lundi 23 septembre 2019

La guerre "suivant les usages et les lois des nations policées"

Bonsoir!

Les personnes suivant de manière assidue les recherches que je partage sur ce blogue savent qu'en plus de la guerre de siège et des ingénieurs militaires, il est un autre thème qui me tient à coeur, à savoir le cliché de la guerre "en dentelles". Pour reprendre rapidement cette expression, il s'agit de l'image très péjorative des guerres du 18 siècle, forgée a posteriori. Les conflits du siècle des Lumières ne seraient qu'un ensemble de rites de courtoisie et de politesse extravagante entre des nobles peu soucieux du sort des peuples, bien trop occupés qu'ils étaient par ces "jeux" guerriers...

Les historiens s'étant de manière sérieuse penchés sur cette question ont mis en lumière le lien entre ces codes de courtoisie mutuelle entre les officiers des différentes nations européennes et une certaine culture commune entre les classes nobiliaires. Je vous invite à consulter mon article introductif sur cette guerre "en dentelles" pour aller plus loin. Les échanges courtois (parfois même franchement amicaux) relèvent plus, pour reprendre l'expression avancée par mon excellent collègue Philipp Portelance dans son mémoire de maîtrise, d'une "solidarité aristocratique" que d'une supposée insouciance face à la guerre.

Les officiers qui viennent combattre en Amérique pendant la guerre de Sept Ans sont pleinement imprégnés de cette culture militaire, qu'ils tentent d'appliquer à leur conduite de la guerre en milieu colonial.
Récemment, mon ami Rénald Lessard, archiviste de Bibliothèque et Archives nationale du Québec, m'a envoyé un document que je trouve des plus significatifs sur cette question.

Le 3 octobre 1756, le marquis de Montcalm, commandant des troupes françaises en Amérique, envoie des instructions à Gaspard-Joseph Chaussegros de Léry fils pour la fin de la campagne. À la fin du document (long d'environ une page et demie), il précise bien au Canadien l'importance de respecter cette courtoisie militaire des armées européennes:
"Lui enjoignons d'empêcher autant que faire se pourra qu'il ne soit exercé aucune cruauté envers l'ennemi, voulant autant qu'il dépendra de nous que la guerre se fasse suivant les lois et les usages des nations policées."

Instructions du Marquis de Montcalm, commandant des armées françaises, au sieur Chaussegros de Léry,
lieutenant des troupes de la Marine (BAnQ, P386, D299)

Les écrits de Montcalm, qu'il s'agisse de son journal ou des nombreuses correspondances qu'il échange avec ses officiers, sont de précieux témoins de cette culture empreinte de courtoisie et de respect de l'adversaire. Les exemples étant légion, je ne citerais qu'un seul autre "rappel" du marquis à ce sujet.
Au début du mois de septembre 1758, commentant un échange de denrées alimentaires entre un de ses officiers, Louis-Antoine de Bougainville, et un officier britannique, il qualifie l'épisode de
"nécessaire et bon exemple à donner à ce pays barbare, non seulement de l'humanité, mais de la politesse entre ennemis qui se font la guerre".
Ces considérations d'une guerre appliquant les principes d'humanité de la culture nobiliaire européenne ne se retrouvent pas uniquement du côté des officiers français. L'échange de denrées entre deux officiers ennemis évoqué plus haut en atteste, et les sources s'en font le relais. À la fin du mois de juillet 1758, le commandant des forces britanniques en Amérique, James Abercromby, écrit une lettre à son homologue Montcalm à propos de détails concernant des prisonniers capturés peu avant la bataille livrée devant le fort Carillon le 8 juillet précédent. Souhaitant faciliter les échanges de prisonniers, il assure Montcalm qu'il souhaite "convaincre Votre Excellence du désir que j'ai que la guerre se fasse ici avec humanité et générosité, comme elle se fait en Europe, et comme elle doit se faire partout".

La confrontation de cette culture militaire européenne avec celles des combattants Amérindiens va entraîner une modification du comportement des Britanniques à la fin du conflit. Reprochant aux Français, par les agissements de leurs alliés autochtones (au premier rang desquels la violation de la capitulation du fort William-Henry), un non respect de ces "lois des nations policés", les Britanniques vont justifier l'utilisation de pratiques d'une violence ordinairement peu en usage, notamment dans les contextes de siège (j'ai donné une conférence d'une vingtaine de minutes à ce sujet en 2018, dont je vous invite à écouter l'enregistrement).

Voilà qui clôt cet article, n'hésitez pas à le commenter ou à me questionner.
À bientôt pour de nouveaux billets historiques!
Michel Thévenin

Sources:
Instructions du Marquis de Montcalm, commandant des armées françaises, au sieur Chaussegros de Léry, lieutenant des troupes de la Marine;
- Henry-Raymond Casgrain, Journal du marquis de Montcalm durant ses campagnes en Canada de 1756 à 1759, collection des Manuscrits du Maréchal de Lévis;
- Henry-Raymond Casgrain, Lettres et pièces militaires, 1756-1760, collection des Manuscrits du Maréchal de Lévis;
- Philipp Portelance, ""Au service d'un autre roi": les troupes étrangères allemandes au service du royaume de France (1740-1763)", mémoire de maîtrise, Université de Montréal, 2018.

mercredi 18 septembre 2019

Il y a 260 ans, Québec capitulait...

Bonjour!

Aujourd'hui, j'aimerais souligner l'anniversaire d'un événement crucial dans le déroulement de la guerre de Sept Ans en Amérique, et très important sur bien des points dans mes recherches: la reddition de Québec, il y a tout juste 260 ans, le 18 septembre 1759.

J'avais souligné dans un article précédent sur le(s) "siège(s)" de Québec que la bataille des plaines d'Abraham du 13 septembre est bien souvent associée à la perte de la capitale de la Nouvelle-France aux mains des Britanniques, oubliant trop vite que cinq jours séparent la bataille de la capitulation de la ville. Je souhaite donc dans cet article revenir sur ces cinq jours ayant mené à la chute de la ville, et sur la reddition en elle-même. Au passage, il y a deux ans, en septembre 2017, j'avais eu l'immense plaisir de participer avec un groupe d'amis historiens à une visite des "coulisses" du pôle de Québec de Bibliothèque et Archives nationales du Québec, et au cours de la visite, nous avons pu admirer de près le document original de l'acte de capitulation de Québec. Je vous en partagerais donc quelques photos pour accompagner mon propos (ci-dessous, l'en-tête de l'acte de capitulation, présentant à droite les articles demandés par Ramezay, commandant de la garnison, et à gauche les corrections et commentaires apportés par les Britanniques).



Au soir du 13 septembre, le moral de l'armée française est au plus bas. La défaite a vite pris des allures de déroute, amplifiée par la perte de plusieurs officiers parmi les plus haut gradés (Montcalm, commandant des troupes de terre, le brigadier Sénezergues et Fontbonne, lieutenant-colonel du régiment de Guyenne). Un conseil de guerre tenu par le gouverneur de la Nouvelle-France, le marquis de Vaudreuil, et les officiers restants, a pour résultat la retraite de l'armée jusqu'à la rivière Jacques-Cartier, à 40 km à l'ouest de Québec, dont la garnison (au plus un millier d'hommes, tout aussi démoralisés) est livrée à elle-même face à des Britanniques débutant leurs travaux de siège...

En plus du départ de l'armée, Ramezay, en charge de la défense de Québec, déplore l'absence d'ingénieur dans la ville, dont l'expertise en matière de siège pourrait permettre d'envisager une résistance plus efficace: "Il ne resta aucun ingénieur dans la place; j'en demandai après la déroute du 13 septembre, on ne m'en envoya point. Cela, seul, ne devrait-il pas me mettre à l'abry de tous reproches? Peut-on sans ingénieur soutenir un siège?" Malgré l'absence d'ingénieur, la garnison ne se laisse pas abattre, et entre les 14 et 17 septembre, l'artilleur Louis-Thomas Jacau de Fiedmont dirige avec énergie les tirs défensifs de l'artillerie de la ville.

Le 15 septembre, une délégation de notables de la ville se présente devant Ramezay, l'implorant de capituler au vu de la situation dramatique. En conséquence, le commandant de la garnison réunit un conseil de guerre pour demander leur avis aux officiers sous ses ordres. Des quinze officiers présents (comptant Ramezay), un seul, Jacau de Fiedmont, refuse d'envisager la capitulation, préconisant au contraire "de réduire encore la ration, et pousser la deffence de la place jusqu'à la dernière extrémité".





Malgré l'avis quasi unanime prônant la capitulation, Ramezay, espérant un éventuel retour de l'armée pour le secourir, continue de résister jusqu'au soir du 17 où, à bout de vivres et sous la menace de troupes britanniques se préparant à l'assaut, il envoie le chevalier de Joannès négocier auprès des assiégeants les termes de la capitulation. Respectant les consignes de Vaudreuil (qui lui avait transmis au soir du 13 septembre les conditions à demander pour une reddition), Ramezay demande les honneurs de la guerre pour les troupes, et la possibilité pour elles de rejoindre l'armée à l'ouest:
"Article premier. Monsieur de Ramezay demande les honneurs de la guerre pour sa garnison, & qu'elle soit ramenée à l'armée en sûreté par le chemin le plus court, avec armes, bagages, six pièces de canon de fonte, deux mortiers ou aubusiers & douze coups à tirer par pièce".


George Townshend, commandant l'armée assiégeante après la mort de Wolfe à la bataille du 13 (Monckton, le second de Wolfe, étant lui grièvement blessé), accepte les honneurs de la guerre pour la garnison (en revoyant à la baisse les demandes de Ramezay), mais celle-ci, au lieu de pouvoir rejoindre l'armée (et donc continuer le combat), est renvoyée en France:
"La garnison de la ville composée des troupes de terre, des marines, & matelots sortiront de la ville avec armes & bagages, tambour battant, mèche allumée, avec deux pièces de canon de France et douze coups à tirer pour chaque pièce, et sera embarquée le plus commodément qu'il sera possible pour être mise en France au premier port".
Je ne donnerais pas ici le détail de tous les articles (demandés ou corrigés) de la capitulation. Je m'attarderais seulement sur le onzième et dernier article (que les Britanniques acceptent sans modifications), que voici:
"Article 11. Que la présente capitulation sera exécutée suivant sa forme & teneur sans qu'elle puisse être sujette à inexécution sous prétexte de représailles ou d'une inexécution de quelque capitulation précédente".


Ce dernier article soulève un point très lourd de sens. Par l'évocation de "représailles" ou d'une "inexécution de quelque capitulation précédente", l'article renvoie directement au précédent tragique de la reddition du fort William-Henry en 1757, qui par le massacre d'une partie de la garnison qui a suivi, a marqué un tournant dans la conduite de la guerre et dans la "sévérité" des Britanniques à l'égard des combattants de l'armée française.

Devant la "générosité" des termes accordés par les Britanniques à travers ces articles (ainsi que d'autres favorables à la population de la ville), Ramezay signe l'acte de capitulation (Townshend et l'amiral Charles Saunders le signent pour les Britanniques) le 18 septembre au matin, officialisant ainsi la reddition de Québec.





















Très vite, Ramezay va être sévèrement critiqué pour cette reddition rapide. Dans une lettre adressée au ministre de la Marine le 21 septembre, Vaudreuil lui impute la responsabilité directe de la perte de la ville:
"M. de Ramezay, qui commandait à Québec, rendit la place le 18 de ce mois. [...] Je m'attendais à une plus longue résistance ayant pris les mesures les plus justes pour faire entrer dans cette ville des vivres et des forces. M. de Ramezay en était instruit".
En effet, le 17 septembre, le chevalier de Lévis, qui était à Montréal lors de la bataille du 13, arrive à la rivière Jacques-Cartier pour succéder à Montcalm à la tête de l'armée. Il prend la décision, après conseil avec Vaudreuil, de marcher sur Québec pour secourir la ville, dans l'espérance que la garnison tienne encore quelques jours. Ils envoient plusieurs messagers informer Ramezay de leur arrivée prochaine, l'enjoignant à tenir fermement. Ils joignent à leur message un premier envoi de vivres (quelques sacs de biscuits, censés assurer une maigre ration jusqu'à l'arrivée de l'armée). Malgré cela, Ramezay, constatant l'insuffisance des vivres présents dans la place, et devant composer avec la lassitude de la population et de la garnison, prend la décision de capituler dans la soirée du 17 septembre.

Parmi les arguments qu'il avance pour se justifier, Ramezay insiste sur l'ordre qu'il avait reçu de Vaudreuil au soir du 13 septembre (en même temps que le protocole de capitulation):
"Nous prévenons M. de Ramezay qu'il ne doit pas attendre que l'ennemi l'emporte d'assaut; ainsi, sitôt qu'il manquera de vivres, il arborera le drapeau blanc, et enverra l'officier de sa garnison le plus capable et le plus intelligent, pour proposer la capitulation".
Je ne rentrerais pas ici dans le détail des arguments mis en place par Ramezay pour justifier de sa conduite, l'ayant déjà fait dans un article publié en 2017, que je vous invite à consulter (cliquez sur le titre qui vous mènera au lien vers l'article):



Cet article de 2017 mériterait que je me penche à nouveau sur ces questions à l'avenir (j'ai quelques mises à jour dans ma réflexion à y apporter, ainsi que quelques éléments factuels dont j'ai pris connaissance, comme le fait que le mémoire justificatif de Ramezay a pu être publié de son vivant, à un très faible tirage). Toujours est-il que les torts dans cette reddition "hâtive" sont partagés, la principale erreur revenant selon moi au gouverneur Vaudreuil et aux officiers de l'armée, qui au soir du 13 septembre ont abandonné la ville à elle-même, avant de faire volte-face, mais trop tardivement. En plus d'un symbole fort (la capitale de la Nouvelle-France), la reddition de Québec livre aux Britanniques une importante quantité de pièces d'artillerie, qui feront cruellement défaut aux Français lors de leur tentative de reprendre Québec quelques mois plus tard...

Voilà qui clôt cet article "anniversaire". N'hésitez pas à me contacter si vous avez des questions.
À bientôt pour de nouveaux billets historiques!
Michel Thévenin

Sources: Les sources sur ces cinq journées ayant mené à la chute de Québec ne manquent pas. Voici quelques titres d'ouvrages et d'articles qui permettent d'avoir un bon aperçu de la situation.
- Dave Noël, Montcalm, général américain, Québec, Boréal, 2018.
- D. Peter MacLeod, La vérité sur la bataille des plaines d'Abraham, Québec, Éditions de l'Homme, 2008.
- C. P. Stacey, Québec 1759, le siège et la bataille, Québec, Presses de l'Université Laval, 2008 (traduction française de son ouvrage paru en anglais en 1959).
- Michel Thévenin, ""Nous étions réduits à la dernière extrémité": la reddition de Québec de 1759 vue par son signataire", dans Actes du 16e colloque international étudiant du département des sciences historiques de l'Université Laval, Québec, 2017.

lundi 16 septembre 2019

Le Dernier des Mohicans: la reddition du fort William-Henry

Bonjour!

Je vous ai présenté dans mon dernier article mon analyse de la scène du siège du fort William-Henry dans le film Le Dernier des Mohicans.
Dans la même lignée, je souhaite vous présenter aujourd'hui quelques réflexions sur la scène faisant suite au siège, à savoir celle de la reddition du fort.


Mais avant de m'intéresser au film, il me faut d'abord contextualiser comment se déroule une reddition de ville ou de fort au 18e siècle.

Dans le cadre de la guerre de siège, la reddition marque le dénouement du siège, le moment où la garnison, vaincue, renonce officiellement à poursuivre le combat, et où la place assiégée change de maître. Je m'étendrais dans un prochain article sur les questions entourant la durée de la résistance d'une garnison (quelques éléments sont disponibles sur ce sujet dans cet autre article) Ici, je vais me pencher uniquement sur un cas particulier de redditions, celles dites "honorables".

La pratique de la reddition honorable (c'est-à-dire comme étant dotée d'un capital symbolique positif pour le vaincu) remonte à l'Antiquité, mais reste relativement rare jusqu'au 16e siècle. Un événement marquant va remettre cette pratique au goût du jour. En 1625, la ville hollandaise de Breda, défendue par Justin de Nassau, tombe aux mains des Espagnols après neuf mois de siège. Le général assiégeant, Spinola, pour reconnaître la valeur de la défense des assiégés, accorde des conditions de capitulation très "généreuses" à ceux-ci. Ces conditions, dorénavant désignées sous l'expression générique des "honneurs de la guerre", permettent à la garnison de sortir en armes de la ville ou du fort, et de défiler devant ses vainqueurs, tambours battants et drapeaux flottant fièrement au vent, dans une symbolique de poursuite ultérieure du combat. Des pièces d'artillerie peuvent même accompagner la garnison, afin de souligner davantage le courage de celle-ci.

L'aura conférée à la reddition de la ville de Breda est fortement liée au tableau qu'en dresse le peintre espagnol Diego Velasquez en 1634. La reddition de Breda, ou Les lances, toile destinée à glorifier les armes espagnoles, montre la magnanimité de Spinola, qui dans un geste de courtoisie extrême, relève le malheureux Justin de Nassau, qui s'apprêtait à s'agenouiller pour remettre les clés de la ville au vainqueur.


Diego Velasquez, La reddition de Breda, ou les Lances, 1634, Museo Nacional del Prado, Madrid


Ce geste du général espagnol, et par-delà l'ensemble de la scène, et donc la pratique de la reddition honorable, a été assimilé aux 19e et 20e siècles comme les prémices de la guerre "en dentelles". J'ai déjà présenté dans un autre article la signification de l'expression "guerre en dentelles", qui désigne la vision très réductrice des guerres de la fin du 17e siècle et du 18e siècle, des guerres "amusantes" pour une noblesse dépravée rivalisant de politesse sur le champ de bataille. La reddition honorable, dont les rites et clauses reprennent pendant plus de 150 ans l'exemple de Breda, serait ainsi la partie appliquée aux contexte de siège de cette guerre "en dentelles".
Pourtant, loin de répondre à la seule courtoisie militaire présente dans l'ensemble des armées européennes de l'époque, la pratique de la reddition honorable répond aussi à une certaine logique de "réciprocité". En accordant les honneurs de la guerre à une garnison vaincue, l'assiégeant espère recevoir le même traitement de la part de l'assiégé dans le cas où le cours de la guerre inverserait les rôles entre les deux armées...

Plus d'un siècle après Breda, lors de la guerre de Sept Ans en Nouvelle-France, plusieurs des onze sièges "européens" aboutissent sur une reddition "honorable" (quatre sièges pour être précis). J'avais par exemple évoqué dans un article précédent la reddition honorable accordée à Pierre Pouchot au fort Niagara à l'été 1759. La reddition honorable a également lieu lors du siège du fort William-Henry d'août 1757, représenté dans le film Le Dernier des Mohicans. Comme pour l'analyse de la scène du siège, je vous partage une vidéo (de moins bonne qualité qu'escompté) de la scène de la reddition.



La scène offre une représentation très spectaculaire de la guerre en dentelles: l'entrevue magistrale entre Montcalm et Munro, devant le fort à moitié détruit, en présence des troupes en armes, les drapeaux flottant fièrement au vent. On peut voir une représentation distincte des Français et des Britanniques: à la révérence marquée de Montcalm (le noble Français raffiné) répond le très sobre signe de tête de Munro (marquant l'amertume de la défaite quasi consommée). Je ne relèverai pas davantage l'inexactitude des représentations des différents protagonistes (les deux officiers nobles auraient du adopter un même comportement de politesse), ce n'est pas le but de cet article.

Les clauses de la capitulation, que celle-ci soit honorable ou non, sont le résultat d'un rituel de négociations. La principale inexactitude de cette scène réside dans la présence simultanée de Montcalm et Munro, dans un dialogue destiné à accroître le côté spectaculaire. Les traités de la littérature normative s'intéressant aux questions de capitulation recommandent, tant au commandant de la place qu'au général assiégeant, de confier cette tâche à d'autres officiers, pour limiter les dommages qu'occasionnerait un éventuel coup de force lors des négociations. Dans certains cas, les négociations ont lieu entre la ville et le camp des assiégeants, parfois c'est un officier de l'armée assiégeante qui va s'entretenir directement avec le commandant de la place et son état-major. Mais la plupart du temps, c'est l'assiégé qui sollicite l'assiégeant, en envoyant un officier avec une première proposition de capitulation, qui est acceptée et signée ou renvoyée avec corrections par le général assiégeant. S'ensuit alors un processus de va-et-vient entre la place et le camp assiégeant, avec plusieurs propositions et contre-propositions, l'assiégeant étant bien évidemment en position de force lors de ces négociations. Une fois l'accord trouvé, les articles sont signés par le général assiégeant et le commandant de la place, officialisant ainsi la reddition.

Les images qui précèdent la scène de la reddition dans ce film voient Montcalm solliciter, par l'intermédiaire d'un officier envoyé à la porte du fort, une entrevue avec Munro. Dans les faits, lors du siège de William-Henry, c'est bien Munro qui, à 8h au matin du 9 août, envoie un officier, le lieutenant-colonel Young, auprès de Montcalm avec une première proposition d'articles de capitulation. Le processus est assez rapide (j'ignore cependant s'il y a eu contre-proposition ou non) puisqu'à midi, les articles de la capitulation sont signés de part et d'autre.

Le dialogue réunissant Montcalm et Munro expose les clauses généreuses accordées par le général français: la garnison pourra sortir en armes, avec ses drapeaux, et n'ira pas "croupir en prison", ce qui fait flancher Munro (comme je l'avais évoqué dans mon article sur la reddition de Niagara, les honneurs de la guerre ne garantissaient pas nécessairement la liberté de la garnison). J'aimerais laisser la parole au chevalier de La Pause, qui donne dans son journal de campagne le détail des articles de la capitulation (je ne cite ici que deux des six articles):


"Article 1er: Les troupes anglaises sortiront du fort à deux heures après-midi pour se retirer dans les retranchements d'où ils partiront demain 10e du courant pour se rendre au fort Edouard (fort Edward, à 25 km de William-Henry) par le grand chemin. Ils emporteront leurs armes et bagages des officiers et soldats et ne pourront servir de 18 mois ni contre la Majesté Chrétienne ni contre ses alliés.
Article 6e: Mr le marquis de Montcalm voulant donner au colonel Montroc (Munro) des marques d'estime sur la belle défense qu'il a faite, il lui accorde une pièce de canon du calibre de 6."

On voit donc que les conditions énoncées par Montcalm dans le film, concernant les honneurs de la guerre, sont assez fidèles à celles figurant sur l'acte de capitulation. La reddition de William-Henry est très différente de celle accordée un an plus tôt lors du siège des forts de Chouaguen/Oswego. Montcalm avait en effet refusé les honneurs de la guerre à la garnison, devenue prisonnière de guerre. Il souhaitait ainsi priver l'ennemi de troupes, sur un continent où les effectifs étaient assez faibles. Or en 1757, la situation de la colonie, frappée par la disette, ne permet pas à Montcalm de "s'encombrer" de prisonniers. Il préfère donc libérer la garnison, en l'échange de la parole donnée par les officiers (qui mettent ainsi en jeu leur honneur nobiliaire) de ne pas combattre contre la France ni ses alliés, tant en Amérique que sur les autres théâtres d'opérations, pendant 18 mois. C'est une condition particulièrement difficile (quoique "atténuée" par les honneurs de la guerre), puisqu'elle prive la Grande-Bretagne de 2 200 hommes de troupes pour une longue durée, tout en interdisant à ces professionnels de la guerre d'exercer leur métier...

Après le massacre d'une partie de la garnison par les Autochtones alliés aux Français dans la journée du 10 août, les Britanniques se saisiront de ce prétexte pour dénoncer la capitulation, et ne respecteront pas l'article sur l'interdiction de servir de la garnison (ni un autre article concernant l'échange de prisonniers). En plus de choquer considérablement les officiers français, le massacre du 10 août est pour ces derniers une catastrophe en vue des futures redditions de places, les Britanniques utilisant ce précédent pour imposer des conditions de capitulations très difficiles aux garnisons françaises, tout en justifiant une surenchère dans la violence utilisée dans cette guerre (voir à ce sujet la vidéo d'une conférence que j'avais donnée à ce sujet en juin 2018). J'ai évoqué cette intransigeance britannique dans cet autre article.


Montcalm trying to stop the massacre, gravure d'Albert Bobett, 1888-89,
Library of Congress, Washington DC

Pour terminer cet article, je reviens rapidement sur la scène de la reddition dans le film. Au cours du dialogue opposant Montcalm et Munro, le Britannique mentionne les renforts à venir du général Webb, alors en poste au fort Edward, situé tout proche de son fort. Montcalm lui montre alors une lettre de Webb, interceptée par ses éclaireurs et prévenant Munro de son incapacité à le secourir. L'épisode a réellement eu lieu lors du siège, quoique non directement présenté par Montcalm. Dans la journée du 5 août, le chevalier de Lévis, chargé de surveiller le chemin menant du fort William-Henry au fort Edward (appelé par les Français fort Lydius),
"trouva un prisonnier que les sauvages lui menaient, qu'ils avaient pris à moitié du chemin de Lydius et tué un autre qui avait fui, lequel était chargé d'un billet de l'aide de camp du général Vefs (Webb) qui mandait au colonel Montroc (Munro) qu'il n'était pas en état de lui donner du secours; que les secours qu'on lui avait promis n'étant pas arrivés, qu'il n'avait qu'à se défendre le mieux qu'il pourrait et faire ensuite une capitulation honorable" (cité par le chevalier de La Pause dans son journal).

Comble de l'ironie, au lendemain de la capitulation du fort, le 10 août, les Français interceptent un nouveau courrier de Webb, informant Munro qu'ayant reçu 2 000 hommes en renfort, il lui enverra ce même jour (le 10) un secours, et l'enjoignant donc à tenir....

Voilà qui clôt cet article, une nouvelle fois dense, mais j'espère clair.
À bientôt pour de nouveaux billets historiques!
Michel Thévenin

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Sources: Paul Vo-Ha, "Trahir le Prince: la reddition de Naerden (1673), dans Florence Piat et Laurent Braguier-Gouverneur, Normes et transgressions dans l'Europe de la première modernité, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2013, p. 159-170. Paul Vo-Ha, "Cesser le combat: quelques aspects de la reddition de place au XVIIe siècle", dans Bernard Gainot et Benjamin Deruelle, Combattre à l'époque moderne, Perpignan, Comité des Travaux Historiques et Scientifiques, 2013, p. 28-40. Chevalier de La Pause, "Mémoires et réflexions sur mon voyage en Canada", dans Rapport de l'Archiviste pour la Province de Québec pour l'année 1931-1932. Journal des campagnes au Canada de 1755 à 1760 par le comte de Maurès de Malartic, Dijon, 1890.

lundi 9 septembre 2019

Le Dernier des Mohicans: le siège de William-Henry

Bonsoir!

Au cours de mes recherches sur la guerre de siège, on m'a souvent posé cette question: "Que penses-tu de la scène de siège dans Le Dernier des Mohicans?". J'aimerais prendre le temps de répondre à cette question par cet article.

Le film de Michael Mann de 1992 est à ma connaissance l'un des seuls films mettant en scène un siège aux 17e-18e siècles. Il s'agit en l'occurrence du siège mené par les Français du marquis de Montcalm contre le fort britannique de William-Henry en août 1757.




Je vous partage une vidéo montrant l'ensemble des scènes du siège (il y a trois segments dans le film qui présentent les opérations du siège, entrecoupés d'interventions et de dialogues des personnages principaux. L'auteur de cette vidéo a fait le montage nécessaire pour ne laisser que les moments montrant le siège en lui-même). Je m'excuse pour l'éventuelle piètre qualité, mais je n'ai pas trouvé de vidéo aussi complète que celle-ci.




Je ne vais pas évaluer la qualité de la mise en scène d'un point de vue des détails de reconstitution historique, comme ceux de l'habillement ou des manoeuvres des soldats, n'étant moi-même pas reconstitueur. Je vais aborder "l'historicité" de cette scène avec mes armes, celles de l'historien expert de la guerre de siège. Je vais donc m'intéresser à la représentation qu'offre ce film d'un siège au milieu du 18e siècle, avant de me pencher sur le siège du fort William-Henry en particulier.

Cette scène est tout bonnement excellente. Ce film nous offre une superbe représentation de ce que peut être un siège au moment de la guerre de Sept Ans. Le spectateur peut admirer distinctement plusieurs des caractéristiques d'un siège tel que théorisé par Vauban:

- les travaux de siège, à savoir les tranchées d'approche; le choix a été fait de présenter une scène de nuit. Il est vrai que les travaux d'approche étaient souvent faits la nuit (tout simplement car l'obscurité rend la défense des assiégés plus difficile), mais les sources d'époque, notamment les témoignages des officiers français ayant participé à des sièges, montrent que les travaux avaient également lieu en journée. Un gros plus de ma part pour la scène: on a même des gros plans sur les ouvriers (les sapeurs) qui creusent la tranchée, sous le tir ennemi!

- l'ampleur de la logistique d'une telle opération (on aperçoit au début le matériel de siège tiré par des chevaux et des boeufs).

- la présence, dans le contexte nord-américain, de guerriers Amérindiens, utilisés comme auxiliaires lors des sièges par les officiers français. Ici, ils sont chargés d'aller "fusiller" sur le fort, c'est-à-dire en quelque sorte de ne laisser aucun répit à la garnison, tout en assurant une bonne diversion et ainsi soulager les sapeurs chargés de faire avancer la tranchée.

- la présence des batteries d'artillerie, qui bombardent le fort (à la fois pour "protéger" l'avancée des sapeurs, mais aussi pour tenter de percer une brèche dans la fortification ennemie), et le maniement complexe des canons et mortiers (mention spéciale à l'officier artilleur utilisant un outil géométrique (j'ai du mal à distinguer précisément ledit outil) pour s'assurer de l'angle du mortier).
Une fois mis en action, les mortiers infligent des dégâts considérables au fort (et à ses occupants). À la vue de ces images, on imagine clairement l'enfer que devait vivre une garnison en plein bombardement...


Scène de bombardement, tirée de Théorie nouvelle sur le mécanisme de l'Artillerie, Dulacq, 1741

De même, la scène montre les efforts de la garnison pour défendre le fort, qu'il s'agisse de l'usage de fusées éclairantes pour observer l'avancée des tranchées (et pouvoir les viser plus efficacement), des tirs d'artillerie destinés à gêner et ralentir la progression des assiégeants, ou encore de sorties de la garnison.

En résumé, cette scène est une représentation extrêmement fidèle de l'art d'attaquer les places au 18e siècle. Je confesse que c'est pour beaucoup le côté très réussi et spectaculaire qui m'a donné envie, il y a quelques années, de m'intéresser à la guerre de siège pour mes recherches.

Cependant, tout n'est pas parfait dans cette scène. Si elle représente magistralement le déroulement d'un siège, un élément en particulier ne s'accorde pas avec le siège concerné, celui du fort William-Henry. Le côté très "spectaculaire" de la scène est amplifié par la taille des pièces d'artillerie utilisées par les Français. Lors d'un cours passage ne figurant pas dans la vidéo, le commandant de la garnison britannique, le colonel Munro, mentionne que Montcalm va bientôt faire jouer ses "mortiers de 15 pouces", des mortiers d'un calibre extrêmement lourd (dans le cas des mortiers, le calibre désigne le diamètre des bombes (sphériques) utilisées comme projectiles).


Dessin représentant un mortier, tiré du Bombardier françois, de Bernard Forest de Bélidor (1731)

Pendant des années, je me suis posé la question "est-ce que les Français ont pu transporter des armes de siège de calibres aussi lourds en Amérique?". J'ai eu un premier élément de réponse lors d'une visite à la fin du mois d'août 2016 au fort Ticonderoga (ancien fort français de Carillon, dans l'actuelle ville de Ticonderoga, dans l'État de New York). J'y avais vu, dans une exposition consacrée à l'artillerie, un demi-mortier français de 13 pouces de calibre. J'ai déjà consacré un article à cet objet fascinant, mais je me permets de vous partager à nouveau une photo, montrant la taille très impressionnante de cette moitié de mortier:



Cette exposition m'a donc donné la preuve que oui, les Français ont bien amené de l'artillerie très lourde en Amérique, des pièces destinées à la guerre de siège. Pour autant, avaient-ils des pièces aussi imposantes lors du siège du fort William-Henry? Outre les mortiers (de 15 pouces selon Munro, soit d'un calibre encore supérieur à celui de 13 pouces précédemment montré), les canons semblent particulièrement lourds et destructeurs. Je n'ai pas le calibre exact des pièces présentées à l'écran, mais pour vous donner un ordre d'idées, les pièces "de siège" étaient de calibre 18, 24 ou 32 livres (soit le poids du boulet projeté, sachant qu'une livre équivaut environ à un demi kilogramme...).

Pour répondre à cette question, il me faut me tourner vers le chevalier de La Pause, qui en tant que major-général de l'armée de siège, avait accès aux détails de l'organisation de l'expédition, détails qu'il a précieusement consigné par écrit (voir à ce sujet un de mes derniers articles, sur le matériel utilisé lors des sièges).




Les écrits de La Pause nous montrent donc que pour le siège du fort William-Henry, les Français disposaient certes d'une artillerie impressionnante au vu du contexte (48 pièces d'artillerie), mais constituée de pièces d'un calibre assez faible dans l'ensemble. Un canon de 19 livres, deux de 18 livres, un mortier de 9 pouces, trois de 6 pouces... Ce ne sont pas là les chiffres d'une artillerie de siège, comme celle représentée à l'écran. Le plus gros mortier français est de calibre 9 pouces, soit bien en-dessous des "15 pouces" affirmés par Munro dans le film! L'usage de pièces aussi lourdes dans le film sert donc clairement une volonté "spectaculaire", amplifiée par les explosions causées par le bombardement...

En définitive, la scène du siège du fort William-Henry est exquise. Elle donne au spectateur une image très fidèle de ce qu'est la guerre de siège au 18e siècle. À ma connaissance, aucun autre film ne donne autant de détails visuels d'un siège. Le seul problème est que si elle représente excellemment la guerre de siège, elle ne correspond que partiellement à la réalité du siège de William-Henry... Mais, après tout, cela n'enlève rien à la qualité du film, et il faut bien un historien expert en la matière pour être aussi pointilleux!

Comme je l'ai mentionné précédemment, Le Dernier des Mohicans a été (et est encore après bien des années et bien des visionnages) une source d'inspiration dans mes recherches. Attendez-vous donc à en entendre parler à nouveau sur ce blogue! (très prochainement, je m'intéresserais à la question de la reddition des places, et à la représentation qu'en donne ce film).

À bientôt pour de nouveaux billets historiques!
Michel Thévenin


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mercredi 4 septembre 2019

Un ingénieur fantôme?

Bonsoir!

J'aimerais vous partager ce soir une anecdote illustrant l'une des difficultés du métier de l'historien: une découverte dans les sources peut remettre en cause un propos énoncé précédemment, et nécessiter parfois de "mettre à jour" ses propres dires.

Il y a quelques mois, j'avais partagé un article dans lequel je présentais pour la première fois sur ce blogue la fonction d'ingénieur militaire. J'avais pour cela utilisé une partie de mon mémoire de maîtrise, dans lequel j'avais rapidement survolé ce sujet (c'est d'ailleurs ce rapide survol pendant ma maîtrise qui m'a donné l'idée d'y consacrer mon doctorat).

Dans cet article j'avais mentionné qu'à la fin de l'année 1758, trois ingénieurs militaires français étaient présents au Canada, contrairement à ce qu'en disait Bougainville, qui n'en comptait plus que deux. Pour effectuer le calcul, je m'étais appuyé sur le Dictionnaire des ingénieurs militaires de l'historienne Anne Blanchard (publié en 1981), dans lequel l'historienne avait rassemblé les biographies de tous les ingénieurs ayant appartenu au Corps des Fortifications entre 1691 et 1791. J'avais alors pu retracer parmi ces ingénieurs ceux ayant servi en Nouvelle-France pendant la guerre de Sept Ans.

Plus récemment, à la lecture de l'excellent livre de mon ami Dave Noël Montcalm, général américain, et à la suite de discussions avec lui, j'ai réalisé qu'une erreur s'était glissée dans mon calcul. En effet, un de ces ingénieurs, Louis-Joseph des Robert, arrive au Canada en 1759, et non en 1756, comme indiqué dans le Dictionnaire d'Anne Blanchard. Loin d'être démotivé par mon erreur passée, je me suis empressé de corriger mes calculs, afin de pouvoir mettre à jour ma recherche, étant conscient que ce genre de péripéties fait partie de l'apprentissage du métier d'historien. Je prends d'ailleurs ça comme une sorte de "défi personnel", de trouver dans les sources que je consulterais en France pour mon doctorat des informations supplémentaires sur cet ingénieur (et sur d'autres quelque peu "oubliés").

J'ai donc dû revoir mon propos sur "l'erreur" de Bougainville, et après un nouveau calcul, j'ai pu rendre à ce dernier la justesse de son décompte. Entre les ingénieurs capturés en mer, ceux faits prisonniers à la chute de Louisbourg en juillet 1758, et le malheureux de Combles mort au combat, il ne reste effectivement que deux ingénieurs militaires français au Canada à la fin de l'année 1758. J'ai d'ailleurs mis à jour mon article de blogue, qui comprend donc maintenant les bons chiffres.

Mon erreur de calcul m'a cependant permis de faire une autre découverte insolite. À l'automne 1758, Bougainville est envoyé en France pour quémander des renforts. Lorsqu'il revient au Canada en mai 1759, trois ingénieurs l'accompagnent, alors qu'il en avait demandé quatre au ministre de la Marine. Or, une lettre qu'il envoie à Montcalm peu avant son départ de France, en mars 1759, montre qu'il a bien obtenu ses quatre ingénieurs!

Lettre de Bougainville à Montcalm, du 18 mars 1759 (il y a une erreur sur le document),
tirée des Lettres de la Cour de Versailles, éditées par Henri-Raymond Casgrain en 1890
(au sein de la Collection des manuscrits du maréchal de Lévis)

Qu'est-il advenu de ce mystérieux quatrième ingénieur mentionné par Bougainville? J'ignore pour le moment tout de lui, jusqu'à son identité. A-t-il réellement embarqué avec Bougainville et les trois ingénieurs? A-t-il péri en mer? A-t-il été capturé? J'espère bien le découvrir au cours de mes recherches de doctorat. Je ne manquerais pas de vous en avertir si c'est le cas!


Mise à jour du 25 janvier 2021:

J'ai eu le grand plaisir aujourd'hui de trouver une réponse à ma question soulevée il y a près d'un an et demi!

Je suis en effet tombé aujourd'hui sur une lettre du Ministre de la Marine, datée du 19 février 1759 (ou plutôt sur sa notice sur le site de Bibliothèque et Archives Canada). Cette lettre mentionne les gratifications à accorder aux quatre ingénieurs destinés à aller servir au Canada, et donne leur nom. 

Ainsi, à Messieurs François de Caire (qui s'illustrera très tôt après son arrivée par un duel à l'épée avec l'ingénieur canadien Michel Chartier de Lotbinière, voir mon article ici), François Fournier et Louis-Joseph des Robert, pour lesquels j'ai pu réunir diverses informations relatives à leur séjour canadien, se joint donc un certain "Chermond". Le Dictionnaire des ingénieurs militaires d'Anne Blanchard m'a été une fois de plus utile pour tenter de retrouver la trace de ce "Chermond". 

Il s'agit de Jean-Gabriel Lemercier de Chermont, jeune ingénieur né à Toul en 1730 au sein d'une famille fortement intégrée au monde des ingénieurs militaires (douze ingénieurs sur un siècle). Après de probables études à l'École Royale du Génie de Mézières en 1754-1755, il obtient son brevet d'ingénieur ordinaire (voir mon article sur la terminologie des ingénieurs ici) le 1er janvier 1756.

La notice biographique de cet ingénieur dans le Dictionnaire d'Anne Blanchard était toutefois insuffisante pour me permettre de le relier hors de tout doute aux trois ingénieurs envoyés au Canada en 1759, et ne répondait pas à mon interrogation quant au fait qu'il n'est pas arrivé dans la colonie en compagnie de ses trois collègues.

Fort heureusement, je suis tombé également sur le dossier personnel de ce Jean-Gabriel Lemercier de Chermont sur la base de donnée IREL des Archives Nationales d'Outre-Mer. Un état de service de cet ingénieur en date du 4 mars 1760 donne le fin mot de cette histoire:

État des services du Sr de Chermont, ingénieur ordinaire du Roi, en résidence à la Nouvelle Orleans,
FR ANOM COL E78 folios 654-655













"en 1759, il reçut des ordres des Ministres de la guerre, et de la Marine, pour se rendre a Brest, pour passer a Quebec. une voïe d'eau aïant obligé le batiment sur lequel il etoit de relacher en Espagne, il y a reçu de nouveaux ordres de Mr de Berrier, pour se rendre a la Nlle Orleans, ou il est arrivé le 30 Decembre 1759, et ou il sert, sous les ordres de Mr de Kerlerec, Gouverneur de la Province de la Loüisianne"

On voit donc que c'est bien quatre ingénieurs qui étaient réellement destinés à servir de renforts au Canada en 1759, mais que le contexte périlleux de la traversée a empêché l'un d'entre eux, Chermont, de se rendre sur les lieux de son affectation canadienne. J'ignore la raison qui aura poussé le ministre de la Marine à changer ses ordres concernant cet ingénieur, le faisant passer finalement en Louisiane. Peut-être l'arrivée d'une imposante flotte britannique sur le fleuve Saint-Laurent dans le but de prendre Québec l'aura dissuadé de tenter de faire passer un nouvel ingénieur dans la colonie, d'autant plus que trois autres avaient réussi à passer... Il reste donc encore une dernière (petite question) sur cette anecdote de mon "ingénieur fantôme", mais je suis déjà bien satisfait d'avoir pu répondre à la majeure partie de mon interrogation à son sujet!


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À bientôt pour de nouveaux billets historiques!
Michel Thévenin

Journée historique sur les Plaines d'Abraham

Bon matin!

Une petite annonce pour la journée historique qui se tiendra à Québec, sur les Plaines d'Abraham, ce dimanche 8 septembre.

Le thème de cette année étant "Québec, ville assiégée", j'ai été invité par la Commission des Champs de bataille nationaux, organisatrice de l'événement, à venir parler de mon expertise entourant la guerre de siège, les fortifications et les ingénieurs militaires.

Si vous voulez donc m'entendre parler de ces sujets, et me poser des questions, venez me voir au kiosque que je tiendrais près de la Tour Martello 1, ce dimanche 8 septembre, entre 13h et 16h30. L'événement est gratuit, alors, profitez-en!

Voici le lien vers la page de l'événement (avec notamment la programmation), sur le site de la Commission des Champs de bataille:


Et voici le lien vers l'événement Facebook:


Au plaisir de vous y voir en grand nombre!
Michel Thévenin

lundi 2 septembre 2019

Quel matériel utilise-t-on pour un siège?

Bonsoir!

J'aimerais vous partager aujourd'hui quelques rapides considérations concernant la logistique d'un siège, question que j'ai effleurée dans mes recherches, et que je n'ai pas encore abordée sur ce blogue.

D'abord, on peut se poser la question suivante: quel matériel utilise-t-on pour mener à bien les douze étapes du modèle de siège théorisé par Vauban? On mesure souvent la puissance d'une armée assiégeante à son nombre d'hommes, à son nombre de pièces d'artillerie. On pense cependant rarement à un aspect fondamental du train logistique d'une armée, à savoir les outils permettant de mener à bien les travaux du siège.

Le Traité de l'attaque des places de Vauban de 1704 exposait les outils nécessaires à ce type d'opérations, comme on peut le voir sur cette planche accompagnant le manuscrit de l'ingénieur:


Planche tirée du Traité de l'Attaque et de la Deffence des Places par Mr le Maréchal de Vauban, 1704
(le traité au complet est consultable ici, il est téléchargeable dans l'onglet "Exports")



Au cours de mes recherches, je suis tombé dans les sources de la guerre de Sept Ans en Nouvelle-France sur des mentions très détaillées du matériel utilisé pour certains sièges. En août 1757, l'armée française du marquis de Montcalm, forte de près de 8 000 hommes (7 894 pour être précis) assiège victorieusement le fort britannique William-Henry, appelé fort Georges par les Français, au sud du lac Saint-Sacrement (actuelle ville de Lake George, État de New York). Le siège a été rendu célèbre par le roman de James Fenimore Cooper Le Dernier des Mohicans, et ses adaptations cinématographiques (en particulier celle de Michael Mann de 1992).

Dans son journal de campagne, le chevalier de La Pause nous offre des renseignements très intéressants sur la préparation du siège de William-Henry. La Pause occupait le grade d'aide-major au régiment de Guyenne, arrivé en Nouvelle-France en 1755. Les majors et aides-major étaient chargé du "détail" du régiment, c'est-à-dire des questions liées à la connaissance des troupes (combien de soldats sont dans le régiment, qui sont-ils), et de leur équipement (rations alimentaires, mais aussi munitions, ...). Les écrits de La Pause sont ainsi extrêmement précieux pour la connaissance du "détail" de l'armée de Montcalm, d'autant plus qu'à l'automne 1756, il reçoit également la fonction de major général de l'armée. C'est donc à ce titre qu'il a accès aux informations très détaillées (qu'il consigne dans son journal) à propos de la préparation du siège de William-Henry à l'été 1757.

Outre le détail de la composition "humaine" de l'armée (combien de soldats des troupes de terre, de quels régiments, la part des troupes de la Marine et des miliciens, ainsi que des alliés autochtones), sur lequel je ne m'étendrais pas ici, il note aussi le moindre détail concernant le matériel que nécessitera un tel siège:



Images tirées du journal du chevalier de La Pause, publié dans le Rapport de l'Archiviste de la Province de Québec pour l'année 1931-1932 (page 55)




On voit par les chiffres élevés qu'un siège est une opération très lourde sur le plan logistique. Avec 48 pièces d'artillerie (dont certaines petites pièces d'artillerie de siège), plus de 16 000 bombes et boulets et plus de 8 000 outils de sièges, le siège de William-Henry est le plus lourd en matériel des sièges menés par les Français en Amérique, et requiert un effort logistique considérable. Cependant, l'objectif initial de Montcalm à l'été 1757 était d'assiéger non seulement le fort William-Henry, mais également le fort Edward, distant de seulement 25 kilomètres de William-Henry. On peut donc supposer que les chiffres avancés par La Pause concernent le matériel prévu pour les deux sièges, à quelques nuances près (probablement que quelques renforts auraient pu être envoyés à Montcalm après son premier siège victorieux).

Je n'ai hélas pas de mentions similaires concernant les sièges en Europe dans les sources que j'ai analysées, mais on peut cependant imaginer qu'en Europe, les sièges opposant des armées bien plus nombreuses, de tels chiffres sont dérisoires...

Aussi, pour pouvoir garantir de tels efforts logistiques, les Français comme les Britanniques n'hésitaient pas à utiliser à leur profit le matériel capturé lors de la prise de positions ennemies. C'est le cas notamment à Québec en 1759, où les Britanniques expédient des bombes françaises sur la ville, capturées l'année précédente à Louisbourg (merci à Joseph Gagné pour l'information). De même, toujours à Québec en 1759, lorsque la ville tombe aux mains des Britanniques, ceux-ci découvrent parmi les prises de guerre un mortier britannique, capturé en 1755 lors de la victoire française de la Monongahéla contre l'armée du général Braddock...

Les sources montrent parfois justement le détail de ces "prises de guerre". L'ingénieur Jean-Nicolas Desandrouins, chargé de la direction du siège de William-Henry, écrit un journal relatant le déroulement de celui-ci. En conclusion de son journal, il note les prises françaises une fois le fort évacué:





Les Français s'emparent ainsi de 23 pièces de canon, 3 mortiers, un obusier, 17 pierriers (pièces de petit calibre), 36 milliers de poudre (un millier correspondait à 1000 livres, soit environ 500 kilogrammes), 2522 boulets, 545 bombes, 1400 livres de balles, 1 caisse de grenades, 6 caisses d'artifices, ...
L'année précédente, au siège de Chouaguen, les Français s'étaient emparés de plus de 100 pièces d'artillerie, de 2300 livres de poudre, de 8000 livres de balles, de près de 3500 bombes, boulets et grenades... Comble de l'ironie, une part importante des pièces d'artillerie capturées à Chouaguen seront récupérées par les Britanniques lorsqu'ils s'empareront du fort Frontenac, en 1758!

Cette question de la logistique et du matériel utilisé pour un siège est des plus intéressantes, surtout lorsqu'on sait qu'elle a eu une influence directe sur l'échec des Français dans leur tentative de reprendre Québec en 1760.

À bientôt pour de nouveaux billets historiques!
Michel Thévenin

Sources: Journal du siège du fort Georges appelé par les Anglois William Henry, par M. Desandrouins ingénieur du Roy employé à ce siège. Traité de l'Attaque et de la Deffence des Places, par Mr le Maréchal de Vauban. Rapport de l'Archiviste de la Province de Québec pour l'année 1931-1932.