidor, La science des ingénieurs, 1729 (frontispice de la première édition)

Parmi les onze ingénieurs militaires français envoyés en Nouvelle-France lors de la guerre de Sept Ans, cinq sont passés par l'École Royale du Génie de Mézières, et donc disposent d'une formation des plus poussées, tant en matière de siège que de fortification. Le plus jeune, Louis-Joseph des Robert, seigneur d'Écouviez, naît en 1735 et est élève à Mézières entre 1754 et 1755. Il reçoit son diplôme d'ingénieur le 1er janvier 1756 et fait partie des renforts accompagnant Bougainville au Canada en 1759. Il participe notamment aux sièges de Québec de 1759 et de 1760. Les quatre autres ingénieurs passés par Mézières sont eux aussi très jeunes, étant tous âgés entre 26 et 30 ans au moment de leur départ de France. Malgré leur jeunesse et leur inexpérience, leur savoir poussé acquis à Mézières s'avérera précieux lors du conflit en Amérique. J'aurais l'occasion de me pencher sur ce point dans un prochain article.

À bientôt pour de nouveaux billets historiques!
Michel Thévenin

Sources: Anne Blanchard, Les ingénieurs du "Roy" de Louis XIV à Louis XVI: études du corps des fortifications, Montpellier, Université Paul Valéry, 1979 et Dictionnaire des ingénieurs militaires, 1691-1791, Montpellier, Université Paul Valéry, 1981. Hélène Vérin, La gloire des ingénieurs. L'intelligence technique du XVIe au XVIIIe siècle, Paris, Albin Michel, 1993. Christopher Duffy, Siege Warfare, volume II: The Fortress in the Age of Vauban and Frederick the Great, 1680-1789, Londres, Routledge and Kegan Paul, 1985.

lundi 11 mars 2019

Les ingénieurs canadiens en Nouvelle-France pendant la guerre de Sept Ans

Bonsoir!


MISE À JOUR mars 2023: ma recherche ayant fortement avancé depuis la rédaction de cet article il y a quatre ans, il serait à reprendre en grosse partie, ce que je ferai plus tard. Quelques corrections toutefois: Chaussegros de Léry fils n'est pas ingénieur. Il a servi comme sous-ingénieur sous les ordres de son père, mais il n'a jamais eu le brevet d'ingénieur militaire, puisqu'il a démissionné de son poste en 1749, avouant lui-même ne pas être fait pour ce métier. Il ne fait donc pas partie de la liste restreinte des "ingénieurs" canadiens. Toutefois, au moins un autre nom est à rajouter, à savoir celui d'Étienne Rocbert de La Morandière (frère de la célèbre épistolière Élizabeth Bégon).

Pour poursuivre sur la lancée de mon dernier article, qui présentait les ingénieurs militaires français présents en Nouvelle-France lors de la guerre de Sept Ans, je souhaite aujourd'hui vous présenter leurs collègues canadiens.

Alors que dans leurs écrits, les officiers français sont très bavards à propos de leurs collègues canadiens (tant des troupes de la Marine que des milices), ils sont plutôt silencieux concernant les ingénieurs canadiens. Dans les sources que j'ai traitées dans le cadre de ma maîtrise sur la guerre de siège, seuls deux noms d'ingénieurs canadiens apparaissent: Gaspard-Joseph (parfois appelé Joseph-Gaspard) Chaussegros de Léry et Michel Chartier de Lotbinière.

Le premier est le fils de Gaspard-Joseph Chaussegros de Léry, et est né en 1721 à Québec. Son père, ingénieur militaire, était arrivé de France en 1716 et a laissé une empreinte marquée sur la Nouvelle-France. Ingénieur en chef de Nouvelle-France jusqu'à son décès en 1756, il a entre autres érigé les nouvelles fortifications de Québec en 1745, qui subiront les sièges de 1759 et 1760. Son fils Joseph-Gaspard suit ses traces dans le Génie. Son rôle en tant qu'ingénieur pendant la guerre de Sept Ans est pourtant fortement occulté par les officiers français. Chaussegros de Léry fils est principalement connu pour le raid victorieux qu'il a mené en mars 1756 sur le fort Bull, près du lac Oneida (à proximité de l'actuelle Rome, État de New-York). En prenant par surprise cet important dépôt britannique de vivres et de munitions, il a contribué à l'isolement des forts d'Oswego, et ainsi facilité le siège et la prise de ceux-ci au mois d'août 1756. La seule mention de son rôle d'ingénieur dont j'ai eu connaissance pour l'instant est sa présence au fort Niagara à l'automne 1755, poste dont il est chargé d'améliorer les fortifications. Envoyé à Niagara pour l'épauler à la fin de l'année 1755, Pierre Pouchot, officier des troupes de terre possédant de solides connaissances de Génie, manifeste un certain dédain vis-à-vis de Chaussegros de Léry, lui attribuant le vocable peu reluisant de "soi-disant ingénieur"... N'ayant pas vraiment pu me pencher sur le personnage lors de ma maîtrise, je ne peux juger de la pertinence de la remarque de Pouchot, mais je ne désespère pas de trouver d'autres traces de Chaussegros de Léry fils au cours de mon doctorat.

Portrait de Gaspard-Joseph Chaussegros de Léry fils,
inconnu, 1751-1752,
Collections du Musée National des Beaux-Arts du Québec.

Les officiers français sont bien plus loquaces concernant Michel Chartier de Lorbinière, ingénieur canadien né à Québec en 1723. Il possède une certaine expérience des guerres coloniales, ayant participé entre autres à des campagnes en Acadie en 1746 et 1747. En 1750, La Galissonière, gouverneur par intérim de la Nouvelle-France, l'envoie en France suivre une formation d'ingénieur. Il revient dans la colonie en 1753 avec le diplôme d'ingénieur du Roy. À l'automne 1755, alors que les hostilités entre Français et Britanniques ont débuté depuis plus d'un an, le nouveau gouverneur, le marquis de Vaudreuil, lui confie la construction d'un nouveau fort sur la frontière du lac Champlain. Le nouveau fort Carillon (Ticonderoga, État de New-York) est cependant vite critiqué par les officiers français qui s'y succéderont... Dire que Michel Chartier de Lotbinière et son oeuvre en tant qu'ingénieur ne font pas l'unanimité auprès des officiers français relèverait du doux euphémisme. Dès octobre 1756, soit quelques mois seulement après son arrivée en Nouvelle-France, Louis-Antoine de Bougainville le qualifiait, non sans la pointe de sarcasme qui le caractérise, de "Vauban du Canada"... La plupart des historiens sérieux s'étant intéressés à Chartier de Lotbinière ont confirmé la compétence très relative de celui-ci en tant qu'ingénieur...

Portrait de Michel Chartier de Lotbinière, inconnu, fin 19e siècle,
Bibliothèque et Archives nationales du Québec.
La gravure comporte la mention erronée "ingénieur en chef au Canada",
Lotbinière n'ayant jamais occupé cette fonction.

L'opposition qu'on retrouve dans les écrits de plusieurs officiers français entre ingénieurs canadiens et français rejoint celle divisant le gouverneur Vaudreuil et le marquis de Montcalm. Au décès de Chaussegros de Léry père en mars 1756, la place d'ingénieur en chef de la Nouvelle-France devient vacante. Le débat quant à sa succession dure plus d'un an. Vaudreuil, Canadien de naissance, soutient la candidature de Chartier de Lotbinière, également Canadien. Montcalm et les officiers français soutiennent de leur côté Nicolas Sarrebource de Pontleroy, ingénieur français alors en poste à Louisbourg et disposant d'une très solide expérience de plus de vingt années de service, tant en Europe qu'en Amérique. L'intervention de l'ingénieur Franquet, son supérieur à Louisbourg, décide en 1757 la Cour de Versailles à nommer Pontleroy ingénieur en chef de la Nouvelle-France, au grand déplaisir de Vaudreuil. Le gouverneur n'hésitera pas à critiquer Pontleroy, lui attribuant par exemple l'échec du siège de Québec de 1760...

Pour terminer, je souhaite juste vous mentionner une récente découverte que j'ai eu le plaisir de faire: la semaine dernière, au cours de mes lectures, j'ai appris l'existence d'un autre ingénieur canadien ayant servi pendant la guerre de Sept Ans, dont je n'avais jusqu'à présent jamais entendu parler. Michel de Couagne est né à Louisbourg en 1727 et est le fils d'un ingénieur militaire français en poste au Canada et à Louisbourg pendant plus de vingt ans. Michel de Couagne a participé en tant qu'ingénieur aux deux sièges de Louisbourg de 1745 et 1758. Aucune des sources que j'ai utilisées pour ma maîtrise ne mentionne cet ingénieur, il m'était donc complètement inconnu. Cette réjouissante découverte me montre bien que les premiers éléments de recherche que j'ai effectués au cours de ma maîtrise sur les ingénieurs militaires m'ouvrent la voie à une recherche de doctorat des plus fascinantes!


À bientôt pour de nouveaux billets historiques!
Michel Thévenin

Sources:
Pierre Pouchot, Mémoires sur la dernière guerre de l'Amérique septentrionale entre la France et l'Angleterre, Québec, Septentrion, 2003. Louis-Antoine de Bougainville, Écrits sur le Canada. Mémoires, lettres, journal, Québec, Septentrion, 2003. Dictionnaire biographique du Canada (plusieurs biographies de ces ingénieurs sont disponibles en ligne). Pierre-Georges Roy, Inventaire des papiers de Léry, conservés aux Archives de la Province de Québec, Québec, 1939.

lundi 4 mars 2019

Bougainville et le manque d'ingénieurs militaires en Nouvelle-France

Bonjour!
Dès sa création, mon blogue s'est voulu le reflet de mes recherches de maîtrise et de doctorat sur la guerre au 18e siècle, et plus particulièrement la guerre de siège, en comparant la situation en Europe avec les réalités de la guerre de Sept Ans en Amérique du Nord. J'ai donc principalement partagé les résultats de mes recherches de maîtrise, en y joignant récemment la question des fortifications, moins présente dans ma maîtrise.
Aujourd'hui, je souhaite vous entretenir d'une catégorie d'acteurs décisifs de la guerre de siège: les ingénieurs militaires. Ils ont toujours été plus ou moins présents en filigrane dans mes précédents articles, mais je n'ai pas véritablement pris le temps de leur consacrer un article à part entière. En plus de celui d'aujourd'hui, plusieurs de mes prochains articles traiteront de ces figures de la guerre de siège. J'ai pu commencer à m'y intéresser au cours de ma maîtrise, brièvement, et voyant l'ampleur des questions qui s'offraient à moi, j'ai alors décidé d'en faire mon sujet de doctorat.
Je vous livre donc aujourd'hui, en guise de transition vers mes recherches doctorales, quelques réflexions préliminaires sur ces ingénieurs militaires.

À la fin de l'année 1758, Louis-Antoine de Bougainville est envoyé en France pour convaincre les autorités versaillaises de venir en aide à la Nouvelle-France, dont l'état s'est sérieusement dégradé. Il rédige une série de mémoires faisant état des besoins de l'armée française en Amérique, et souligne à plusieurs reprises le manque criant d'ingénieurs dans la colonie. Pourquoi cette insistance de la part de Bougainville? À l'instar de ses collègues, le jeune officier est pleinement conscient du rôle primordial joué par les ingénieurs dans la guerre de siège que les Français mènent en Nouvelle-France.

Une rapide digression s'impose, pour expliquer la fonction de l'ingénieur militaire. Étymologiquement, le terme "ingénieur" provient du latin ingenium signifiant talent, adresse. L'engineor médiéval est chargé de la conception et du fonctionnement des machines de guerre destinées à la prise des châteaux. Au début du 16e siècle, la distinction se fait entre l'artilleur, responsable des engins de guerre, et l'ingénieur, à la fois constructeur et preneur de places. Même si aux 17e et 18e siècles, l'utilisation du terme se retrouve également dans le domaine civil, la qualité d'ingénieur reste fortement associée au militaire,  comme en témoigne la définition qu'en donnent les dictionnaires de l'Académie Française de 1694, 1718 ou 1740: "L'ingénieur est celui qui invente, qui trace et qui conduit des travaux et des ouvrages pour l'attaque et la défense des places". Je ne m'attarderais pas ici sur les évolutions du corps des ingénieurs militaires français aux 17e et 18e siècles, j'aurais l'occasion d'y revenir dans d'autres articles. Je me contenterais ici d'évoquer leur rôle lors des sièges.

À la fin du 17e siècle, l'importance prise par la guerre de siège en Europe sous l'impulsion entre autres d'un Vauban met en lumière l'expertise des ingénieurs militaires. Chargés d'appliquer les principes de Vauban, ils sont en quelque sorte les "scientifiques" de la guerre de siège, garants de son efficacité implacable. Leur savoir-faire est mobilisé notamment dès les phases préparatoires d'un siège, consistant en des reconnaissances de la place assiégée effectuées par les ingénieurs. La formation reçue est en effet supposée leur avoir procuré le coup d'oeil nécessaire pour analyser le terrain environnant les fortifications à assiéger, et pour déceler les points faibles de celles-ci, permettant de mener une attaque la plus efficace possible. Un bel exemple nous en est donné à l'occasion du siège du fort William-Henry (actuel Lake George, État de New York), au début du mois d'août 1757. Bourlamaque, en charge des opérations du siège, s'appuie sur les conseils de l'ingénieur Desandrouins pour déterminer l'attaque du fort:
"Le 3 aoust nôtre armée étans en presence du fort Georges (nom donné par les Français à William-Henry) a 6 heures du matin, M. De Bourlamaque chargé de la direction du siege et le premier ingenieur allèrent reconnoitre la place le plus près quil fût possible. Il fût convenu que le front du nord-ouest presentois l'attaque la plus facile a cause de la proximité d'une anse propre au debarquement de l'artillerie et d'un ravin pouvant servir de depôt: l'un et l'autre se trouvoient a 350 toises de la place. Le seul desavantage de cette attaque etoit un petit marais a traverser a 90 toises du front attaqué, douze toises seulement du passage de ce marais etoient vües de la place. Au reste on jugea pouvoir aisément le rendre praticable à l'artillerie, de sorte que cet obstacle fût regardé comme moins difficile que ceux qui se rencontroient de tous autre côté".

Illustration d'Eugène Leliepvre représentant Montcalm et des officiers de son état-major,
parmi lesquels un ingénieur militaire (agenouillé à gauche)

Dans le mémoire qu'il rédige le 29 décembre 1758, Bougainville mentionne qu'à cette date, la Nouvelle-France ne dispose que de deux ingénieurs.  Je me suis alors posé la question du nombre d'ingénieurs militaires présents en Nouvelle-France lors de la guerre de Sept Ans.  Pour la suite de cet article je ne vais mentionner que les ingénieurs militaires français, je m'intéresserais aux ingénieurs canadiens dans un autre article.

Du début des hostilités en Amérique en 1754 à la capitulation de Montréal le 8 septembre 1760, dix ingénieurs militaires sont envoyés par Louis XV en Nouvelle-France. À ces dix ingénieurs s'ajoute le sieur Louis Franquet, en poste dans la forteresse de Louisbourg (actuelle Île du Cap-Breton) depuis 1750. Dans son mémoire du 29 décembre 1758, Bougainville estime que la colonie a besoin en tous temps d'au moins six ingénieurs: "Qu'on se représente 5 à 600 lieues de pays où l'on est sans cesse obligé de construire et de se retrancher, et l'on jugera s'il y a trop d'un ingénieur en chef et de 5 sous ses ordres; d'ailleurs ils pourront être tués". La remarque de Bougainville souligne un fait important: les aléas de la guerre peuvent priver l'armée de l'expertise des ingénieurs. Bougainville fait référence à la mort accidentelle de l'ingénieur Lombard de Combles au siège d'Oswego en août 1756. Mais la mort de De Combles (le seul ingénieur français mort en Amérique) n'est pas la seule explication au faible nombre des ingénieurs militaires français. Lorsque le baron de Dieskau est envoyé au Canada avec les premiers régiments réguliers en 1755, il est accompagné de trois ingénieurs, les sieurs Aguiton, Dumoulin et Geoffroy. Aucun des trois ne parvient cependant à rallier la colonie. Le 8 juin, alors que la flotte française navigue au large de Terre-Neuve, une flotte britannique capture (en temps de paix...) les vaisseaux l'Alcide et le Lys, capturant près de 400 soldats français, parmi lesquels nos trois ingénieurs... Heureusement pour la colonie, tous les autres ingénieurs qui traverseront l'Atlantique parviendront à bon port.

The Capture of the "Alcide" and "Lys", 8 June 1755, artiste inconnu,
National Maritime Museum, Greenwich (Royaume-Uni)

Si Bougainville fait part de manière insistante au ministre du manque d'ingénieurs à la fin de l'année 1758, c'est parce que cette campagne a une nouvelle fois mis à rude épreuve les ingénieurs présents dans la colonie. Lorsque Louisbourg tombe à la fin du mois de juillet, la garnison française est renvoyée en France. Deux ingénieurs, Franquet et Grillot de Poilly, sont donc contraints de quitter la colonie. Dans son mémoire du 29 décembre 1758, Bougainville affirme qu'entre l'ingénieur tué, ceux n'ayant jamais atteint le Canada et ceux capturés à Louisbourg, il ne reste plus que deux ingénieurs français en Nouvelle-France, ce qui montre que la colonie manque de ces experts de la guerre de siège. Son ton alarmant est partiellement entendu, puisqu'au printemps 1759, il revient en Nouvelle-France en compagnie de trois nouveaux ingénieurs (alors qu'il en demandait quatre). Ceux-ci, se joignant aux deux derniers ingénieurs métropolitains en poste au Canada, participent activement aux dernières opérations militaires des années 1759 et 1760, parmi lesquelles le siège de Québec de 1760.

Voilà pour aujourd'hui, j'aurais de nombreuses occasions de prolonger mon propos sur les ingénieurs militaires lors de prochains articles. D'ici là, n'hésitez pas, comme d'habitude, à m'adresser vos commentaires, remarques ou questions.
À bientôt pour de nouveaux billets historiques!
Michel Thévenin

Sources: Journal du siège du fort Georges, apellé par les Anglois William Henry, scitué au fond du lac St-Sacrement, avec la description de ce fort et du camp retranché des ennemis. Par M. Des Androuins, ingénieur du Roy employé à ce siège (disponible sur Gallica) / Louis-Antoine de Bougainville, Écrits sur le Canada. Mémoires, lettres, journal, Québec, Septentrion, 2003 / Anne Blanchard, Les ingénieurs du "Roy" de Louis XIV à Louis XVI: études du corps des fortifications, Montpellier, Université Paul Valéry, 1979 et Dictionnaire des ingénieurs militaires, 1691-1791, Montpellier, Université Paul Valéry, 1981.