samedi 11 mars 2023

Le "tableau des mathématiques", ou la diversité des mathématiques mobilisées par les ingénieurs militaires

Bonjour!


Je souhaite aujourd'hui partager avec vous un document conservé à la Bibliothèque Municipale du Havre, en Normandie, et qui a été partagé sur Facebook par la Bibliothèque Nationale de France il y a quelques jours, dans le cadre de la "semaine des mathématiques".

Il s'agit d'un magnifique "tableau des mathématiques", oeuvre d'un certain Monsieur Delisle, qualifié de "Maître d'Hydrographie et de Mathématiques au Havre".

Tableau des mathematiques, dressé par L. C. Etienne Delisle, Maître d'Hydrographie et de Mathématiques au Havre
Disponible sur Gallica 



Une brève recherche ne m'ayant pas vraiment permis d'en apprendre plus sur cet individu, je vais plutôt vous proposer quelques petites réflexions sur le contenu de ce document.

Ma recherche de doctorat mêle histoire militaire et histoire des sciences en questionnant le rôle des ingénieurs militaires au sein de l'armée française venue combattre en Nouvelle-France pendant la guerre de Sept Ans, et ce document a donc un intérêt tout particulier pour moi, puisqu'il présente la diversité très grande des sciences mathématiques au XVIIIe siècle.

Les mathématiques étaient en effet au coeur du métier d'ingénieur miltiaire, puisque ces experts de la fortification et de la guerre de siège y faisaient constamment appel dans le cadre de leurs fonctions militaires.

À la fin du XVIIe siècle, Vauban, le grand ingénieur de Louis XIV, donnait un bref aperçu des mathématiques nécessaires à l'ingénieur militaire:

On doit aussi examiner publiquement, & à diverses fois les jeunes gens qui veulent s’introduire dans les Fortifications, pour y être employés comme Ingénieurs, non seulement en ce qui regarde la Géométrie & toisés, mais aussi sur toutes les autres parties des Mathématiques plus nécessaires, telles que sont la Trigonométrie, les Méchaniques, l'Arithmétique, la Géographie, l’Architecture civile, & même le dessin (Le Directeur General des Fortifications, par Monsieur de Vauban, Ingenieur general de France, à La Haye, chez Henri Van Bulderen, 1685, p. 73.)

 

Ce sont à peu près les mêmes disciplines mathématiques qui sont mobilisées pour l'éducation des ingénieurs prodiguée à l'École du Génie de Mézières, fondée en 1748 et véritablement installée dans les années 1750-51 (je l'ai déjà brièvement présentée dans cet article). Charles-Étienne-Louis Camus, membre de l'Académie des Sciences et chargé de l'examen d'entrée des ingénieurs à Mézières (voir mon article à ce sujet), mentionne dans une lettre du 16 décembre 1751 à l'ingénieur Charles-René de Fourcroy de Ramecourt que le ministre de la Guerre, le comte d'Argenson, lui a confié la tâche de rédiger un cours de mathématiques spécifiquement dédié à cet effet :

Service historique de la Défense (SHD), GR 1VO 1

 

"M. d’Argenson, voulant que tous les ingénieurs parlent la même langue mathématique, m’a ordonné de faire un cours de mathématiques, qui contienne l’arithmétique, la géométrie, la mécanique et l’hydraulique; les trois premières parties sont faites. C’est ce cours de mathématique que M. d’Argenson demande que l’on sache sur le bout du doigt, et il veut que l’on en rende compte avec la plus grande netteté."

 

On voit plusieurs de ces disciplines intégrées à ce "tableau des mathématiques", comme les fortifications, l'architecture civile, l'hydraulique ou encore la trigonométrie.



En plus de ces disciplines "classiques" dans la formation de l'ingénieur, certains ingénieurs militaires pouvaient par goût se tourner vers d'autres composantes des mathématiques, comme l'astronomie. L'ingénieur canadien Michel Chartier de Lotbinière par exemple était féru d'astronomie, et y consacre une partie de ses temps libres à la fin des années 1740 et au début de la décennie 1750. Toutefois, son goût pour cette partie annexe des mathématiques est raillé par certains officiers de l'armée française pendant la guerre de Sept Ans. Louis-Antoine de Bougainville, aide-de-camp du marquis de Montcalm, se fait le porte-plume de ces moqueries:

"cet homme, grand ingénieur parmi les astronomes (j'ai entre les mains une lettre de Mr. Duhamel, grand physicien, et l'homme de l'Académie des Sciences le plus habile pour la culture des arbres et des terres, lequel m'écrit que Mr. de Lotbinière est un fort bon ingénieur) n'est plus qu'astronome avec les ingénieurs". (Louis-Antoine de Bougainville, Écrits sur le Canada, Québec, Septentrion, 2003, p. 288).

Il est vrai que malgré une très haute opinion de lui-même et de ses capacités (voir ici), Lotbinière ne brillait pas particulièrement par ses compétences d'ingénieur militaire (même s'il n'était pas aussi incompétent que l'écrivait Bougainville)...


J'espère que ce petit article vous aura plu. N'hésitez pas à parcourir allègrement le document sur Gallica, il est très riche (et très dense!). Il est même probable que je l'utilise lorsque je parlerai de mes ingénieurs militaires au cours de mes prochaines animations...


À bientôt pour de nouveaux billets historiques!

Michel Thévenin


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