lundi 9 mars 2020

Un bel exemple de solidarité entre ingénieurs français en Nouvelle-France

Bonsoir!

Petite précision pour débuter cet article: il s'agit de la version remaniée et augmentée le 13 janvier 2022 d'un article initialement publié en mars 2020.

Cet article fait écho à celui qui a inauguré ce blogue il y a maintenant plus de trois ans, qui présentait la mort accidentelle (et tragique) de l'ingénieur militaire français Jean-Claude-Henri de Lombard de Combles au siège de Chouaguen en août 1756 (voir l'article relatant l'anecdote ici).


Le 28 août 1756, l'ingénieur Jean-Nicolas Desandrouins écrit de Montréal une lettre adressée au Secrétaire d'État à la Marine et aux Colonies, Jean-Baptiste de Machault d'Arnouville, dans laquelle il informe le ministre du succès du siège de Chouaguen (il joint à sa lettre un journal du siège), mais aussi de la mort de son collègue et supérieur Lombard de Combles.


Lettre de Jean-Nicolas Desandrouins au Ministre de la Marine, 28 août 1756
FR ANOM COL C11A 101 folio 350
(disponible sur le portail Archives de la Nouvelle-France)


Pour un bref rappel, l'ingénieur Lombard de Combles était arrivé à Québec au printemps 1756 avec les renforts amenés au Canada par le marquis de Montcalm, alors que la déclaration de guerre entre la France et la Grande-Bretagne était imminente (bien que les hostilités aient débuté en Amérique en 1754...). Doté d'une expérience de treize années dans le corps des ingénieurs militaires, il devait (avec son collègue Jean-Nicolas Desandrouins) combler le vide laissé en termes de personnel spécialisé en fortifications par la capture en 1755 des trois ingénieurs destinés à la colonie laurentienne (voir mon article à ce sujet ici).

De Combles est très vite envoyé dans la région du lac Ontario, afin de préparer le siège des forts britanniques de Chouaguen (dans l'actuelle ville d'Oswego, dans l'État de New York). Il laisse un journal et un plan très intéressants de la reconnaissance qu'il fait des forts britanniques à la fin du mois de juillet. J'ai présenté ces documents dans une vidéo de cinq grosses minutes pour l'édition 2021 des Rendez-Vous d'histoire de Québec, que je vous invite à visionner ici.

L'aventure canadienne s'écourte toutefois pour de Combles, puisqu'au matin du 11 août, alors qu'il effectue une nouvelle reconnaissance des forts britanniques en préparation du siège, en compagnie de son subordonné Desandrouins, il est tué dans la forêt par un autochtone allié aux Français, Hotchig, qui a confondu le rouge de son uniforme avec celui des Britanniques...

Fils d'un ingénieur militaire mort au combat, Jean-Claude-Henri de Lombard de Combles avait suivi l'exemple paternel lors de la guerre de Succession d'Autriche (1740-1748), apprenant le métier d'ingénieur lors des nombreux sièges de cette guerre. Desandrouins, lui, avait également participé aux dernières années de ce conflit, y découvrant notamment un intérêt pour le Génie. Il avait alors poursuivi une formation dans la nouvelle École Royale du Génie de Mézières, dont il fut un des premiers élèves. Son affectation au Canada en 1756 était ainsi une première occasion pour lui de mettre à profit sur le terrain le savoir acquis à Mézières (voir l'article que j'ai consacré à cette école du Génie). Dès l'arrivée des renforts de Montcalm, le siège des forts britanniques de Chouaguen avait été planifié, afin de mettre à bas la sérieuse menace que constituait la présence britannique sur le lac Ontario (voir mon article à ce sujet ici).

Après la mort de de Combles lors des phases préparatoires du siège, Desandrouins avait réussi, avec l'aide de Pierre Pouchot (officier des troupes de Terre disposant de capacités reconnues en matière d'ingénierie militaire) à mener victorieusement les attaques contre les forts britanniques. Malgré ce succès et quoique lui-même doté de compétences solides, le jeune ingénieur (il a alors 27 ans) se met cependant en retrait dans sa lettre au ministre de la Marine, pour insister sur la gravité de la mort de son supérieur, ainsi que sur l'heureux secours de Pouchot:
"Les opérations délicates que nous étions au moment de faire rendirent sa perte bien chère à nos généraux et à toute l'armée par la confiance qu'on avoit en son expérience et sa capacité. Heureusement Mr de Pouchot l'un des premiers factionnaires au régiment de Béarn dont les talens pour le Génie étoient connus depuis longtemps se trouva la et reçut ordre de faire les fonctions d'ingénieur pendant le siège. Nos succès prouvent le bon choix qu'on avoit fait".






















La suite de la lettre de Desandrouins nous offre un passage que je trouve touchant, par lequel le jeune ingénieur demande au ministre d'intercéder auprès du Secrétaire d'État à la Guerre, le comte d'Argenson, et du roi, afin que Louis XV vienne en aide à la famille de son défunt collègue:
"Oserois-je, vous représenter, Monseigneur, l'état de pauvreté ou Mr de Combles laisse six enfans en bas age un frère et une soeur dont il étoit l'unique soutien. Daignez-vous réunir, Monseigneur, à Mr. le Comte d'Argenson auprès du Roy pour obtenir des grâces à cette famille infortunée".



Au cours de leur brève collaboration en Nouvelle-France, Desandrouins a développé un profond respect envers son supérieur, qui semble-t-il lui a servi de mentor en quelques occasions (de Combles n'était certes plus âgé que de dix ans, mais il disposait d'une expérience du terrain supérieure). La requête de Desandrouins en faveur de la famille du défunt est une marque poignante de ce respect, en plus de nous renseigner sur les liens qui pouvaient unir les ingénieurs dans une sorte "d'esprit de corps".

Cet esprit de corps était en effet très vivace parmi les ingénieurs militaires français, notamment en raison d'une certaine difficulté à acquérir une pleine intégration dans l'armée, les ingénieurs étant un corps assez récent dans l'armée française (1691), et leur savoir-faire technique et scientifique étant quelque peu dédaigné par les autres corps. Cet esprit de corps se traduit entre autres par une solidarité financière entre collègues. Au début du XVIIIe siècle, les ingénieurs militaires ont en effet créé une "caisse de secours", comme la nommait l'historienne Anne Blanchard. Les ingénieurs acceptaient en effet qu'une petite somme soit prélevée de leurs appointements annuels, et soit destinée à soutenir financièrement les familles de leurs collègues morts sans fortune. Le geste de Desandrouins renvoie donc à cette solidarité financière entre ingénieurs.

Toutefois, j'ai eu connaissance récemment d'une autre lettre écrite le même jour par le même Desandrouins, qui montre que son attachement à son regretté supérieur va bien au-delà d'une simple demande de prendre en considération la famille du défunt. La lettre, envoyée à Noël de Règemorte (lui-même ingénieur et directeur du Bureau des Fortifications au Ministère de la Guerre entre 1743 et 1756), montre que Desandrouins est prêt à mettre ses propres considérations pécuniaires de côté, au profit de la famille de de Combles:

"Dans la lettre par la quelle j'adresse un plan et une relation du siege à M. le Comte D'argenson je luy expose le triste etat ou M. De Combles laisse six enfans en bas age, un frere et une soeur dont il etoit l'unique soutien; j'ajoute que je suis en mon particulier si touché de la triste scituation de cette famille infortunée et que j'etois si attaché à leur pere que je me trouverois fort heureux si en suspendant pour quelques années les graces dont on me jugeroit digne, on pouvoit rendre leur sort meilleur. C'est trés sincerement que je parle ainsi".

Lettre de Jean-Nicolas Desandrouins à Noël de Règemorte,
Montréal, le 28 août 1756
Bibliothèque Nationale et Universitaire de Strasbourg, Fonds de Turckheim 221.1, folio 57v
















Alors que les officiers en poste dans les colonies se plaignent constamment de la modicité de leurs appointements, du besoin dans lequel ils se trouvent au vu du coût de la vie dans des colonies marquées par la guerre, et réclament fréquemment des grâces monétaires, le geste de Desandrouins, qui renonce à de futures récompenses pour assurer le confort de la famille du malheureux de Combles est on ne peut plus fort et touchant!


À en croire la biographie de Lombard de Combles dans le Dictionnaire biographique du Canada (voir ici), la demande de Desandrouins ne fut pas vaine, puisque les enfants du défunt ingénieur reçurent du roi "une gratification annuelle en retour des loyaux services de leur père". En plus d'une aide financière accordée à la famille, le deuxième fils de de Combles, né en 1748, est admis en 1756 à l'École Royale Militaire fondée à Paris en 1751 pour offrir une éducation militaire à des jeunes nobles de familles sans fortune (il semble que son frère aîné, né en 1745, y était déjà depuis 1755). Ce deuxième fils prénommé Pierre-Marie sort de l'École en 1766 et sert notamment à Saint-Domingue (Haïti) dans la décennie 1770, où il fait entre autres les fonctions d'ingénieur (sans en posséder toutefois le titre).

Desandrouins, pour sa part, est tout de même récompensé pour ses services lors du siège de Chouaguen, puisqu'il reçoit en 1757 une gratification de 600 livres.

J'espère que cet article vous aura plu.
À bientôt pour de nouveaux billets historiques!
   Michel Thévenin

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