lundi 8 juin 2020

La double nature de l'ingénieur militaire du 18e siècle: l'ingénieur de place et l'ingénieur de tranchée

Bonsoir!

Vous aurez remarqué à la lecture des différents articles de ce blogue mon goût pour la guerre de siège des 17e et 18e siècles, et l'implication des ingénieurs militaires dans celle-ci. L'attaque (et la défense) des places n'est toutefois pas la seule prérogative des ingénieurs. L'autre aspect fondamental de la profession d'ingénieur militaire est celle de la construction des fortifications. L'ingénieur a donc une double vocation, étant à la fois constructeur de forteresses et bourreau de celles-ci. Pourtant, cette dualité du métier d'ingénieur a longtemps été questionnée.

Le plus célèbre des ingénieurs militaires de l'époque moderne, Sébastien Le Prestre de Vauban, exposait dans une lettre adressée en 1693 à Michel Le Peletier, directeur du Département des fortifications nouvellement créé, toute la difficulté de combiner cette double nature dans l'exercice de la guerre (la lettre est disponible ici):

"Il faut que je vous fasse voir la différence de ceux qui savent bâtir et de ceux qui ne savent qu'attaquer des places. Il n'y a point d'officier capable d'un peu de bon sens que je ne puisse rendre capable de la conduite d'une tranchée, d'un logement de contrescarpe, d'une descente de fossé, attachement de mineur, etc., en trois sièges un peu raisonnables; mais un bon bâtisseur ne se fait qu'en quinze ou vingt ans d'application, encore faut-il qu'il soit employé à diverses choses et qu'il soit homme de grande application. Nous en avons présentement une assez bonne quantité de ceux qui sont propres aux sièges, mais très peu qui entendent bien le bâtiment et encore moins de ceux qui entendent l'un et l'autre".

Cette distinction entre "ingénieur de place" et "ingénieur de tranchée" faite par Vauban (et la hiérarchisation qu'il établit entre les deux) reflète la place des ingénieurs et leur utilisation par l'armée française de la fin du 17e siècle: depuis la Renaissance, les ingénieurs sont surtout considérés comme étant des experts de la fortification, des bâtisseurs de places fortes. Ils sont moins sollicités pour l'attaque des places qu'ils édifient (ne serait-ce qu'en raison du faible nombre de ces experts, et de leur absence de statut militaire, qui n'apparaît qu'au cours du 18e siècle), étant remplacés lors des sièges par des officiers issus souvent de l'infanterie qui, ayant quelques connaissances en matière d'attaque des places, font office d'ingénieur (ils sont alors qualifiés du vocable d'ingénieurs "volontaires"). Rares sont ceux qui comme Vauban peuvent combiner les talents du bâtisseur et ceux du poliorcète (du grec poliorkeîn, assiéger une ville).

Dans la première moitié du 18e siècle, le Département des fortifications (rattaché au Secrétariat d'État à la Guerre en 1743) réussit à instiller cette double vocation dans la formation des ingénieurs militaires, de manière assez timide au début, puis de plus en plus affirmée à mesure que le siècle avance, surtout à partir de la création de l'École Royale du Génie de Mézières en 1748, qui offre aux apprentis ingénieurs une formation uniforme et extrêmement qualitative (voir mon article introductif sur cette école ici).

Pourtant, alors que jusqu'au début du 18e siècle la fortification était la partie la plus importante (au moins symboliquement) du métier d'ingénieur, comme l'exprimait Vauban, l'ingénieur "de tranchée" prend progressivement le pas sur son homologue "de place". Au milieu du siècle, la valeur principale de l'ingénieur militaire est sa capacité à diriger les travaux d'un siège, les autorités militaires françaises mettant ainsi l'accent sur la vocation offensive du savoir-faire des ingénieurs militaires, bien qu'il soit toujours nécessaire pour ceux-ci de maîtriser l'art de la fortification.

La double nature du métier d'ingénieur militaire reste cependant, du moins au sein du corps du Génie, un moyen de juger de la qualité et de la compétence d'un ingénieur.

Un exemple nous en est donné lors de la guerre de Sept Ans, en Nouvelle-France. J'ai déjà exposé dans un autre article les difficultés rencontrées par l'ingénieur en chef de la colonie, Nicolas Sarrebource de Pontleroy, qui n'entretient pas une relation des plus cordiales avec l'ingénieur canadien Michel Chartier de Lotbinière (voir ici). Dans une lettre au ministre de la Guerre datée du 28 octobre 1758, Pontleroy juge sévèrement deux de ses homologues canadiens, Lotbinière et Étienne Rocbert de La Morandière, écrivant que "ny l'un ny l'autre n'ont la moindre teinture de la guerre ce n'est pas surprenant ils ne l'ont jamais faitte et n'ont jamais servy dans aucune place".

Lettre de Nicolas Sarrebource de Pontleroy au ministre, 28 octobre 1758,
disponible sur le portail Archives de la Nouvelle-France

La critique cinglante de Pontleroy fait directement référence à la double nature de l'ingénieur militaire, celui-ci étant au milieu du 18e siècle à la fois ingénieur "de place" et "de tranchée". Pour la défense des ingénieurs canadiens, la guerre de siège telle que pratiquée en Europe est au moment de la guerre de Sept Ans un phénomène quasi inédit en Nouvelle-France, le seul précédent en matière de siège du vivant des deux ingénieurs canadiens nommés étant celui de Louisbourg en 1745. De même, le service dans les forts de la colonie, ou même dans les places de Québec de Montréal, ne peuvent en aucun cas être dans l'esprit d'un ingénieur comme Pontleroy assimilé au service dans les forteresses européennes, le système défensif de la colonie étant, à l'exception de Louisbourg, jugé très insuffisant par les ingénieurs métropolitains (voir mon article à ce sujet ici, ainsi que mon article concernant Louisbourg ici)...

Voilà qui clôt cet article pour aujourd'hui.
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À bientôt pour de nouveaux billets historiques!
Michel Thévenin


Sources:

- Lettre de Vauban à Le Peletier, 17 février 1693;
- Lettre de Pontleroy au ministre, 28 octobre 1758;
- Anne Blanchard, Les ingénieurs du "Roy" de Louis XIV à Louis XVI. Étude du Corps des Fortifications, Montpellier, Collection du Centre d'histoire militaire et d'études de défense nationale, Université Montpellier III, 1979;
- Anne Blanchard, Vauban, Paris, Fayard, 1996.

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