jeudi 25 avril 2019

L'ingénieur et la cuirasse

Bonsoir!



Notez qu'il s'agit d'une version augmentée et mise à jour le 6 juin 2022.


Le musée du fort Ticonderoga (ancien fort français de Carillon, dans l'actuelle ville de Ticonderoga, État de New York) est un interlocuteur priviliégié pour les historiens militaires de la guerre de Sept Ans en Amérique. Ses collections recèlent de nombreux trésors, qu'il s'agisse de documents rares ou d'artefacts ayant eu un rôle à jouer au cours de ce conflit. J'avais eu l'occasion de vous présenter un de ces artefacts, une moitié de mortier français conservée au fort. J'aimerais maintenant m'attarder sur une autre pièce de l'impressionnante collection de ce musée.

Des réparations menées sur une partie des fortifications en 1941 ont permis de mettre au jour un objet des plus intéressants, à savoir la moitié d'une cuirasse française de la guerre de Sept Ans. La cuirasse était l'héritière des armures médiévales, et consistait en deux plaques de fer permettant de couvrir le buste et le dos (parfois avec des renforts sur les cuisses, dépendamment des corps d'armée). Ici, il s'agit de la plaque de dos d'une de ces cuirasses.

Plaque de dos d'une cuirasse retrouvée au fort Ticonderoga en 1941


L'intérêt d'une telle pièce pour mes recherches rejoint directement les ingénieurs militaires. En effet, la cuirasse a fait partie de l'équipement des ingénieurs dans leurs fonctions d'experts de la guerre de siège. La présence des ingénieurs militaires était en effet extrêmement importante dans le modèle de siège tel que théorisé par Vauban. Les ingénieurs étaient chargés de diriger les travaux d'approche des assiégeants, qu'il s'agisse de l'ouverture de la tranchée (ils décidaient du lieu et du moment exacts), ou de la direction et l'inspection de l'avancée de celle-ci. Il était donc fréquent que ces ingénieurs soient physiquement impliqués dans un siège, et directement soumis au feu de la garnison assiégée. Dans la première moitié du XVIIIe siècle, le corps des ingénieurs a ainsi payé un lourd tribut à cette exposition aux dangers des sièges. Par exemple, au siège de Mons (Belgique) en 1746, pas moins de 7 ingénieurs français meurent dans la tranchée, et 4 autres sont blessés. Dans l'ensemble des sièges menés par l'armée française entre 1744 et 1748, près d'une cinquantaine d'ingénieurs militaires tombent au combat, soit un sixième de l'ensemble du corps des ingénieurs. Pourtant, Louis XV avait tenté d'assurer la protection de ces experts de la prise des places. Une ordonnance royale du 7 février 1744 (disponible sur Gallica) rendait en effet obligatoire pour les ingénieurs militaires le port d'une cuirasse et d'un casque (jusque là peu utilisés) lors des travaux de siège.


L'hécatombe que connait le corps des ingénieurs jusqu'à la paix de 1748 montre l'efficacité toute relative de cette mesure, ou un respect de celle-ci très faible par les ingénieurs, d'autant plus qu'une autre ordonnance du 10 mars 1759 rappelle cette obligation, quasi au mot près...

Comme indiqué sur la notice de cette moitié de cuirasse sur le site du fort Ticonderoga, on ne peut affirmer avec certitude la raison de la présence de cet objet au fort. Le commandant de l'artillerie de la colonie, François-Marc-Antoine Le Mercier, a demandé à avoir une telle cuirasse au début de la guerre, sans qu'on sache si sa demande a été exaucée ou non. Cette cuirasse peut également avoir appartenu à l'un des quelques ingénieurs militaires français ayant combattu en Nouvelle-France pendant la guerre de Sept Ans, qui auraient donc ont amené avec eux ces pièces censées accroître leur sécurité. Et pourtant...

Vous vous souvenez peut-être du premier article de ce blogue, concernant la mort de l'ingénieur Jean-Claude-Henri de Lombard de Combles pendant la guerre de Sept Ans? (J'ai consacré plusieurs articles à cet ingénieur et aux circonstances de sa mort, vous pouvez les retrouver via son nom dans les différentes catégories d'articles à droite). Il s'agit pour rappel du seul ingénieur militaire français mort au combat en Amérique du Nord pendant ce conflit. Lors des phases préalables au siège des forts britanniques de Chouaguen (Oswego, État de New York) en 1756, et plus précisément pendant une reconnaissance des fortifications britanniques, l'ingénieur avait été accidentellement tué par un Autochtone allié aux Français, Hotchig (parfois appelé Ochik ou Aoussik), qui avait confondu le rouge de son uniforme avec celui des Britanniques... Une telle mésaventure aurait peut-être pu être évitée si de Combles avait porté une cuirasse...


Mise à jour 6 juin 2022

Le port de la cuirasse aurait pu être d'une aide d'autant plus précieuse pour notre malheureux Lombard de Combles que je suis tombé il y a quelques jours sur une anecdote, plus heureuse, concernant la cuirasse d'un autre ingénieur envoyé en Nouvelle-France pendant la guerre de Sept Ans.

Il s'agit de Jean-Gabriel Lemercier de Chermont, que j'ai déjà évoqué sur ce blogue dans mon article sur mon ingénieur "fantôme" (voir ici). J'avais en effet réussi à l'identifier en janvier 2021 comme étant le 4e ingénieur qui devait accompagner Louis-Antoine de Bougainville au Canada après la mission de ce dernier en France à l'hiver 1758-1759, alors que j'ignorais jusque-là l'identité de ce mystérieux 4e ingénieur. Son navire ayant eu à faire des réparations au large de l'Espagne, Chermont reçoit de nouveaux ordres, et est redirigé vers la Louisiane plutôt que vers le Canada. Il est le seul ingénieur militaire envoyé par la France en Louisiane pendant le conflit (voir ici une comparaison des différentes colonies).

Toutefois, avant son affectation en Amérique, Chermont, ingénieur depuis 1756, avait servi en Europe, et plus particulièrement en Allemagne en 1757 et 1758. Il participe entre autres aux batailles de Krefeld (23 juin 1758) et de Sanderhausen (23 juillet 1758). Il sert lors de ce dernier combat d'aide-de-camp au duc de Broglie, commandant les troupes françaises à cette occasion. Après la bataille, Broglie fait demander au ministre de la Guerre, le maréchal de Belle-Isle, une commission de capitaine pour le jeune ingénieur, et la lettre conservée dans les archives du Service historique de la Défense (château de Vincennes) montre un exemple parfait de l'utilité du port de la cuirasse:

"M. de Chermont y a évité une blessure très considérable, et peut-être la mort, par une circonstance des plus heureuses. À la fin de l'action, lorsque M. de Puységur fut blessé, il mit sa cuirasse, et un instant après il reçut un coup de feu au milieu de la poitrine".

Service historique de la Défense (Vincennes), GR 1Xe 5


Comme mentionné plus haut, j'ignore à l'heure actuelle si les ingénieurs envoyés au Canada avaient à leur disposition des cuirasses ou non. On peut toutefois constater avec compassion que le pauvre Lombard de Combles aurait certainement préféré en avoir une lors de sa fatale reconnaissance des forts britanniques du 11 août 1756!


À bientôt pour de nouveaux billets historiques!

Michel Thévenin


Si vous appréciez mes recherches et le contenu de ce blogue, acheter mon premier livre (qui est maintenant disponible en France!) serait une très belle marque d'encouragement (voir à droite, "Envie d'en savoir plus?"). Si vous ne voulez pas vous procurer le livre, mais que vous souhaitez tout de même m'encourager à poursuivre sur cette voie, vous pouvez faire un don via Paypal (voir à droite l'onglet "Soutenir un jeune historien"). Vous pouvez également partager cet article (ou tout autre de ce blogue), vous abonner au blogue ou à la page Facebook qui y est liée. Toutes ces options sont autant de petits gestes qui me montrent que mes recherches et le partage de celles-ci auprès d'un public large et varié sont appréciés, et qui m'encouragent à poursuivre dans l'étude d'aspects souvent méconnus de l'histoire militaire du XVIIIe siècle.


Sources: Ordonnance du Roy sur le service & le rang des Ingénieurs, du 7 février 1744; Janis Langins, Conserving the Enlightenment: French Military Engineering from Vauban to the Revolution, Cambridge, The MIT Press, 2004, Anne Blanchard, Les ingénieurs du "Roy" de Louis XIV à Louis XVI. Étude du Corps des Fortifications, Montpellier, Collection du Centre d'histoire militaire et d'études de défense nationale, Université Montpellier III, 1979.

mercredi 3 avril 2019

"De l'art de défendre une place" selon l'ingénieur Desandrouins

Bonsoir à toutes et à tous!

Aujourd'hui, un nouvel article sur les ingénieurs militaires, ou plutôt sur un point précis de leurs fonctions: la défense des places.

Si le savoir des ingénieurs est abondamment utilisé pour l’attaque des places, il se révèle également utile pour la défense de celles-ci. Au mois de février 1759, Jean-Nicolas Desandrouins, un ingénieur militaire français en poste en Nouvelle-France, rédige un mémoire destiné au commandant du fort Carillon (actuelle ville de Ticonderoga, État de New York), dans lequel il expose ses conseils et directives pour la défense de ce fort. 

A Plan of the Town and Fort of Carillon at Ticonderoga (détail),
Thomas Jefferys, 1758, Bibliothèque et Archives nationales du Québec

Âgé de 30 ans lors de la rédaction de son mémoire, Desandrouins compense sa jeunesse par une expérience éprouvée de la guerre de siège lors des guerres de Succession d’Autriche et de Sept Ans (il a servi dans plusieurs sièges des années 1746 à 1748 et combat en Amérique depuis 1756), ainsi que par une formation très poussée à la nouvelle École Royale du Génie de Mézières, fondée en 1748. Son mémoire de 1759 se veut un reflet de l’art acquis à Mézières. Celui-ci repose sur une connaissance profonde des traités théoriques sur la guerre de siège (Vauban, LeBlond) mais aussi d'exemples de sièges célèbres. Il mentionne par exemple le siège de Lille de 1708, au cours duquel la garnison française avait résisté au-delà de toute espérance (environ six mois) et causé de très lourdes pertes aux assiégeants.

Plan des attaques de la citadelle de Lille,
tiré de l'ouvrage Le parfait ingénieur françois, par l'abbé Deidier, édition 1757

Dans ce mémoire, Desandrouins expose les différents types d’attaque (siège en forme, bombardement, escalade) que peut subir le fort Carillon, et le comportement à adopter dans chacun des cas. S’il concède que la chute d’une place ou d’un fort est inéluctable si l’attaque est bien menée – il ne fait en cela que refléter la pensée communément admise depuis les progrès amenés à l’art des sièges par Vauban –, il note néanmoins que le commandant de la place doit être en mesure d’opposer une défense opiniâtre. Il expose ainsi le but de son mémoire, celui d’offrir au commandant du fort Carillon toutes les recommandations nécessaires à l’accomplissement de son devoir (et par extension à la sauvegarde de son honneur personnel):

"De toutes les actions militaires, celles où les fautes sont moins pardonnées, ce sont sans contredit celles de la défense d’une place, parce que, les idées paroissent mieux fixées, et les maximes plus certaines. On ne fait pas grâce à un gouverneur de l’oubli de la moindre chicane, et on le rend responsable d’une négligence qui aura hâté sa reddition d’une journée et peut-être même de moins. Les histoires des guerres passées fournissent quantité d’exemples de punitions très sévères contre des gouverneurs de places, pour n’avoir pas mis en usage les dernières ressources de l’art, et pas un seul que je ne sache, au moins capital, contre un général battu par sa faute. […] Mais si la perte de la réputation et le mépris général sont les suites fâcheuses d’une molle défense, il n’est pas de moyen plus sûr pour un officier particulier d’acquérir une gloire incontestable et de faire rechercher que de montrer de la vigueur et une grande intelligence dans cette partie de la guerre. Il n’est pas même nécessaire pour qu’un commandant puisse mériter l’estime générale, que la place qui lui est confiée soit excellente; il suffit que ces défauts soient connus et que la défense surpasse ce qu’on doit attendre d’un homme ordinaire. Ainsi, quoique le fort de Carillon soit très mal fortifié, on ne pourra refuser les éloges dus à un commandant qui, dans sa défense, emploiera les médiocres ressources dont il peut être susceptible; car Dieu merci, ses défauts ne sont que trop connus de tous les officiers de l’armée et même du soldat. Quoique la conduite d’un siège dépende absolument de la manière dont il est attaqué, il est cependant certaines précautions à prendre, moyens généraux à employer, et chicanes à faire que nous détaillons de notre mieux. Il est bon d’avertir néanmoins que la possibilité de leur exécution dépendra entièrement de la plus ou moins grande vivacité de l’attaque et du nombre des assiégeants; c’est pourquoi un commandant ne pourra mieux faire que de suivre le conseil que donne M. de Feuquières d’avoir un journal public du siège, dans lequel soit écrit jour par jour l’état de la place, tant du dehors que du dedans, les progrès des ennemis et ce qui aura été résolu de faire pour s’y opposer, afin que cette pièce, qui doit avoir été faite sous les yeux des principaux officiers et signée d’eux, étant produite, puisse servir de preuve authentique de la bonne conduite tenue dans la défense."
Il décrit ainsi minutieusement chaque étape de la progression de l’ennemi et les dispositions à prendre en réaction pour prolonger la résistance. Il traite tant de questions poussées comme la répartition des soldats dans les différents ouvrages, l’utilisation de l’artillerie et des munitions ou le moral des troupes, que d’aspects plus « ordinaires », pour reprendre ses propres mots, tels que surveiller la quantité de vivres ou maintenir la vigilance des sentinelles et la tenue de rondes régulières pour prévenir l’arrivée de l’ennemi.

Ce document offre au lecteur un concentré du savoir acquis par l’ingénieur au cours de sa formation, tout en laissant s’exprimer un esprit pleinement imprégné du rationalisme du siècle des Lumières. Se référant aux derniers traités de la guerre de siège et à sa propre expérience dans cette partie de la guerre, il n’hésite pas à contredire le maître en la matière, Vauban, montrant là l’absence d’un certain dogmatisme qui pouvait être reproché aux ingénieurs du début du 18e siècle. Mentionnant l’importance pour l’assiégé d’effectuer des sorties dès le début du siège, pour gêner les travaux d’approche de l’assiégeant, il note : 
"Ces petites sorties sont bonnes; mais quoi qu’en disent les Mémoires de Vauban, lorsqu’on n’a pas fait quelques sorties plus tôt que contre la troisième parallèle, l’on ne connoit pas l’ennemi à qui on a affaire assez tôt. Rien de plus essentiel que de le tâter dès les premiers jours; c’est sur sa foiblesse ou sa fermeté qu’un commandant règle sa défense ".


Pour prodiguer ses conseils, l'ingénieur prend également en exemple un siège s'étant déroulé en Amérique au début de la guerre de Sept Ans. En juin 1755, le commandant du fort Beauséjour, en Acadie, Vergor, avait capitulé après quelques jours de siège seulement, une bombe britannique ayant percé le toit d’une casemate du fort. Desandrouins se montre critique tant de la rapide reddition de Vergor que de la qualité déficiente de la fortification lorsqu’il affirme qu’ « En un mot, je regarde comme une erreur de penser qu’avec des bombes on puisse obliger une garnison opiniâtre à se rendre, si les blindages et les casemates sont à l’épreuve ».

Plan et profil du fort de Beauséjour, 1752, Bibliothèque et Archives Canada

Plus loin, il invite son lecteur à ne pas manquer de consacrer des efforts répétés à la réparation des fortifications à mesure que le siège avance, liant cette question à celle du moral des troupes : « Si l’on peut parvenir à réparer à mesure le dégat que fera l’artillerie des ennemis, on pourra compter sur une longue défense. Sinon la terreur s’emparera des esprits, et l’on sera perdu ». On voit là le ton calme et mesuré d’un esprit raisonné. Nul doute pourtant qu’une telle directive peut être difficile à suivre à la lettre sous un feu intense de l’ennemi, comme ce sera le cas pour Pierre Pouchot en août 1760 au fort Lévis…

Scène de bombardement, tirée de Théorie nouvelle sur le mécanisme de l'Artillerie,
par Joseph Dulacq, 1741

Desandrouins est justement conscient des limites de son mémoire, et de l’impossibilité de mettre en œuvre toutes les recommandations y figurant. En cela, sa conclusion insiste de manière intéressante sur l’approche raisonnée de la guerre de siège qu’il a adoptée dans ce mémoire:

"Je ne doute nullement que la plus grande partie des conseils qui se trouvent répandus dans ce mémoire ne deviennent impraticables, si le siège est poussé vivement; mais je n’ai rien voulu omettre de tout ce qu’une grande mollesse des assiégeants ou certaines circonstances peuvent rendre possible. C’est au commandant de juger assez sainement de son état et de la disposition des ennemis pour ne se déterminer qu’aux choses faisables. L’essentiel pour l’état est qu’il tienne assez longtemps pour qu’on puisse rassembler toute la colonie à son secours. Après quoi, si elle est repoussée, le surplus de la résistance, qui n’en doit pas diminuer de vivacité, causera bien moins de dommages aux ennemis qu’elle ne comblera de gloire les assiégés".
Par ce mémoire, Desandrouins propose un véritable manuel de la guerre de siège défensive. Il utilise certes le cas particulier du fort Carillon, qu’il connaît bien, mais le détail et la minutie de son propos rend son mémoire applicable à l’ensemble des places fortes d’une colonie peu habituée à ce type d’opérations. Son but ici n’est pas tant de garantir aux commandants des forts l’inviolabilité de leurs places, qu’il sait impensable, que de mettre à leur disposition tous les outils qu’il possède en tant qu’ingénieur, qui plus est au fait des dernières connaissances concernant la guerre de siège, pour opposer une défense acceptable.

À bientôt pour de nouveaux billets historiques!
Michel Thévenin

Sources: Mémoire sur la défense du fort de Carillon, dans Henri-Raymond Casgrain, Lettres et pièces militaires. Instructions, ordres, mémoires, plans de campagne et de défense 1756-1760, Québec, Imprimerie L.-J Demers & Frère, 1891, p. 107-143. Si dans l’édition de Casgrain le mémoire est anonyme, l’abbé Gabriel, dans sa biographie de Desandrouins, nous assure que l’ingénieur est l’auteur dudit mémoire. Voir Charles-Nicolas Gabriel, Le maréchal de camp Desandrouins 1729-1792, Verdun, Imprimerie Renvé-Lallemant, 1887, p. 242-244.