lundi 26 septembre 2022

L'enseignement des mathématiques à Québec vu par l'Académie Royale des Sciences: le cas de l'ingénieur Michel de Couagne

Bonsoir!

Je vous présente aujourd'hui un petit aspect de mes recherches sur les ingénieurs militaires en Nouvelle-France au milieu du XVIIIe siècle, à savoir celui de la perception par les autorités métropolitaines de l'enseignement scientifique dans les colonies.

Je prendrai ici à témoin le parcours d'un ingénieur militaire né en Nouvelle-France, à savoir Michel de Couagne. Cet ingénieur naît en 1727 à Louisbourg (sur l'actuelle île du Cap-Breton, en Nouvelle-Écosse), d'un père canadien (et lui-même ingénieur) et d'une mère acadienne. Il suit la voie empruntée par son père, et devient sous-ingénieur des colonies dans la décennie 1740, travaillant principalement à Québec sous les ordres de Gaspard-Joseph Chaussegros de Léry, ingénieur en chef du Canada. Alors que les tensions grandissent en Amérique entre la France et la Grande-Bretagne, Michel de Couagne obtient son brevet d'ingénieur le 1er avril 1754, et est affecté à Louisbourg, où il sert sous les ordres de Louis Franquet jusqu'à la chute de la ville en 1758. De retour en France, il est chargé de régler les comptes des dépenses liées aux fortifications de Louisbourg, puis à partir de 1761 de celles du Canada.

Le Service historique de la Défense (SHD), gardien des archives militaires françaises, conserve dans ses fonds un mémoire non daté de Michel de Couagne demandant, sur recommandation de monsieur Piètre (commis au bureau des Fortifications du département de la Guerre) à être examiné pour entrer à l'École du Génie de Mézières. Bien qu'ingénieur, Michel de Couagne dépendait de la Marine et n'appartenait pas au corps du Génie, et n'était donc pas rattaché à l'armée, ce qui rendait ses perspectives de carrière peu encourageantes à court terme, alors que le sort des colonies françaises d'Amérique du Nord était encore incertain. 

Le mémoire est adressé à Charles-Étienne-Louis Camus, mathématicien et membre de l'Académie Royale des Sciences de Paris qui était depuis la fin des années 1740 l'examinateur du Génie, c'est-à-dire qu'il était chargé d'évaluer par un examen théorique les candidats souhaitant entrer dans le corps des ingénieurs militaires. Cette volonté de s'assurer des connaissances mathématiques des futurs ingénieurs remontait aux années 1690, alors que Vauban était l'autorité "morale" du nouveau corps des ingénieurs par la qualité et l'aura de ses services auprès de Louis XIV. La tâche d'évaluer les futurs ingénieurs était dès l'origine de cet examen confiée à un membre de l'Académie Royale des Sciences de Paris. 


Établissement de l'Académie des Sciences et fondation de l'Observatoire, 1666,
par Henri Testelin, deuxième moitié du XVIIe siècle,
Collections du Château de Versailles


Lorsque l'École du Génie est fondée à Mézières, en 1748, Camus est dorénavant chargé d'examiner les candidats à deux reprises, soit lors d'un examen d'entrée à l'école de Mézières et d'un examen de sortie venant terminer leur scolarité, leur permettant d'entrer dans le corps du Génie. Camus avait rédigé pour ce double examen un cours de mathématique en quatre volumes, publiés à Paris entre 1749 et 1752. Ces ouvrages mathématiques étaient la base du contenu que devaient connaître les candidats à l'examen. Ils devaient en effet maîtriser (ou plutôt être capables de presque réciter) les deux premiers volumes pour l'examen d'entrée à l'École de Mézières, où ils apprenaient le contenu des deux autres volumes.

Le mémoire de Michel de Couagne à Camus nous en apprend plus sur la formation scientifique reçue par l'ingénieur colonial, en l'occurrence auprès du père Joseph-Pierre de Bonnécamps, professeur de mathématiques et d'hydrographie au collège des Jésuites de Québec (voir sa biographie ici):

"Monsieur,

J'ai l'honneur de m'adresser à vous de la part de Mr. Piètre, afin d'être examiné et ensuite destiné pour aller à Mézières aux écoles du génie. [...] J'ai appris l'arithmétique et les élémens de géométrie sous la dictée du Pere Bonécan professeur en Canada, et j'avois fini cette étude en l'année 1753: je vous avoue franchement monsieur que depuis ce temps, j'ai été tellement occupé des differentes opérations de guerre, et des travaux de fortifications que j'ai dirigés tant en Canada qu'à Louisbourg, que je n'ai point été à même d'étudier votre célèbre ouvrage qui sert d'instruction pour les nouveaux ingénieurs".




Mémoire de Michel de Couagne à Charles Louis Étienne Camus, sans date,
Service historique de la Défense GR 1 Xe 159

Dans une lettre adressée le 27 janvier 1763 à Piètre, Camus intercède en faveur de Michel de Couagne, en demandant pour lui une "dispense" pour l'examen d'entrée à Mézières. Cette demande est selon lui justifiée par les bons services de l'ingénieur depuis l'obtention de son brevet en 1754, services énumérés dans le mémoire que lui a adressé Michel de Couagne. Mais Camus présente également un argument plus "scientifique", celui de la faiblesse à ses yeux de l'enseignement reçu par l'ingénieur en Nouvelle-France:

"M de Couagne n'a vu qu'un petit traité de geometrie manuscript composé par un jesuite; ainsi il n'a jamais eté bien fort sur la theorie des mathematiques; & n'a point revu ses cayers depuis 1753; ainsi on peut croire qu'il est tres faible sur la theorie des mathematiques; & comme il est pauvre il n'a pas le moyen de se faire instruire ailleurs qu'a Mezieres. Vous voyez bien, Monsieur, que M Couagne n'est pas en etat de subir un examen sur aucun livre; je doute meme tres fort qu'il puisse le subit sur les cayers du Jesuite dont il a appris. Si M de Couagne scait trop peu de mathematique pour subir un examen, il a par devers lui des services qui peuvent determiner le Ministre a lui faire grace, en l'envoyant a Mezieres sans examen".




Lettre de Camus à Piètre, 27 janvier 1763, SHD GR 1Xe 159

L'éducation mathématique reçue par Michel de Couagne à Québec étant bien loin des standards attendus par Camus, se présenter à l'examen d'entrée à Mézières serait donc, tant pour l'ingénieur de la Marine que pour l'examinateur du Génie, une réelle perte de temps... Au-delà d'une certaine condescendance du métropolitain pour le colonial, la dureté du ton de Camus met surtout en lumière un fait intéressant: aussi qualitatif soit-il à l'échelle de la Nouvelle-France, le collège des Jésuites de Québec étant l'un des principaux établissements d'enseignement de la colonie, le savoir scientifique et mathématique prodigué au Canada n'a que peu de valeur aux yeux d'un membre de l'Académie Royale des Sciences, autorité scientifique au sein du royaume de France. On peut alors imaginer toutes les difficultés rencontrées par bien des gentilshommes canadiens qui ont cherché à se faire une place en France après la guerre de Sept Ans, même si bon nombre d'entre eux y sont tout de même parvenus. Cet épisode illustre surtout sous un autre angle la doctrine coloniale française d'Ancien Régime, et la dépendance dans laquelle étaient placées les différentes colonies vis-à-vis de la puissante métropole.


Hélas, je n'ai pas dans les sources à ma disposition d'éléments sur les suites immédiates de cette demande de Camus de dispenser Michel de Couagne de passer l'examen d'entrée à Mézières (je n'ai pas l'éventuelle réponse de Piètre), mais il ne semble pas être allé à cette école (il n'est par exemple pas recensé par Anne Blanchard dans les ingénieurs sortis de Mézières). Le dossier personnel de l'ingénieur colonial conservé aux Archives nationales d'Outre-Mer (voir ici) indique par contre que Michel de Couagne a été envoyé en 1763 comme ingénieur à Saint-Pierre et Miquelon, dernière colonie française en Amérique septentrionale après la guerre de Sept Ans. Il y travaille jusqu'en 1766, et poursuit par après une carrière en France et dans les Antilles.


J'espère que cet article vous aura intéressé. Si c'est le cas, merci de m'en faire part en commentaire, c'est une marque appréciée d'encouragement.

À bientôt pour de nouveaux billets historiques!

Michel Thévenin


Sources:

-Anne Blanchard, Les ingénieurs du "Roy" de Louis XIV à Louis XVI. Étude du Corps des Fortifications, Montpellier, Collection du Centre d'histoire militaire et d'études de défense nationale, Université Montpellier III, 1979.

- Roger Hahn et René Taton, Écoles techniques militaires au XVIIIe siècle, Paris, Hermann, 1986.


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