dimanche 1 mars 2020

Le fort Carillon a-t-il été abandonné trop rapidement par les Français en 1759?

Bonjour!
Je vous reviens après une longue période d'absence, avec un article fourni (pour me faire pardonner).

Le 26 juillet 1759, Louis-Philippe Le Dossu d'Hébécourt, défendant à la tête d'une poignée d'hommes le fort Carillon, sur le lac Champlain (actuelle ville de Ticonderoga, État de New York), évacue le fort et le fait exploser, après un siège de 5 jours mené par les 11 000 Britanniques de Jeffery Amherst.

Le fort Carillon actuellement (photo de Joseph Gagné, 2016)




L'événement était anticipé de longue date par les autorités militaires de la Nouvelle-France: la victoire inespérée remportée au même fort Carillon en 1758 avait certes sauvé la colonie d'une invasion par le couloir du lac Champlain, mais la chute des forts Duquesne, Frontenac et surtout de la forteresse de Louisbourg la même année avait dangereusement fragilisé le système défensif français. Au moment d'établir leur plan de campagne pour l'année 1759, le marquis de Vaudreuil (gouverneur de la Nouvelle-France) et le marquis de Montcalm (commandant des troupes de Terre) s'attendaient à une nouvelle offensive en force des Britanniques sur le lac Champlain, pensant une attaque directe sur Québec moins envisageable.

La défense du lac Champlain fut donc confiée à François-Charles de Bourlamaque, le troisième officier en importance dans l'armée (après Montcalm et son second, le chevalier de Lévis). À la tête d'une force de 3 500 hommes, il a pour mission de retarder autant que possible l'avancée des Britanniques. Ses instructions sont claires: il a la liberté de juger de la situation et d'abandonner les deux forts de Carillon et Saint-Frédéric (actuelle Crown Point, État de New York) s'il pense ne pouvoir y opposer une résistance efficace, mais il doit trouver un poste plus aisément défendable et s'y tenir avec la plus grande fermeté. Bourlamaque porte son choix sur l'Île-aux-Noix, à la jonction entre le lac Champlain et la rivière Richelieu, et y établit des fortifications capables d'arrêter les Britanniques jusqu'à la fin de la campagne. Une lettre de Montcalm à ce sujet est très révélatrice:
"Votre besogne, comme vous dites très bien, différente de la mienne, n'est pas de battre, mais de n'être pas battu; ajoutez-y que votre grande besogne, qui vous couvrira de gloire, sera de retarder par des démonstrations le plus que vous pourrez, l'ennemi, et l'obliger toujours à faire de grandes démonstrations pour vous attaquer; ainsi, ne négligez pas les travaux inutiles qui souvent en imposent, et ne vous retirez que pied à pied, et le plus tard que vous pourrez, à votre Île-aux-Noix, puisque ce sera là le dernier point de défense pour votre frontière, et où il faudra vaincre ou périr".
Le fort Carillon n'avait donc pas vocation à subir en 1759 un siège prolongé. Pourtant, une lettre de Bourlamaque du 10 août au marquis de Vaudreuil nous montre que le gouverneur a reproché à l'officier l'abandon trop rapide de Carillon:
"J'ai l'honneur de répondre à la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire le 6 de ce mois. Vous me mandez qu'il auroit été bien à souhaiter que M. d'Hébécourt eût pu soutenir encore une quinzaine de jours, ce délai pouvant produire un excellent effet dans la saison où nous sommes".
Bourlamaque se défend en rappelant à Vaudreuil qu'il n'a fait qu'appliquer ses ordres:
"Cela est vrai, Monsieur, et peut-être le fort de Carillon, quoique avec une garnison de moitié trop foible, eût pu se défendre quinze jours, si votre instruction du 20 mai, dont vos affaires ne vous ont pas sans doute permis de vous rappeler la teneur, ne me prescrivoit de faire évacuer lorsque l'ennemi auroit établi des batteries pour battre le fort. L'ordre que j'ai donné à M. D'Hébécourt étoit copié mot à mot sur votre instruction, et je pense qu'il n'a pu mieux faire que de s'y conformer".
Les reproches adressés à la garnison du fort Carillon pour une défense jugée insuffisante sont loin d'être un cas isolé au cours de la guerre de Sept Ans en Amérique du Nord. Dès 1755, le fort Beauséjour, en Acadie, s'était rendu de manière rapide et son commandant, Vergor, fut même jugé en conseil de guerre (et acquitté) pour cela. Le cas le plus célèbre est celui de Jean-Baptiste-Nicolas-Roch de Ramezay, fortement critiqué pour avoir capitulé à Québec quelques jours après la défaite des Plaines d'Abraham...

Ces exemples me permettent de soulever une question: comment définir une résistance "acceptable" d'une garnison? La réponse est loin d'être facile, et surtout, elle varie entre les 17e et 18e siècles. Je vous propose ici quelques éléments de réponse.

Dans la première moitié du 17e siècle, en France, alors que la guerre de siège n'a pas encore connu les avancées considérables apportées par Vauban quelques décennies plus tard (voir ici), et que le système de fortifications n'a pas encore atteint toute sa complexité, les ordonnances royales préconisent aux gouverneurs de place de ne pas capituler avant d'avoir repoussé au moins trois assauts, ce qui certes montrait une certaine ténacité, mais n'était pas non plus complètement impossible.

L'ingénieur Antoine de Ville se montre lui bien plus extrême dans son traité De la charge des gouverneurs de place, publié en 1639. L'introduction de son chapitre "Des capitulations & redditions des places" est très éloquente:
"J'avois résolu de ne mettre point ce Chapitre, pour faire entendre aux Gouverneurs qu'ils ne doivent jamais capitule, & que c'est celuy auquel ils doivent moins estudier ou sçavoir: toutefois parce qu'il peut arriver qu'après une raisonnable résistance, le Prince veut qu'on rende la place pour plusieurs considérations qu'il peut avoir; & parce qu'à la fin le lieu & la terre manque pour se retrancher, ou qu'on n'a plus de soldats pour se deffendre, ou des munitions pour tirer, ou des vivres pour se nourrir, on est contraint de capituler"



Conditions particulièrement extrêmes pour "excuser" la reddition...

Toutefois, l'historien Paul Vo-Ha (voir bibliographie plus bas) nous rappelle que de telles mesures sont celles ayant cours dans la littérature normative, et que dans la pratique, "la norme veut plutôt qu’on rende une place après une défense raisonnable, c’est-à-dire dès qu’une brèche praticable est ouverte dans l’enceinte de la place, qui permettrait à l’ennemi de lancer l’assaut".

À la fin du 17e siècle et au début du 18e, avec les progrès apportés à l'attaque des places par Vauban, les contemporains sont conscients qu'il devient extrêmement rarissime de repousser plusieurs assauts.  De plus, la méthode élaborée par Vauban est si efficace qu'une place assiégée n'a que peu de chances de résister victorieusement, le succès de sa défense étant principalement lié à l'arrivée de secours externes. La norme théorique est donc de résister jusqu'à ce que l'assiégeant puisse établir une brèche praticable et ainsi lancer l'assaut, ce qui selon Vauban correspond à une durée de 48 jours.

Au 18e siècle, la fortification ne connaît pas de formidables avancées, au contraire du savoir des artilleurs et des ingénieurs militaires, ce qui entraîne une très nette accélération de la guerre de siège (la moyenne de ceux-ci chute considérablement lors de la guerre de Succession d'Autriche, voir ici mon article à ce sujet). Si la condition classique de la présence d'une brèche praticable est toujours d'actualité, celle-ci intervient bien plus rapidement que quelques décennies auparavant. Dans ce contexte, rares sont les sièges se prolongeant au-delà de deux ou trois semaines (voir par exemple mes articles sur le siège de Minorque de 1756 ou celui de Berg-op-Zoom de 1747).

Pour revenir au fort Carillon, j'avais déjà exposé dans un autre article (voir ici) l'opinion très négative des officiers métropolitains quant aux capacités de défense des forts français en Nouvelle-France, y compris Carillon. Pourtant, dans son journal de campagne, le chevalier de La Pause jugeait ce dernier capable de tenir entre vingt et trente jours, ce qui semble très optimiste. Dans la suite de sa lettre à Vaudreuil, Bourlamaque se veut plus réaliste, tout en insistant sur le fait qu'il a respecté les ordres du gouverneur:
"Je vous supplie même de vous rappeler que j'eus l'honneur de vous mander que le fort de Carillon pourroit arrêter les Angloirs douze jours. Vous me répondîtes, par une lettre datée du 1er juin, que je devois me conformer à votre instruction du 20 mai, et que vous aimiez mieux sauver la garnison que de gagner quelques jours. Avec des ordres si précis, Monsieur, je me flatte que personne ne pourra rien imputer à M. d'Hébécourt ni à moi sur l'évacuation de Carillon".
Bourlamaque soulève ici un point intéressant: il était préférable de "sauver la garnison que de gagner quelques jours". Les officiers français étaient en effet conscients du risque de voir la garnison de Carillon être faite prisonnière par les Britanniques, le sort réservé à la garnison de Louisbourg en 1758 ayant considérablement marqué les esprits (voir mon article ici). Au vu du déséquilibre numérique largement en faveur des Britanniques en Amérique, il était donc nécessaire pour les Français de préserver un maximum d'effectifs, au détriment d'une résistance prolongée à Carillon.

Détail d'un plan du fort Carillon, publié en 1789 à Francfort
(le plan complet est disponible ici)
Voilà qui clôt cet article pour aujourd'hui.
À bientôt pour de nouveaux billets historiques!
Michel Thévenin

Sources:
- Paul Vo-Ha, "Trahir le Prince: la reddition de Naerden (1673)", dans Florence Piat et Laurey Braguier-Gouverneur, Normes et transgressions dans l’Europe de la première modernité, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2013, p. 159-170.
- Paul Vo-Ha, Rendre les armes. Le sort des vaincus, XVIe-XVIIe siècles, Ceyzérieu, Champ Vallon, 2017.
- Dave Noël, Montcalm, général américain, Québec, Boréal, 2018.
- Lettre de Bourlamaque au marquis de Vaudreuil du 10 août 1759, dans Henri-Raymond Casgrain, Lettres de M. de Bourlamaque au chevalier de Lévis, Québec, Imprimerie de L. J. Demers & Frère, 1891, p. 24-27.
- Lettre de Montcalm à Bourlamaque du 4 juin 1759, dans Henri-Raymond Casgrain, Lettres de M. de Bourlamaque au chevalier de Lévis, Québec, Imprimerie de L. J. Demers & Frère, 1891, p. 324-325.
Charles de Plantavit de Margon, Chevalier de La Pause, Mémoire et observations sur mon voyage en Canada (1755-1760), dans Rapport de l’Archiviste de la Province de Québec pour l’année 1931-32, Québec, 1932, p. 3-125.

1 commentaire:

  1. voilà un article fort intéressant et plutôt bien documenté sur un fait que j'ignorais totalement...
    mais permettez moi une remarque: cet article n'est pas aisé à lire: la police est trop petite et du blanc sur fond noir n'arrange pas la lecture... Merci et bonne continuation

    RépondreSupprimer