mercredi 16 janvier 2019

Une variante des sièges "à la Vauban": l'attaque "par escalade"

Bonjour à toutes et à tous!

Je vous ai récemment présenté l'un des fondements de ma réflexion sur la guerre de siège, à savoir l'importance du modèle de siège théorisé par Vauban à la fin du 17e siècle.

Aujourd'hui, je vous présente une "variante" de ce modèle de siège, à savoir ce que l'on appelle l'attaque "par escalade".

Au début du 18e siècle, la définition de ce type d'assaut est encore relativement floue. Dans son Mémoire pour servir d'instruction dans la conduite des sièges et la défense des places de 1704, Vauban intègre l'escalade à ce qu'il appelle la "surprise des places", sorte de catégorie fourre-tout qui regroupe plusieurs types d'assauts, par opposition au siège réglé et codifié qu'il a théorisé:

"On appelle surprendre une Place, quand pour s'en rendre maître, on se sert du Petard, de l'Escalade, des embûches, de l'introduction par quelque trou du Rempart, d’égout, ou de Rivière, ou par le moïen des Fossés glacés, ou par une intelligence secrette avec quelques Officiers de la Garnison, Soldats, ou Bourgeois, ou enfin par quelque stratagême que ce soit, qui n'oblige pas aux longueurs & aux formalités des autres Sièges."
Le Traité de l'attaque des Places de Bardet de Villeneuve de 1742 reprend, au mot près, la même définition très vague de l'escalade. Pourtant, en 1743, Guillaume Le Blond, mathématicien et théoricien militaire (et futur auteur de la plupart des articles militaires de l'Encyclopédie) publie à son tour un Traité de l'attaque des Places, dans lequel il prend le soin de distinguer clairement les différents types d'attaques qui jusque là étaient réunis sous le terme de "surprise de place". L'escalade a ainsi droit à sa propre définition:

"Escalader une ville, c'est essayer de s'en rendre le maître par une prompte attaque, en escaladant les murailles ou les fortifications de la Ville; c'est-à-dire en y montant avec des échelles, & s'en emparer ainsi, sans être obligé de détruire les fortifications".
La même année, François Alexandre Aubert de La Chesnaye Des Bois publie un Dictionnaire militaire, ou recueil alphabétique de tous les termes propres à l'art de la guerre, où figure également une définition de l'escalade, plaçant celle-ci en opposition nette avec le siège "dans les formes" de Vauban: "Escalade, est une attaque brusque, & contre les formes & les précautions, & qui se fait en employant des échelles, pour insulter une muraille, ou un rempart."

En plus de définir pleinement l'escalade, Le Blond souligne également un point intéressant, celui de l'usage de cette pratique:

"Les surprises des Villes & les escalades étoient autrefois assez communes; mais la disposition de nos fortifications, le bon ordre que l'on tient à present pour la garde des Places, ne permet gueres la réussite de ces sortes d'entreprises. Cependant il y a des cas ou elles se peuvent tenter, & où elles peuvent réussir. Nous en avons un exemple recent dans l'escalade de Prague."
La seconde moitié du 17e siècle et la véritable théorisation de la guerre de siège par Vauban entraîne une disparition quasi totale de l'usage de l'escalade. Au début du 18e siècle, plusieurs généraux veulent "accélérer" la guerre de siège et réduire la durée des sièges, et privilégient donc pour cela l'usage d'un assaut massif, venant conclure le siège "dans les règles". Il faut attendre la guerre de Succession d'Autriche (1740-1748) pour constater un retour en grâce de la pratique de l'escalade, grâce notamment au dynamisme d'officiers comme Maurice de Saxe ou François de Chevert.

Ce conflit voit en effet plusieurs épisodes d'escalade de ville, l'un des plus marquants (car audacieux et complètement inattendu, du fait de l'abandon de cette pratique) étant celui ayant permis la prise de Prague dans la nuit du 25 au 26 novembre 1741. Le succès d'un assaut qui ne devait être qu'une attaque de diversion, mais qui par sa vigueur a entraîné la reddition de la garnison, a fait la gloire de François de Chevert, alors simple lieutenant-colonel d'un régiment d'infanterie et futur général, et surtout futur héros des manuels scolaires de la République française à la fin du 19e siècle...  

François de Chevert et l'escalade de Prague (25-26 novembre 1741),
image figurant dans un manuel scolaire français de la fin du 19e siècle,
Musée National de l'Éducation, Rouen

La réussite de l'escalade de Prague s'est répétée à plusieurs reprises lors des années suivantes, comme à Gand (Belgique) à l'initiative du comte de Löwendal en juillet 1745, ou à Bruges la même année.

Surprise de nuit de la ville de Gand, 10 juillet 1745, Pierre-Nicolas Lenfant,
vers 1760, Collections du Château de Versailles

Surprise de la ville de Gand (détail), Louis-Nicolas Van Blarenberghe, 1787,
Collections du Château de Versailles

On retrouve l'usage de la pratique de l'escalade quelques années plus tard en Nouvelle-France, lors de la guerre de Sept Ans (1756-1763 en Europe, 1754-1760 pour sa partie nord-américaine). En mars 1757, le gouverneur de la Nouvelle-France, le marquis de Vaudreuil, envoie un détachement commandé par son frère, Monsieur de Rigaud, pour aller tenter une opération contre le fort William-Henry (actuelle ville de Lake George, dans le Nord de l'État de New-York). Si les instructions de Vaudreuil ne sont pas clairement de tenter une prise par escalade du fort britannique, les préparatifs de l'expédition (échelles, grappins, absence d'artillerie) laissent penser que l'escalade peut être envisagée. Lorsque le détachement arrive en vue du fort, le 18 mars, c'est effectivement cette solution qui est décidée par Rigaud et ses officiers, comme le mentionne une relation de l'expédition:
"Quoique les vues de Mr de Vaudreuil et que les ordres qu'il avait donnés en conséquence à Mr son frère ne fussent pas de tenter l'escalade du fort, il l'avait cependant laissé le maître de cette entreprise et paraissait s'en rapporter à sa prudence et à celle des premiers officiers qui servaient sous lui. Comme il ne paraissait pas vraisemblable que nous fussions découverts, on se prépara comme su le fort eût dû être attaqué; on enmancha les échelles qu'on avait portées par précaution et on disposa l'ordre d'attaque pour la nuit."
Pourtant, alors que l'usage de l'escalade recommandait un effet de surprise, dont bénéficiait le détachement de Rigaud à cet instant, les officiers (tant français que canadiens) ruinent complètement l'entreprise en décidant, plutôt que d'attaquer, de faire forte impression sur la garnison britannique en paradant en armes devant le fort... Par la suite, Rigaud envoie un de ses officiers, le chevalier Le Mercier, porter un message au commandant du fort, le prévenant qu'il était "dans le dessein de prendre par escalade son fort, et qu'il étoit d'usage, en pareille occurrence et entre peuples policés, de se sommer pour éviter un carnage", et le sommant ainsi de capituler pour éviter l'effusion de sang... Le Britannique rejetant la sommation, Rigaud se contente de piller et brûler les installations entourant le fort, avant de retraiter piteusement quelques jours plus tard... L'échec de cette expédition est très mal perçu par de nombreux officiers français comme Bougainville, qui critique sèchement le comportement de Rigaud et de ses subalternes: "Le sommé et le sommant ignoraient qu'une escalade est une action de surprise. C'est que pour ne pas être ridicule à la guerre, il ne suffit pas d'être homme d'esprit". Le fiasco de William-Henry de l'hiver 1757 reste la seule occurrence d'une utilisation (ou plutôt ici d'une tentative d'utilisation) de l'escalade, les autres "sièges" reprenant le modèle "à la Vauban".

Voilà pour aujourd'hui, n'hésitez pas à me poser vos questions, et à bientôt pour un nouveau billet historique!
Michel Thévenin





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