mercredi 4 septembre 2019

Un ingénieur fantôme?

Bonsoir!

J'aimerais vous partager ce soir une anecdote illustrant l'une des difficultés du métier de l'historien: une découverte dans les sources peut remettre en cause un propos énoncé précédemment, et nécessiter parfois de "mettre à jour" ses propres dires.

Il y a quelques mois, j'avais partagé un article dans lequel je présentais pour la première fois sur ce blogue la fonction d'ingénieur militaire. J'avais pour cela utilisé une partie de mon mémoire de maîtrise, dans lequel j'avais rapidement survolé ce sujet (c'est d'ailleurs ce rapide survol pendant ma maîtrise qui m'a donné l'idée d'y consacrer mon doctorat).

Dans cet article j'avais mentionné qu'à la fin de l'année 1758, trois ingénieurs militaires français étaient présents au Canada, contrairement à ce qu'en disait Bougainville, qui n'en comptait plus que deux. Pour effectuer le calcul, je m'étais appuyé sur le Dictionnaire des ingénieurs militaires de l'historienne Anne Blanchard (publié en 1981), dans lequel l'historienne avait rassemblé les biographies de tous les ingénieurs ayant appartenu au Corps des Fortifications entre 1691 et 1791. J'avais alors pu retracer parmi ces ingénieurs ceux ayant servi en Nouvelle-France pendant la guerre de Sept Ans.

Plus récemment, à la lecture de l'excellent livre de mon ami Dave Noël Montcalm, général américain, et à la suite de discussions avec lui, j'ai réalisé qu'une erreur s'était glissée dans mon calcul. En effet, un de ces ingénieurs, Louis-Joseph des Robert, arrive au Canada en 1759, et non en 1756, comme indiqué dans le Dictionnaire d'Anne Blanchard. Loin d'être démotivé par mon erreur passée, je me suis empressé de corriger mes calculs, afin de pouvoir mettre à jour ma recherche, étant conscient que ce genre de péripéties fait partie de l'apprentissage du métier d'historien. Je prends d'ailleurs ça comme une sorte de "défi personnel", de trouver dans les sources que je consulterais en France pour mon doctorat des informations supplémentaires sur cet ingénieur (et sur d'autres quelque peu "oubliés").

J'ai donc dû revoir mon propos sur "l'erreur" de Bougainville, et après un nouveau calcul, j'ai pu rendre à ce dernier la justesse de son décompte. Entre les ingénieurs capturés en mer, ceux faits prisonniers à la chute de Louisbourg en juillet 1758, et le malheureux de Combles mort au combat, il ne reste effectivement que deux ingénieurs militaires français au Canada à la fin de l'année 1758. J'ai d'ailleurs mis à jour mon article de blogue, qui comprend donc maintenant les bons chiffres.

Mon erreur de calcul m'a cependant permis de faire une autre découverte insolite. À l'automne 1758, Bougainville est envoyé en France pour quémander des renforts. Lorsqu'il revient au Canada en mai 1759, trois ingénieurs l'accompagnent, alors qu'il en avait demandé quatre au ministre de la Marine. Or, une lettre qu'il envoie à Montcalm peu avant son départ de France, en mars 1759, montre qu'il a bien obtenu ses quatre ingénieurs!

Lettre de Bougainville à Montcalm, du 18 mars 1759 (il y a une erreur sur le document),
tirée des Lettres de la Cour de Versailles, éditées par Henri-Raymond Casgrain en 1890
(au sein de la Collection des manuscrits du maréchal de Lévis)

Qu'est-il advenu de ce mystérieux quatrième ingénieur mentionné par Bougainville? J'ignore pour le moment tout de lui, jusqu'à son identité. A-t-il réellement embarqué avec Bougainville et les trois ingénieurs? A-t-il péri en mer? A-t-il été capturé? J'espère bien le découvrir au cours de mes recherches de doctorat. Je ne manquerais pas de vous en avertir si c'est le cas!


Mise à jour du 25 janvier 2021:

J'ai eu le grand plaisir aujourd'hui de trouver une réponse à ma question soulevée il y a près d'un an et demi!

Je suis en effet tombé aujourd'hui sur une lettre du Ministre de la Marine, datée du 19 février 1759 (ou plutôt sur sa notice sur le site de Bibliothèque et Archives Canada). Cette lettre mentionne les gratifications à accorder aux quatre ingénieurs destinés à aller servir au Canada, et donne leur nom. 

Ainsi, à Messieurs François de Caire (qui s'illustrera très tôt après son arrivée par un duel à l'épée avec l'ingénieur canadien Michel Chartier de Lotbinière, voir mon article ici), François Fournier et Louis-Joseph des Robert, pour lesquels j'ai pu réunir diverses informations relatives à leur séjour canadien, se joint donc un certain "Chermond". Le Dictionnaire des ingénieurs militaires d'Anne Blanchard m'a été une fois de plus utile pour tenter de retrouver la trace de ce "Chermond". 

Il s'agit de Jean-Gabriel Lemercier de Chermont, jeune ingénieur né à Toul en 1730 au sein d'une famille fortement intégrée au monde des ingénieurs militaires (douze ingénieurs sur un siècle). Après de probables études à l'École Royale du Génie de Mézières en 1754-1755, il obtient son brevet d'ingénieur ordinaire (voir mon article sur la terminologie des ingénieurs ici) le 1er janvier 1756.

La notice biographique de cet ingénieur dans le Dictionnaire d'Anne Blanchard était toutefois insuffisante pour me permettre de le relier hors de tout doute aux trois ingénieurs envoyés au Canada en 1759, et ne répondait pas à mon interrogation quant au fait qu'il n'est pas arrivé dans la colonie en compagnie de ses trois collègues.

Fort heureusement, je suis tombé également sur le dossier personnel de ce Jean-Gabriel Lemercier de Chermont sur la base de donnée IREL des Archives Nationales d'Outre-Mer. Un état de service de cet ingénieur en date du 4 mars 1760 donne le fin mot de cette histoire:

État des services du Sr de Chermont, ingénieur ordinaire du Roi, en résidence à la Nouvelle Orleans,
FR ANOM COL E78 folios 654-655













"en 1759, il reçut des ordres des Ministres de la guerre, et de la Marine, pour se rendre a Brest, pour passer a Quebec. une voïe d'eau aïant obligé le batiment sur lequel il etoit de relacher en Espagne, il y a reçu de nouveaux ordres de Mr de Berrier, pour se rendre a la Nlle Orleans, ou il est arrivé le 30 Decembre 1759, et ou il sert, sous les ordres de Mr de Kerlerec, Gouverneur de la Province de la Loüisianne"

On voit donc que c'est bien quatre ingénieurs qui étaient réellement destinés à servir de renforts au Canada en 1759, mais que le contexte périlleux de la traversée a empêché l'un d'entre eux, Chermont, de se rendre sur les lieux de son affectation canadienne. J'ignore la raison qui aura poussé le ministre de la Marine à changer ses ordres concernant cet ingénieur, le faisant passer finalement en Louisiane. Peut-être l'arrivée d'une imposante flotte britannique sur le fleuve Saint-Laurent dans le but de prendre Québec l'aura dissuadé de tenter de faire passer un nouvel ingénieur dans la colonie, d'autant plus que trois autres avaient réussi à passer... Il reste donc encore une dernière (petite question) sur cette anecdote de mon "ingénieur fantôme", mais je suis déjà bien satisfait d'avoir pu répondre à la majeure partie de mon interrogation à son sujet!


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À bientôt pour de nouveaux billets historiques!
Michel Thévenin

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