mercredi 3 avril 2019

"De l'art de défendre une place" selon l'ingénieur Desandrouins

Bonsoir à toutes et à tous!

Aujourd'hui, un nouvel article sur les ingénieurs militaires, ou plutôt sur un point précis de leurs fonctions: la défense des places.

Si le savoir des ingénieurs est abondamment utilisé pour l’attaque des places, il se révèle également utile pour la défense de celles-ci. Au mois de février 1759, Jean-Nicolas Desandrouins, un ingénieur militaire français en poste en Nouvelle-France, rédige un mémoire destiné au commandant du fort Carillon (actuelle ville de Ticonderoga, État de New York), dans lequel il expose ses conseils et directives pour la défense de ce fort. 

A Plan of the Town and Fort of Carillon at Ticonderoga (détail),
Thomas Jefferys, 1758, Bibliothèque et Archives nationales du Québec

Âgé de 30 ans lors de la rédaction de son mémoire, Desandrouins compense sa jeunesse par une expérience éprouvée de la guerre de siège lors des guerres de Succession d’Autriche et de Sept Ans (il a servi dans plusieurs sièges des années 1746 à 1748 et combat en Amérique depuis 1756), ainsi que par une formation très poussée à la nouvelle École Royale du Génie de Mézières, fondée en 1748. Son mémoire de 1759 se veut un reflet de l’art acquis à Mézières. Celui-ci repose sur une connaissance profonde des traités théoriques sur la guerre de siège (Vauban, LeBlond) mais aussi d'exemples de sièges célèbres. Il mentionne par exemple le siège de Lille de 1708, au cours duquel la garnison française avait résisté au-delà de toute espérance (environ six mois) et causé de très lourdes pertes aux assiégeants.

Plan des attaques de la citadelle de Lille,
tiré de l'ouvrage Le parfait ingénieur françois, par l'abbé Deidier, édition 1757

Dans ce mémoire, Desandrouins expose les différents types d’attaque (siège en forme, bombardement, escalade) que peut subir le fort Carillon, et le comportement à adopter dans chacun des cas. S’il concède que la chute d’une place ou d’un fort est inéluctable si l’attaque est bien menée – il ne fait en cela que refléter la pensée communément admise depuis les progrès amenés à l’art des sièges par Vauban –, il note néanmoins que le commandant de la place doit être en mesure d’opposer une défense opiniâtre. Il expose ainsi le but de son mémoire, celui d’offrir au commandant du fort Carillon toutes les recommandations nécessaires à l’accomplissement de son devoir (et par extension à la sauvegarde de son honneur personnel):

"De toutes les actions militaires, celles où les fautes sont moins pardonnées, ce sont sans contredit celles de la défense d’une place, parce que, les idées paroissent mieux fixées, et les maximes plus certaines. On ne fait pas grâce à un gouverneur de l’oubli de la moindre chicane, et on le rend responsable d’une négligence qui aura hâté sa reddition d’une journée et peut-être même de moins. Les histoires des guerres passées fournissent quantité d’exemples de punitions très sévères contre des gouverneurs de places, pour n’avoir pas mis en usage les dernières ressources de l’art, et pas un seul que je ne sache, au moins capital, contre un général battu par sa faute. […] Mais si la perte de la réputation et le mépris général sont les suites fâcheuses d’une molle défense, il n’est pas de moyen plus sûr pour un officier particulier d’acquérir une gloire incontestable et de faire rechercher que de montrer de la vigueur et une grande intelligence dans cette partie de la guerre. Il n’est pas même nécessaire pour qu’un commandant puisse mériter l’estime générale, que la place qui lui est confiée soit excellente; il suffit que ces défauts soient connus et que la défense surpasse ce qu’on doit attendre d’un homme ordinaire. Ainsi, quoique le fort de Carillon soit très mal fortifié, on ne pourra refuser les éloges dus à un commandant qui, dans sa défense, emploiera les médiocres ressources dont il peut être susceptible; car Dieu merci, ses défauts ne sont que trop connus de tous les officiers de l’armée et même du soldat. Quoique la conduite d’un siège dépende absolument de la manière dont il est attaqué, il est cependant certaines précautions à prendre, moyens généraux à employer, et chicanes à faire que nous détaillons de notre mieux. Il est bon d’avertir néanmoins que la possibilité de leur exécution dépendra entièrement de la plus ou moins grande vivacité de l’attaque et du nombre des assiégeants; c’est pourquoi un commandant ne pourra mieux faire que de suivre le conseil que donne M. de Feuquières d’avoir un journal public du siège, dans lequel soit écrit jour par jour l’état de la place, tant du dehors que du dedans, les progrès des ennemis et ce qui aura été résolu de faire pour s’y opposer, afin que cette pièce, qui doit avoir été faite sous les yeux des principaux officiers et signée d’eux, étant produite, puisse servir de preuve authentique de la bonne conduite tenue dans la défense."
Il décrit ainsi minutieusement chaque étape de la progression de l’ennemi et les dispositions à prendre en réaction pour prolonger la résistance. Il traite tant de questions poussées comme la répartition des soldats dans les différents ouvrages, l’utilisation de l’artillerie et des munitions ou le moral des troupes, que d’aspects plus « ordinaires », pour reprendre ses propres mots, tels que surveiller la quantité de vivres ou maintenir la vigilance des sentinelles et la tenue de rondes régulières pour prévenir l’arrivée de l’ennemi.

Ce document offre au lecteur un concentré du savoir acquis par l’ingénieur au cours de sa formation, tout en laissant s’exprimer un esprit pleinement imprégné du rationalisme du siècle des Lumières. Se référant aux derniers traités de la guerre de siège et à sa propre expérience dans cette partie de la guerre, il n’hésite pas à contredire le maître en la matière, Vauban, montrant là l’absence d’un certain dogmatisme qui pouvait être reproché aux ingénieurs du début du 18e siècle. Mentionnant l’importance pour l’assiégé d’effectuer des sorties dès le début du siège, pour gêner les travaux d’approche de l’assiégeant, il note : 
"Ces petites sorties sont bonnes; mais quoi qu’en disent les Mémoires de Vauban, lorsqu’on n’a pas fait quelques sorties plus tôt que contre la troisième parallèle, l’on ne connoit pas l’ennemi à qui on a affaire assez tôt. Rien de plus essentiel que de le tâter dès les premiers jours; c’est sur sa foiblesse ou sa fermeté qu’un commandant règle sa défense ".


Pour prodiguer ses conseils, l'ingénieur prend également en exemple un siège s'étant déroulé en Amérique au début de la guerre de Sept Ans. En juin 1755, le commandant du fort Beauséjour, en Acadie, Vergor, avait capitulé après quelques jours de siège seulement, une bombe britannique ayant percé le toit d’une casemate du fort. Desandrouins se montre critique tant de la rapide reddition de Vergor que de la qualité déficiente de la fortification lorsqu’il affirme qu’ « En un mot, je regarde comme une erreur de penser qu’avec des bombes on puisse obliger une garnison opiniâtre à se rendre, si les blindages et les casemates sont à l’épreuve ».

Plan et profil du fort de Beauséjour, 1752, Bibliothèque et Archives Canada

Plus loin, il invite son lecteur à ne pas manquer de consacrer des efforts répétés à la réparation des fortifications à mesure que le siège avance, liant cette question à celle du moral des troupes : « Si l’on peut parvenir à réparer à mesure le dégat que fera l’artillerie des ennemis, on pourra compter sur une longue défense. Sinon la terreur s’emparera des esprits, et l’on sera perdu ». On voit là le ton calme et mesuré d’un esprit raisonné. Nul doute pourtant qu’une telle directive peut être difficile à suivre à la lettre sous un feu intense de l’ennemi, comme ce sera le cas pour Pierre Pouchot en août 1760 au fort Lévis…

Scène de bombardement, tirée de Théorie nouvelle sur le mécanisme de l'Artillerie,
par Joseph Dulacq, 1741

Desandrouins est justement conscient des limites de son mémoire, et de l’impossibilité de mettre en œuvre toutes les recommandations y figurant. En cela, sa conclusion insiste de manière intéressante sur l’approche raisonnée de la guerre de siège qu’il a adoptée dans ce mémoire:

"Je ne doute nullement que la plus grande partie des conseils qui se trouvent répandus dans ce mémoire ne deviennent impraticables, si le siège est poussé vivement; mais je n’ai rien voulu omettre de tout ce qu’une grande mollesse des assiégeants ou certaines circonstances peuvent rendre possible. C’est au commandant de juger assez sainement de son état et de la disposition des ennemis pour ne se déterminer qu’aux choses faisables. L’essentiel pour l’état est qu’il tienne assez longtemps pour qu’on puisse rassembler toute la colonie à son secours. Après quoi, si elle est repoussée, le surplus de la résistance, qui n’en doit pas diminuer de vivacité, causera bien moins de dommages aux ennemis qu’elle ne comblera de gloire les assiégés".
Par ce mémoire, Desandrouins propose un véritable manuel de la guerre de siège défensive. Il utilise certes le cas particulier du fort Carillon, qu’il connaît bien, mais le détail et la minutie de son propos rend son mémoire applicable à l’ensemble des places fortes d’une colonie peu habituée à ce type d’opérations. Son but ici n’est pas tant de garantir aux commandants des forts l’inviolabilité de leurs places, qu’il sait impensable, que de mettre à leur disposition tous les outils qu’il possède en tant qu’ingénieur, qui plus est au fait des dernières connaissances concernant la guerre de siège, pour opposer une défense acceptable.

À bientôt pour de nouveaux billets historiques!
Michel Thévenin

Sources: Mémoire sur la défense du fort de Carillon, dans Henri-Raymond Casgrain, Lettres et pièces militaires. Instructions, ordres, mémoires, plans de campagne et de défense 1756-1760, Québec, Imprimerie L.-J Demers & Frère, 1891, p. 107-143. Si dans l’édition de Casgrain le mémoire est anonyme, l’abbé Gabriel, dans sa biographie de Desandrouins, nous assure que l’ingénieur est l’auteur dudit mémoire. Voir Charles-Nicolas Gabriel, Le maréchal de camp Desandrouins 1729-1792, Verdun, Imprimerie Renvé-Lallemant, 1887, p. 242-244.

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