lundi 23 septembre 2019

La guerre "suivant les usages et les lois des nations policées"

Bonsoir!

Les personnes suivant de manière assidue les recherches que je partage sur ce blogue savent qu'en plus de la guerre de siège et des ingénieurs militaires, il est un autre thème qui me tient à coeur, à savoir le cliché de la guerre "en dentelles". Pour reprendre rapidement cette expression, il s'agit de l'image très péjorative des guerres du 18 siècle, forgée a posteriori. Les conflits du siècle des Lumières ne seraient qu'un ensemble de rites de courtoisie et de politesse extravagante entre des nobles peu soucieux du sort des peuples, bien trop occupés qu'ils étaient par ces "jeux" guerriers...

Les historiens s'étant de manière sérieuse penchés sur cette question ont mis en lumière le lien entre ces codes de courtoisie mutuelle entre les officiers des différentes nations européennes et une certaine culture commune entre les classes nobiliaires. Je vous invite à consulter mon article introductif sur cette guerre "en dentelles" pour aller plus loin. Les échanges courtois (parfois même franchement amicaux) relèvent plus, pour reprendre l'expression avancée par mon excellent collègue Philipp Portelance dans son mémoire de maîtrise, d'une "solidarité aristocratique" que d'une supposée insouciance face à la guerre.

Les officiers qui viennent combattre en Amérique pendant la guerre de Sept Ans sont pleinement imprégnés de cette culture militaire, qu'ils tentent d'appliquer à leur conduite de la guerre en milieu colonial.
Récemment, mon ami Rénald Lessard, archiviste de Bibliothèque et Archives nationale du Québec, m'a envoyé un document que je trouve des plus significatifs sur cette question.

Le 3 octobre 1756, le marquis de Montcalm, commandant des troupes françaises en Amérique, envoie des instructions à Gaspard-Joseph Chaussegros de Léry fils pour la fin de la campagne. À la fin du document (long d'environ une page et demie), il précise bien au Canadien l'importance de respecter cette courtoisie militaire des armées européennes:
"Lui enjoignons d'empêcher autant que faire se pourra qu'il ne soit exercé aucune cruauté envers l'ennemi, voulant autant qu'il dépendra de nous que la guerre se fasse suivant les lois et les usages des nations policées."

Instructions du Marquis de Montcalm, commandant des armées françaises, au sieur Chaussegros de Léry,
lieutenant des troupes de la Marine (BAnQ, P386, D299)

Les écrits de Montcalm, qu'il s'agisse de son journal ou des nombreuses correspondances qu'il échange avec ses officiers, sont de précieux témoins de cette culture empreinte de courtoisie et de respect de l'adversaire. Les exemples étant légion, je ne citerais qu'un seul autre "rappel" du marquis à ce sujet.
Au début du mois de septembre 1758, commentant un échange de denrées alimentaires entre un de ses officiers, Louis-Antoine de Bougainville, et un officier britannique, il qualifie l'épisode de
"nécessaire et bon exemple à donner à ce pays barbare, non seulement de l'humanité, mais de la politesse entre ennemis qui se font la guerre".
Ces considérations d'une guerre appliquant les principes d'humanité de la culture nobiliaire européenne ne se retrouvent pas uniquement du côté des officiers français. L'échange de denrées entre deux officiers ennemis évoqué plus haut en atteste, et les sources s'en font le relais. À la fin du mois de juillet 1758, le commandant des forces britanniques en Amérique, James Abercromby, écrit une lettre à son homologue Montcalm à propos de détails concernant des prisonniers capturés peu avant la bataille livrée devant le fort Carillon le 8 juillet précédent. Souhaitant faciliter les échanges de prisonniers, il assure Montcalm qu'il souhaite "convaincre Votre Excellence du désir que j'ai que la guerre se fasse ici avec humanité et générosité, comme elle se fait en Europe, et comme elle doit se faire partout".

La confrontation de cette culture militaire européenne avec celles des combattants Amérindiens va entraîner une modification du comportement des Britanniques à la fin du conflit. Reprochant aux Français, par les agissements de leurs alliés autochtones (au premier rang desquels la violation de la capitulation du fort William-Henry), un non respect de ces "lois des nations policés", les Britanniques vont justifier l'utilisation de pratiques d'une violence ordinairement peu en usage, notamment dans les contextes de siège (j'ai donné une conférence d'une vingtaine de minutes à ce sujet en 2018, dont je vous invite à écouter l'enregistrement).

Voilà qui clôt cet article, n'hésitez pas à le commenter ou à me questionner.
À bientôt pour de nouveaux billets historiques!
Michel Thévenin

Sources:
Instructions du Marquis de Montcalm, commandant des armées françaises, au sieur Chaussegros de Léry, lieutenant des troupes de la Marine;
- Henry-Raymond Casgrain, Journal du marquis de Montcalm durant ses campagnes en Canada de 1756 à 1759, collection des Manuscrits du Maréchal de Lévis;
- Henry-Raymond Casgrain, Lettres et pièces militaires, 1756-1760, collection des Manuscrits du Maréchal de Lévis;
- Philipp Portelance, ""Au service d'un autre roi": les troupes étrangères allemandes au service du royaume de France (1740-1763)", mémoire de maîtrise, Université de Montréal, 2018.

2 commentaires:

  1. L'article est très interessant! Je peux recommander l'introduction du livre "Le prix de la gloire. Histoire mondiale de la Guerre de Sept Ans" de Marian Füssel à ce sujet. Il utilise l'expression "la bonne police de la guerre" pour remplacer "La Bellone apprivoisé". "La Bellone apprivoisé" est à peu près comme "les guerres en dentelles". Merci aussi pour l'indication sur le mémoire de maîtrise de Philipp Portelance.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Merci bien pour la recommandation, je vais regarder ça!

      Supprimer