vendredi 27 mars 2020

Chaussegros de Léry et d'Artagnan, même combat!

Bonjour!

Avec ce titre un peu "léger", il ne sera pas question dans cet article de présenter des compagnons rieurs, ferrailleurs sans vergogne (j'ai déjà consacré un article sur un duel ici), fiers justiciers de la littérature comme le sont les mousquetaires sous la plume d'Alexandre Dumas. Je souhaite plutôt ici présenter une nouvelle similitude entre les pratiques de la guerre en Europe et en Amérique du Nord.


Illustration de 1910 représentant un mousquetaire, époque Louis XV (1745),
issue de la collection de Hendrik Jacobus Vinkhuijzen de la New York Public Library
Aujourd'hui est la date anniversaire d'un événement particulier de la guerre de Sept Ans. Le 27 mars 1756, un parti commandé par Gaspard-Joseph Chaussegros de Léry (son père était l'ingénieur en chef de la Nouvelle-France, et décède le 23 mars 1756), s'empare et détruit le fort Bull, situé près du lac Oneida (nord de l'État de New York, dans l'actuelle ville de Rome). L'officier canadien a laissé un journal très complet, d'une vingtaine de pages, concernant cette expédition (voir les sources à la fin de l'article).

La prise du fort Bull est le principal fait d'armes de Chaussegros de Léry fils au cours du conflit. L'opération a surtout une importance stratégique cruciale; en s'emparant du fort Bull, de Léry détruit un important entrepôt des forts britanniques de Chouaguen (Oswego, NY). C'est depuis Chouaguen, que l'ancien gouverneur La Galissonière considérait comme la menace principale pesant sur la Nouvelle-France (voir mon article à ce sujet ici), que les Britanniques préparaient leur offensive sur les forts français du lac Ontario (Niagara, Toronto et Frontenac). La prise de l'entrepôt du fort Bull porte un sérieux coup aux préparatifs britanniques, tout en fragilisant Chouaguen. C'est donc des forts amoindris dans leur approvisionnement que le marquis de Montcalm, fraîchement débarqué de France avec des renforts, peux assiéger victorieusement au début du mois d'août 1756 (siège qui voit par ailleurs la mort tragique de l'ingénieur militaire français Lombard de Combles, voir mes articles ici et ).


Plan du fort Bull, dessiné par Chaussegros de Léry fils, compris dans son journal de l'expédition.
Ledit journal est disponible dans le Rapport de l'Archiviste de la Province de Québec pour l'année 1926-1927
(accessible en ligne ici)

L'attaque du fort Bull n'entre cependant pas dans le cadre des sièges menés par l'armée française en Nouvelle-France au cours de ce conflit (voir ici). Le parti de Chaussegros de Léry (composé de miliciens, de soldats des troupes de Terre et de la Marine, et d'une centaine d'Autochtones, pour un total dépassant à peine les 360 hommes) effectue là un raid semblable à ceux ayant ponctué les conflits coloniaux depuis le 17e siècle.

La prise du fort Bull est rapide dans son exécution, et dévastatrice dans ses résultats. Initialement basé sur une attaque surprise permettant à ses hommes de surgir dans le fort et de mettre rapidement fin à la résistance de la garnison, le plan de Chaussegros de Léry est éventé par les cris de guerre lancés trop tôt par les guerriers autochtones de sa troupe. La porte du fort étant refermée avant que ses hommes aient pu l'atteindre, l'essentiel de l'attaque se résume en une fusillade soutenue pendant une heure, le temps que la porte soit défoncée à coups de hache. Une fois la porte brisée, les Franco-Canadiens se ruent à l'intérieur du fort et déchaînent leur violence. À la fin de l'attaque, les Britanniques laissent 70 morts sur le terrain, en plus de 9 prisonniers (26 autres prisonniers seront faits lors d'opérations annexes au raid). Ces chiffres comprennent également les victimes d'une sortie effectuée juste après la prise du fort par la garnison voisine du fort Williams, sortie repoussée avec de lourdes pertes. Sur un peu plus de 60 personnes se trouvant au fort Bull avant l'attaque, seules 5 ont survécu (un officier, deux soldats, un charpentier et une femme, de Léry ne précisant pas dans son journal combien de femmes étaient présentes dans le fort).

J'avais déjà montré dans un autre article (voir ici) les instructions envoyées en octobre 1756 par le marquis de Montcalm à ce même Chaussegros de Léry, par lesquelles il lui enjoignait de faire tout son possible pour limiter la cruauté envers les ennemis. Rien ne me permet de le confirmer pour le moment, mais la violence déployée au fort Bull pourrait très bien avoir incité Montcalm à rappeler à l'officier canadien quelques règles entourant la guerre menée par la noblesse européenne...

Pourtant, une telle violence n'est absolument pas une exclusivité de la guerre nord-américaine. J'ai déjà eu l'occasion de présenter, dans une conférence de 20 minutes (dont l'enregistrement vidéo est disponible ici), les marques de la violence européenne de la guerre de siège. J'aimerai revenir ici sur quelques éléments de cette violence européenne de la guerre de siège, que je n'ai fait qu'effleurer dans ma conférence.

À la fin du 17e siècle, l'établissement d'un modèle rationnel de siège par Vauban (voir mon article ici) ne met en effet pas fin à la violence des sièges. Au contraire, la construction de nouvelles normes culturelles de la guerre amène à un usage d'une violence tout aussi exacerbée dans certains cas.

Parmi les acteurs de cette violence des sièges, on retrouve les mousquetaires. La littérature nous a habitué à la figure de d'Artagnan, fidèle protecteur du roi, juste et courageux, héros épique par excellence (Dumas fait même mourir d'Artagnan de manière terriblement épique à la fin du dernier roman de sa trilogie, frappé d'un boulet en plein siège au moment même où il reçoit le bâton de maréchal de France. Je vous conseille la lecture de ce passage ô combien épique, disponible ici). Pourtant, le corps des mousquetaires du roi de France, créé sous Louis XIII, considérablement changé sous Louis XIV et actif tout au long du 18e siècle (une première dissolution a lieu en 1776, avant celle, définitive, de 1815), en plus d'assurer la sauvegarde du monarque, était avant tout un corps d'élite de l'armée française, appelé à aller au combat.

L'emblème même et la devise des mousquetaires rappelaient cette fonction guerrière:

Estampe conservée au Musée de l'Armée (Paris),
représentant le drapeau de la 1ère compagnie des Mousquetaires
(date et auteur inconnus)



Je cite ici un extrait d'un ouvrage d'Hervé Drévillon (cité dans les sources de cet article), qui détaille fort bien la nature guerrière des mousquetaires:

"Au centre d’un entrelacs de fils d’argent, l’emblème représentait une bombe lancée en direction d’une ville. Une devise en explicitait le sens : quo ruit et lethum, « où elle s’abat, la mort aussi ». Nulle épopée, nulle chevauchée n’était suggérée dans cette évocation de la mort aveugle et brutale. Une bombe était une espèce de boulet creux rempli de poudre, d’où sortait une mèche allumée. Elle explosait généralement avant de toucher le sol et projetait ses éclats dans toutes les directions, tuant ou mutilant ceux qui n’avaient pas eu le temps de se mettre à l’abri. Et c’est à cette implacable mécanique de destruction que s’identifiaient les hommes de naissance et de valeur, regroupés dans la première compagnie des mousquetaires du roi. De nombreux gentilshommes y faisaient l’apprentissage du métier des armes aux côtés d’officiers usés par le service, à l’image de leur capitaine-lieutenant, Charles de Batz de Castelmore, comte d’Artagnan. Au sein de cette troupe, jeunes et vieux savaient que le roi les destinait à un emploi particulier. Ils devaient ouvrir la voie, investir les postes avancés, abattre les obstacles sous la mitraille, dignes héritiers de ceux que l’on appelait jadis les « enfants perdus ». Ils ne devaient pas vaincre, ils devaient détruire."

Pourtant, un événement va contraindre Louis XIV a "soulager" les mousquetaires d'une partie de leur fonction dans la guerre de siège. En 1673, les mousquetaires subissent de lourdes pertes (80 tués et 50 blessés) lors du siège de Maastricht, en Hollande, au cours duquel périt leur capitaine, d'Artagnan. Afin de préserver la noblesse qui constitue les rangs de ses mousquetaires, Louis XIV décide de créer une unité spécialisée dans la violence de la guerre de siège: les grenadiers à cheval de la Maison du Roi.

Cette compagnie est composée de roturiers, dont la perte est moins dommageable pour le monarque. Les soldats la composant sont cependant méticuleusement sélectionnés parmi l'élite des régiments de l'infanterie. ils reprennent une identité symbolique proche de celle des mousquetaires, adoptant une carcasse (projectile incendiaire) à la place d'une bombe sur leur emblème, et prenant pour devise "unique terror, undique lethum" (traduite par les historiens en "la terreur et la mort", tout un programme...).


Pierre-Nicolas Lenfant, Campement de grenadiers à cheval en vue du siège de la ville d'Ypres du 6 au 25 juin 1744,
deuxième moitié du 18e siècle, Collections du Château de Versailles.

Leur mission est celle, anciennement dévolue aux mousquetaires, de mener l'assaut sur les fortifications assiégées une fois la brèche effectuée. Toutefois, dans le but de hâter la reddition des assiégés, ils usent d'une violence extraordinaire, en refusant tout quartier aux ennemis. Cette violence répond à un double objectif. À une volonté de terreur destinée à atteindre psychologiquement l'ennemi et à le contraindre à la reddition s'ajoute une logique rationnelle du combat. La vigueur de leurs assauts avait pour conséquence fréquente d'isoler les grenadiers du reste des troupes françaises, et donc de les laisser seuls au milieu des défenseurs. En leur accordant quartier, ils prendraient le risque de les voir se retourner contre eux dans le cas d'une contre-attaque de la garnison. Par souci d'efficacité, ils avaient donc pour mission de n'épargner aucun ennemi tant que la décision n'était pas emportée. À l'inverse, un massacre dans un cadre ne répondant pas à ce risque immédiat n'était pas envisageable. Au siège de Nieuport en 1695, les grenadiers à cheval, chargés d'attaquer une position britannique isolée en avant de la place, réussissent à s'approcher discrètement et à lancer un assaut qui prend par surprise les défenseurs, qui se rendent sans combattre. Ne pouvant compter sur l'aide de la garnison, ils ne constituent plus un danger, et sont donc faits prisonniers sans aucune effusion de sang. Les grenadiers à cheval, comme les mousquetaires avant eux, étaient donc l'instrument d'une violence poussée à son paroxysme, mais utilisée dans le cadre défini de l'assaut.

À mesure que le 18e siècle avance, les assauts au cours des sièges se raréfient, la reddition des places intervenant généralement à la première brèche (sujet que j'ai évoqué dans cet article). Une telle violence devient de plus en plus exceptionnelle. Quelques exemples viennent cependant rappeler au milieu du siècle que la violence de la guerre de siège, jamais complètement effacée, peut surgir à nouveau dans toute sa fureur, comme en témoignent les chiffres du siège de Minorque par les Français en 1756 (voir mon article ici) et surtout le déchaînement de violence des Français lors de la prise de Berg-op-Zoom en 1747 (voir mon article à ce sujet ici).

Voilà qui clôt cet article pour aujourd'hui.
À bientôt pour de nouveaux billets historiques!
Michel Thévenin

Sources:

- Journal de la campagne d'hiver, du 13 février au 9 avril 1756, que Gaspard-Joseph Chaussegros de Léry, Lieutenant dans les troupes détachées de la Marine et à présent Capitaine et Chevalier de Saint Louis, a faite en conséquence des ordres de Pierre de Rigaud, Marquis de Vaudreuil, gouverneur et lieutenant général pour le Roi en toute la Nouvelle-France, terres et pays de la Louisiane aux entrepôts que les Anglais avaient formés pour se faciliter la conquête du Canada, au grand portage entre la rivière Chouéguen dite des Onnontagués qui se décharge dans le lac Ontario et la rivière Schenectady qui tombe dans la rivière d'Hudson, dans le Rapport de l'Archiviste de la Province de Québec pour l'année 1926-1927.
- Rénald Lessard, "Les officiers des troupes de la Marine et la guerre de la Conquête (1748-1760)", dans l'ouvrage de Marcel Fournier, Les officiers des Troupes de la Marine au Canada, 1683-1760, Québec, Septentrion, 2017.
- Hervé Drévillon, Batailles: Scènes de guerre de la Table Ronde aux Tranchées, Paris, Seuil, 2007.
- Rémi Masson, Les mousquetaires ou la violence d'État, Paris, Vendémiaire, 2013.
- Rémi Masson, "La compagnie des grenadiers à cheval de Louis XIV: une culture du combat au service de la guerre de siège", dans l'ouvrage de Bernard Gainot et Benjamin Deruelle, Combattre à l'époque moderne, Paris, Éditions du Comité des Travaux Historiques et Scientifiques, 2013.

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