mardi 14 juillet 2020

Qui peut, dans la France du 18e siècle, se prétendre ingénieur militaire?

Bonsoir!

Je vous ai présenté dans un récent article une petite subtilité du langage désignant les ingénieurs militaires, à savoir la différenciation qui se faisait (et qui s'estompe progressivement au 18e siècle) entre les ingénieurs "de place" et les ingénieurs "de tranchée" (voir mon article ici). Dans la même lignée, je vous propose aujourd'hui une autre des complexités lexicales concernant ces ingénieurs militaires, en démêlant un peu la profusion de termes employés pour les désigner, entre ingénieurs, ingénieurs ordinaires, ingénieurs volontaires et autres ingénieurs en chefs ou directeurs des fortifications...

Dans son Dictionnaire portatif de l'ingénieur, publié en 1755 (et qui reprend principalement des ensembles de définitions issues de divers traités théoriques de la guerre, notamment des siens), Bernard Forest de Bélidor (mathématicien s'étant intéressé à la formation des ingénieurs et des artilleurs français), en donnant la définition d'ingénieur ordinaire, montre l'exclusivité de cette appellation:
"Ingénieur ordinaire du Roi. Est le nom que l'on donne en général à tous les Ingénieurs entretenus par Sa Majesté dans les places de guerre, pour les distinguer de tant d'autres gens qui prennent la qualité d'Ingénieur, sans en avoir les talens".



La définition de Bélidor soulève, outre l'exclusivité de l'appellation d'ingénieur (ordinaire), un problème de fond: qui peut, dans la France du 18e siècle, se prétendre ingénieur militaire?

La question peut paraître anodine de premier abord, mais se révèle primordiale lorsqu'on s'intéresse en détail à ces acteurs techniques et scientifiques de la guerre au siècle des Lumières. Un Pierre Pouchot par exemple, officier d'infanterie ayant combattu en Nouvelle-France pendant la guerre de Sept Ans et que j'ai déjà présenté sur ce blogue (voir ici mon article concernant sa défense acharnée du fort Niagara en juillet 1759), est très souvent présenté par bon nombre d'historiens comme étant un ingénieur militaire (par exemple, sa biographie du Dictionnaire biographique du Canada le présente comme tel, voir ici). Pourtant, Pierre Pouchot n'a jamais été ingénieur. Il s'est engagé dans l'armée en 1733 en tant qu'ingénieur volontaire, avant de passer en 1734 au régiment de Béarn, avec lequel, perfectionnant ses connaissances en matière de Génie militaire, il participe à de nombreux sièges de la guerre de Succession d'Autriche (1740-1748). C'est toujours avec le régiment de Béarn qu'il passe en Nouvelle-France en 1755, et y sert jusqu'à la capitulation de la colonie en 1760.

La fonction occupée par Pouchot à son engagement en 1733, celle d'ingénieur volontaire, n'en est pas une octroyant officiellement le titre d'ingénieur. Les ingénieurs volontaires étaient la plupart du temps des officiers issus de la cavalerie ou de l'infanterie, disposant de connaissances plus ou moins poussées du métier d'ingénieur, et qui proposaient volontairement leurs services (moyennant gratification pécuniaire) lors des sièges, pour épauler les ingénieurs souvent trop peu nombreux. Ils faisaient donc fonction d'ingénieur (le plus souvent d'ingénieur "de tranchée", donc lors des sièges, parfois en tant qu'ingénieur "de place", si l'intéressé était doué en fortification), sans toutefois en posséder le titre. C'est dans ce cadre qu'opère Pierre Pouchot tout au long de sa carrière, comme officier issu d'une autre arme (l'infanterie) mais dont le goût et les capacités pour le Génie ont à plusieurs reprises été utilisées pour combler le manque d'ingénieurs en Nouvelle-France lors de la guerre de Sept Ans (voir mon article à ce sujet).

Les ingénieurs volontaires étaient pour certains régularisés en temps de paix, c'est-à-dire qu'ils passaient l'examen d'entrée dans le corps des ingénieurs, obtenant ainsi s'ils le réussissaient le brevet qui leur donnait officiellement le titre d'ingénieur du roi. À partir de 1748 et la création de l'École Royale du Génie de Mézières, destinée à procurer aux futurs ingénieurs une formation uniforme et plus qualitative (voir ici mon article introductif concernant cette école), ces amateurs de Génie voulant obtenir leur régularisation pouvaient passer l'examen d'entrée à l'école de Mézières, pour y suivre la formation de deux ans les menant (moyennant la réussite de l'examen de sortie de l'école) au brevet d'ingénieur.

Voici ci-dessous un exemple de brevet d'ingénieur (et sa transcription), celui octroyé le 1er mai 1753 à Michel Chartier de Lotbinière, officier canadien des troupes de la Marine et destiné au service en tant qu'ingénieur au Canada:


Brevet d'ingénieur en Canada pour le Sieur de Lotbinière,
Lieutenant d'Infanterie dans ladite colonie
,
1er mai 1753,
Archives nationales d'Outre-Mer
(disponible sur le portail Archives de la Nouvelle-France)

"Aujourd'huy premier may 1753. Le Roy etant à Versailles, voulant faire choix d'une personne capable de remplir les fonctions d'Ingenieur en Canada, Et sachant que le S. De Lotbinière Lieutenant d'Infanterie dans laditte Colonie a les connoissances necessaires des differentes parties relatives au service du Génie, Sa Majesté l'a retenu et ordonné, retient et ordonne Ingénieur en Canada, pour laditte charge exercer, en joüir et user aux honneurs, autorités, prérogatives et droits y apartenans, et aux apointements qui lui seront ordonnés par les Etats et Ordonnances qui seront pour cet effet expediés. Mande Sa Majesté au Gouverneur son Lieutenant general de la Nouvelle France de faire reconnoître ledit S. De Lotbinière en laditte qualité d'Ingenieur en Canada de tous et ainsy qu'il apartiendra, et au S. Bigot Intendant Comme au precedent".

Petite subtilité langagière toutefois: à partir de la création de l'École de Mézières, le terme d'ingénieur volontaire est également employé pour désigner ... les élèves de cette école (pourquoi ne pas ajouter de confusion quand cela est possible?).

Le premier article de l'ordonnance royale de 1762 rappelle l'exclusivité de l'appellation d'ingénieur aux seuls officiers du corps du Génie:

Ordonnance du Roi concernant le Corps du Génie. Du 4 décembre 1762,
disponible sur Gallica
"Le corps du Génie, qui depuis l'année 1744, n'étoit composé que de trois cents Officiers, le sera à l'avenir de quatre cents, sous la dénomination d'Ingénieurs ordinaires du Roi, qui leur sera uniquement affectée, à l'exclusion de tous autres"

Petite digression: d'autres corps d'ingénieurs existaient dans la France du 18e siècle, qu'il s'agisse des ingénieurs civils (réunis en un Corps des Ingénieurs des Ponts et Chaussées en 1747) ou des ingénieurs géographes, dont l'existence en tant que corps indépendant remonte à la fin du 17e siècle, mais qui sont réellement intégrés à l'armée à la fin de la guerre de Sept Ans (je consacrerai de futurs articles aux ingénieurs géographes et à leurs rivalités avec les ingénieurs militaires). Toutefois, dès le début du 18e siècle, seuls les ingénieurs militaires utilisent le nom d'ingénieurs du roi.

En plus de répondre à une certaine vanité des ingénieurs militaires, qui développent tout au long du 18e siècle un très fort esprit de corps (ils sont conscients d'être un corps à part au sein de l'armée, et s'enorgueillissent de leur savoir-faire scientifique, bien que celui-ci soit régulièrement concurrencé par celui des artilleurs), cette exclusivité de l'appellation d'ingénieur renvoie aussi à un autre élément, que met en lumière l'article 49 d'une autre ordonnance royale, datée de 1759:

Ordonnance du Roi, concernant le Corps du Génie
& les Compagnies de Sappeurs & de Mineurs.
Du 10 mars 1759,
disponible sur Gallica
"Sa Majesté considérant combien il seroit dangereux & nuisible à son service, que quelqu'un pût s'introduire dans ses armées & dans ses places de guerre, sous le nom & l'habit de ses Ingénieurs, Elle ordonne que celui qui n'étant pas du Corps de ses Ingénieurs ordinaires, sera trouvé portant leur uniforme, sera arrêté & conduit en prison, & qu'il en sera rendu compte aussi-tôt au Secrétaire d'État ayant le département de la guerre, qui prendra les ordres de Sa Majesté à ce sujet".

La teneur de cet article visant à sévir contre les individus usurpant l'identité, le nom ou même l'habit des ingénieurs militaires n'a rien d'anodin; par leur service dans les places fortes qu'ils construisent et fortifient, les ingénieurs militaires ont accès à des informations sensibles quant à la défense de celles-ci, qu'on pourrait qualifier avec un certain anachronisme de "secret défense". Il est donc primordial pour la sûreté du royaume que les ingénieurs militaires gardent les secrets de leur métier à ce sujet. Plusieurs des ordonnances concernant le corps du Génie au milieu du 18e siècle rappellent d'ailleurs aux ingénieurs de multiplier les précautions quant à la conservation et au secret de leurs plans et dessins lors de leurs affectations dans différentes places.

Pour terminer cet article, et finir mon tour d'horizon des termes quelque peu confondant lorsqu'on traite des ingénieurs militaires du 18e siècle, quelques mots à propos de la hiérarchie interne au corps des ingénieurs du roi.
Le premier échelon de cette hiérarchie est celui d'ingénieur ordinaire, qui comme expliqué plus haut correspond à tout ingénieur ayant obtenu son brevet d'ingénieur. Le supérieur de l'ingénieur ordinaire est l'ingénieur en chef, chargé d'une ou de plusieurs places fortes, et a sous ses ordres plusieurs de ces ingénieurs ordinaires. Au Canada par exemple, un seul ingénieur en chef a la charge de toutes les places de la colonie. Jusqu'à 1756 il s'agit de Gaspard-Joseph Chaussegros de Léry, auquel succède en 1757 Nicolas Sarrebource de Pontleroy.
Enfin, plus haut encore se trouvent les directeurs des fortifications. Le territoire du royaume et ses places fortes est divisé en un nombre restreint de directions, zones géographiques regroupant un ensemble de places. Le nombre de ces directions varie tout au long du siècle, oscillant entre une douzaine et une vingtaine selon les périodes. Je ne sais pour le moment si certaines de ces directions incluaient les espaces coloniaux, toutefois, la Nouvelle-France se voit attribuer à la veille de la guerre de Sept Ans, en 1754, un directeur des fortifications en la personne de Louis-Joseph Franquet, ingénieur déjà présent à Louisbourg et au Canada depuis 1750. Il reste cependant dans les faits à Louisbourg, la forteresse de l'Île Royale constituant sa principale préoccupation (il semble tout de même impliqué dans la gestion des fortifications du Canada), jusqu'à la capitulation de la ville en 1758.


Voilà qui clôt cet article pour aujourd'hui.

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À bientôt pour de nouveaux billets historiques!
Michel Thévenin



Sources:

- Ordonnance du Roi, concernant le Corps du Génie & les Compagnies de Sappeurs & de Mineurs. Du 10 mars 1759;
- Ordonnance du Roi, concernant le Corps du Génie. Du 4 décembre 1762;
- Bernard Forest de Bélidor, Dictionnaire portatif de l'ingénieur, où l'on explique les principaux termes des Sciences les plus nécessaires à un Ingénieur, Paris, 1755;
- Anne Blanchard, Les ingénieurs du "Roy" de Louis XIV à Louis XVI. Étude du Corps des Fortifications, Montpellier, Collection du Centre d'histoire militaire et d'études de défense nationale, Université Montpellier III, 1979;

vendredi 3 juillet 2020

Rendez-Vous d'Histoire de Québec 2020

Bonjour!

Je souhaite faire aujourd'hui une publicité pour un événement de diffusion de l'Histoire qui va avoir lieu cet été, à savoir les Rendez-Vous d'Histoire de Québec.

J'ai déjà participé à l'édition "pilote" des Rendez-Vous d'Histoire de la Nouvelle-France à l'été 2017, ainsi qu'aux deux premières éditions des Rendez-Vous d'Histoire de Québec de 2018 et 2019 (voir par exemple ici mon article reprenant mon intervention de l'an dernier).

Et devinez quoi? Je prends part à nouveau avec grand plaisir à cette édition de 2020!

Du fait de la situation actuelle de pandémie, cette édition "3.0" aura lieu à distance, avec des activités filmées et diffusées en direct sur Internet, ce qui veut dire qu'elles seront accessibles tant au Québec qu'en France! Il faudra seulement prendre en compte le décalage horaire (il y a 6 heures de décalage entre le Québec et la France, et les horaires indiqués le sont en heure québécoise). Toutefois, les enregistrements resteront disponibles par après sur le site des Rendez-Vous d'Histoire de Québec, ce qui vous permettra d'y avoir accès pour un visionnage en différé.

Les dates de ces Rendez-Vous sont du jeudi 13 au dimanche 16 août 2020.

Pour avoir accès à la programmation complète de l'événement (qui regroupe des conférences, des tables-rondes, des entretiens, et autres), vous n'avez qu'à cliquer sur l'image ci-dessous, qui vous amènera au site des Rendez-Vous d'Histoire de Québec.



Pour ma part, je vais donc intervenir à deux reprises lors de cette activité de diffusion historique. Le samedi 15 août, je présenterai entre 16h et 17h (donc 22h-23h heure française) une conférence regroupant divers aspects de mes recherches sur les ingénieurs militaires, particulièrement une comparaison entre les ingénieurs militaires français et leurs homologues des autres nations européennes, ainsi que les différentes mobilités, tant européennes que coloniales, des ingénieurs militaires français. La description de ma conférence est accessible ici.

De plus, le lendemain, le dimanche 16 août (entre 11h30 et 12h30, donc 17h30-18h30 heure française), je participerai en compagnie de ma conjointe Mlle Canadienne (voir son blogue du même nom ici) à un entretien, animé par mon ami l'historien François Lafond.

Ma douce Mlle Canadienne a consacré beaucoup de temps et d'efforts tout au long de la dernière année pour me faire une réplique de l'uniforme porté par les ingénieurs militaires français à la fin de la guerre de Sept Ans (1756-1763, l'uniforme en question apparaissant en 1758). En voici un bref aperçu (crédit photos: Frede Boucher):



Nous présenterons donc au cours de cet entretien (diffusé à la fois sur le site des Rendez-Vous et sur Facebook) la démarche que nous avons adoptée pour recréer ce vêtement historique (Quelles sources mobiliser? Comment choisir les tissus? Quels sont les défis et difficultés d'une telle démarche?). La description globale de l'activité est disponible ici.

Par ailleurs, Mlle Canadienne présentera également une conférence, le samedi 15 août entre 13h et 14h (19-20h en France) sur l'évolution du vêtement féminin en France et en Nouvelle-France aux 17e et 18e siècles (voir ici).

Pour continuer sur l'histoire militaire du 18e siècle, trois de mes collègues et amis présenteront eux aussi une conférence lors de ces Rendez-Vous. Jacinthe de Montigny évoquera ainsi le traitement de la partie nord-américaine de la guerre de Sept Ans dans la presse européenne au moment même du conflit (le vendredi 14 août, entre 13h et 14h, voir ici), quand Louis Lalancette présentera le personnage de Charles Emmanuel de Raymond, officier des Troupes de la Marine en poste au Canada au milieu du 18e siècle (le dimanche 16 août, entre 13h30 et 14h30, voir ici). Geneviève Bergeron présentera quant à elle une autre facette du siège du fort William Henry par l'armée française en 1757 (événement principal de la fiction Le Dernier des Mohicans), à savoir l'implication des alliés Autochtones dans l'opération (le dimanche 16 août, entre 13h et 14h, voir ici).

Enfin, pour compléter le tour des activités qui m'intéressent particulièrement, mon ami et collègue Joseph Gagné (auteur du blogue Curieuse Nouvelle-France) participera à un entretien concernant le tournage de la nouvelle série de fiction de la chaîne National Geographic, intitulée Barkskins, et évoquant les débuts de la Nouvelle-France au 17e siècle (une partie du tournage a eu lieu dans la région de Québec). Voir ici pour les détails de cet entretien.

Comme mentionné au début de ce post, toutes ces activités seront filmées et diffusées en direct (sur le site des Rendez-Vous d'Histoire de Québec, et pour certaines également sur Facebook). Elles seront aussi disponibles par après sur le site, ce qui vous permettra d'y avoir accès en différé.

À bientôt pour de nouveaux billets historiques!
Michel Thévenin