Bonsoir!
Aujourd'hui, je souhaite vous partager un résumé de ma présentation au Congrès de la French Colonial Historical Society, qui avait lieu la semaine passée à Longueuil. Dans cette présentation, je me suis intéressé à un événement important dans la mémoire québécoise, le "siège" de Québec de 1759.
Plusieurs historiens se sont livrés à une analyse des événements séparant l'arrivée des Britanniques à l'île d'Orléans le 27 juin de la reddition de la ville le 18 septembre, créant ainsi le récit d'un grand "siège" de Québec. Au cours de ma maîtrise, par laquelle je me suis intéressé au modèle de la guerre de siège aux 17e et 18e siècles, et à son application en Amérique, j'ai pu me pencher sur cet événement. Une analyse de celui-ci par l'angle de la guerre de siège m'a permis de déconstruire l'idée selon laquelle les opérations militaires de l'été 1759 à Québec constitueraient un seul et même ensemble, un seul et même "siège". Je vais donc ici vous résumer pourquoi il me semble plus judicieux de parler d'une "campagne" de Québec, constituée de plusieurs "sièges".
Bataille des Plaines d'Abraham, 13 septembre 1759, Hervey Smith, 1797,
Bibliothèque du Ministère de la Défense du Canada
À l'été 1759, le Canada fait face à plusieurs offensives britanniques, touchant l'ensemble du système défensif de la colonie: à l'est, Québec est directement attaquée par l'armée du général James Wolfe; au sud, la frontière du lac Champlain, avec le fort Carillon, est sous la menace de Jeffery Amherst. L'ouest est également concerné, avec les forts Niagara, Machault (actuelle ville de Franklin, Pennsylvanie), ainsi que le fort Lévis (à proximité d'Ogdensburg, État de New York), qui verrouille les rapides du Saint-Laurent à l'ouest de Montréal. Au soir du 16 juillet 1759, ayant tout juste appris que le fort Niagara est assiégé, le marquis de Montcalm fait part dans une lettre de ses impressions à son second, le chevalier de Lévis:
"Je vois le Canada attaqué par six endroits: le Sault de Montmorency, la pointe de Lévis, Carillon, la tête des Rapides, Niagara, le fort Machault".
La remarque n'est pas anodine: plutôt que de nommer Québec, pourquoi Montcalm dissocie-t-il les opérations ayant cours à la Chute Montmorency de celles de la pointe Lévis?
Le 27 juin, les Britanniques arrivent à l'île d'Orléans, et y établissent un premier camp. James Wolfe, commandant de l'armée assiégeante, s'aperçoit que Montcalm a négligé la pointe Lévis, située sur la rive sud du fleuve, juste en face de Québec. Il envoie donc un détachement en prendre possession dans la soirée du 29, et dès le lendemain, les Britanniques commencent la construction de batteries d'artillerie. Celles-ci entrent en action dans la nuit du 12 au 13 juillet (juste après le fiasco du "Royal-Syntaxe"), et bombardent Québec sans relâche jusqu'à la reddition de celle-ci, le 18 septembre.
Gravure tirée de Théorie nouvelle sur le mécanisme de l'artillerie,
Joseph Dulacq, 1741
Dans son Mémoire sur la défense du fort de Carillon de février 1759, l'ingénieur Desandrouins notait le caractère inhabituel d'un tel bombardement: "il est fort rare qu'on cherche à se rendre maître d'une place par le seul bombardement". Guillaume LeBlond donnait en 1743, dans son Traité de l'attaque des places, la raison du bombardement ordonné par Wolfe à l'été 1759:
"Bombarder une ville, c'est y jetter une quantité de Bombes pour en détruire les maisons & les principaux Edifices. Cette expedition se fait communement lorsqu'on ne peut pas présumer de s'emparer de la Ville par un Siége en forme".
Le plan initial de Wolfe était de débarquer sur la plaine de Beauport, au nord-est de la ville, pour pouvoir mener un siège "en forme", c'est-à-dire en suivant le modèle de siège selon Vauban. Constatant que Montcalm a établi de solides défenses entre les rivières Saint-Charles et Montmorency, il doit abandonner son projet de "s'emparer de la ville par un siège en forme", et choisit dans un premier temps l'option d'un bombardement massif depuis la pointe Lévis.
Vue de l'église Notre-Dame-de-la-Victoire, érigée en souvenir de la levée du siège de 1690,
et détruite en 1759, Richard Short, 1761, Bibliothèque et Archives Canada
En même temps qu'il bombarde Québec, Wolfe entreprend de forcer les défenses de Beauport. Les Britanniques débarquent dans la nuit du 8 au 9 juillet à l'Ange-Gardien, à l'est de la rivière Montmorency, et commencent à construire un camp retranché près de celle-ci. Se trouvant directement en face des positions françaises, situées sur l'autre rive, ils menacent dangereusement l'extrémité des défenses de Québec. Le 10 juillet, voyant les travaux britanniques, le chevalier de Lévis, qui commande dans cette partie, réorganise le camp retranché français, pour pouvoir faire face aux éventuelles attaques ou bombardements des Britanniques établis de l'autre côté de la rivière.
S'ensuit alors pendant tout le mois de juillet une situation voyant les deux camps ennemis adopter des dispositions tant défensives qu'offensives, les deux camps retranchés semblant "s'assiéger" mutuellement. Si les contemporains n'évoquent pas ici un "siège" à proprement parler, on retrouve dans les agissements des Français comme des Britanniques toutes les caractéristiques ou presque d'un véritable siège: reconnaissances, tentatives d'investissement, construction de batteries d'artillerie et bombardement des positions adverses, comme lors des journées des 15 et 16 juillet, qui voient les deux armées s'opposer dans un féroce duel d'artillerie des deux côtés de la rivière.
Montcalm mentionne le 17 juillet l'action de l'ingénieur De Caire, alors chargé des travaux dans cette partie (et qui s'était illustré quelques jours plus tôt dans un duel contre l'ingénieur canadien Chartier de Lotbinière):
"Ce soir M. de Caire, ingénieur, couronne par une sape et des places d'armes le précipice du Sault-Montmorency; ce sont deux à trois cents toises d'ouvrages qui valent bien le couronnement d'un chemin couvert".
Sape, places d'armes, couronnement d'un chemin couvert: Montcalm utilise ici un vocabulaire directement emprunté à l'art des sièges. La similitude avec le modèle de Vauban se retrouve le 29 juillet, lorsque le chevalier de Lévis dépêche 300 hommes avec des vivres pour trois jours, pour aller occuper les arrières du camp britannique et interdire à celui-ci toute communication avec la campagne, reproduisant ainsi le schéma d'un investissement de place.
La bataille livrée près des Chutes Montmorency le 31 serait ainsi une tentative "d'assaut" lancé par les Britanniques pour mettre fin à ce "siège" localisé. Mais la défaite britannique ne signifie pas leur abandon. Le mois d'août voit le "siège" des deux camps se poursuivre, et ce n'est que le 25 que les Britanniques commencent à évacuer leur camp de la rivière Montmorency.
A view of the fall of Montmorenci and the attack made by General Wolfe,
on the French intrenchments near Beauport, with the Grenadiers of the army,
July 31 1759, Hervey Smith, 1768
Un dernier "siège" prend place à la suite de la bataille des Plaines d'Abraham du 13 septembre. Lorsque Wolfe tente et réussit un débarquement en amont de Québec
à l’Anse-au-Foulon dans la nuit du 12 au 13 septembre, il réalise ce que
Montcalm redoutait depuis le début de la campagne : être en mesure
d’assiéger Québec « dans les formes ». S’il y a bataille le 13, c’est
parce que Montcalm, tout comme l’ensemble des officiers l’accompagnant, refuse
l’éventualité même d’un siège de la ville. Avant même l’arrivée des
Britanniques à la fin juin, le plan de défense de la capitale de la colonie
excluait toute option permettant à Wolfe d’assiéger directement la ville. La
raison principale en est le dénigrement constant dont font preuve les officiers de l’armée française à l’égard des fortifications de Québec.
Malgré le pessimisme ambiant quant à la qualité des fortifications de Québec, celles-ci ont quand même contraint les Britanniques à mener un siège "dans les formes". Dès le soir du 13 septembre, Townshend, ayant succédé à Wolfe tombé
sur le champ de bataille, commence les préparatifs d’un siège. Utilisant au
mieux la géographie de Québec, il décide, au lieu d’ouvrir des tranchées face
aux bastions comme le feront les Français quelques mois plus tard, de se servir
des Buttes-à-Neveu comme rempart naturel pour établir son armée. L’essentiel
des travaux de siège britanniques entre les 14 et 17 septembre se résume ainsi
à la construction de redoutes destinées à protéger les batteries érigées au
sommet des buttes. L’artilleur canadien Louis-Thomas Jacau de Fiedmont dirige
les tirs de l’artillerie de la ville pour freiner la besogne des travailleurs
britanniques, et ainsi espérer les secours des restes de l’armée française. Les
efforts de Fiedmont seront cependant insuffisants, et la ville capitule le 18
septembre.
Le « siège » de Québec de 1759, auquel je
propose de privilégier le terme de « campagne », voit ainsi trois
« sièges » localisés. Le bombardement de la ville depuis la pointe
Lévis à partir du 12 juillet constitue un premier « siège » – ou plus
exactement une sous-catégorie de siège, pour reprendre la définition de Guillaume
LeBlond. Simultanément, le front distinct de la Chute Montmorency voit les
deux camps retranchés français et britanniques « s’assiéger »
mutuellement, la bataille du 31 juillet faisant figure d’assaut manqué par les
Britanniques pour s’emparer de la « place » que représente le camp
français. Enfin, le troisième « siège » est la conséquence directe de
la défaite de Montcalm sur les plaines d’Abraham le 13 septembre. L’armée
française n’ayant réussi à déloger les Britanniques des Plaines, ceux-ci ont
tout loisir d’effectuer leurs travaux de siège face aux murs de la ville,
entraînant la reddition de celle-ci le 18 septembre.
Voilà pour aujourd'hui (désolé pour la densité et la longueur de l'article, n'hésitez pas à ma poser vos questions en commentaires).
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À bientôt pour de nouveaux billets historiques!
Michel Thévenin
Très intéressant, Merci
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