jeudi 11 juillet 2019

Ingénieurs et artilleurs: des "frères" ennemis?

Bonsoir!

Dans notre imaginaire collectif du 21e siècle, la guerre au 18e siècle reste encore marquée par le mythe de la guerre en dentelles, opposant joyeusement des lignes d'hommes soigneusement poudrés et perruqués, et défilant sur le champ de bataille au son des fifres et des tambours.
J'ai déjà eu l'occasion de montrer les limites de ce cliché, je n'y reviendrais donc pas ici.
L'ensemble des articles de ce blogue me permet au contraire de montrer l'autre facette des guerres du 18e siècle, celui de guerres "scientifiques", "rationnelles".

La guerre de siège, objet de mes recherches de maîtrise, est elle-même des plus propices à l'exploitation de cette science militaire, comme le notait le marquis de Puységur dans son Art de la guerre, publié à titre posthume en 1748:
"De toutes les parties qui composent la guerre, nous ne voyons aujourd’hui que l’attaque & la deffense des places, avec la manière de les fortifier, qui soient établies sur des principes connus. Cette partie tire ses principes de la géometrie & se démontre si clairement que ceux qui l’ont étudié à fond, & ensuite mise en pratique avec application & réflexion, si une place dont ils connoîtront la fortification vient à être assiegée (supposant dans la place tout ce qui est nécessaire pour la deffense, que pareillement l’armée qui attaque ait tout ce qu’il lui faut pour la pouvoir prendre, & qu’il n’y arrive aucun accident extraordinaire) ceux-là, dis-je, à fort peu de jours près jugeront du tems auquel elle sera prise, & cela en supputant par détail combien chaque piece de la fortification qu’il faudra prendre pourra durer de jours. Il n’en est pas de même des autres parties de la guerre, il n’y a aucune théorie, aucune regle, aucun principe d’établi, ni même rien d’écrit; on n’y enseigne rien, on fait ce que l’on a vû faire sans y rien connoître de plus, & même souvent on le met en oubli."
Les acteurs "scientifiques" de cette guerre de siège sont les ingénieurs militaires, lesquels occupent le coeur de ma recherche doctorale, et que j'ai commencé à présenter brièvement à diverses occasions (leur rareté en Nouvelle-France, leur formation scientifique, leur vulnérabilité dans les tranchées de siège...).

Un autre corps d'armée, que j'ai pour l'instant peu intégré à ce blogue, est garant de cette guerre "scientifique": l'Artillerie.

Eux aussi acteurs de ma recherche de doctorat, je me pencherais sur les artilleurs dans plusieurs articles futurs. Pour ce soir, j'aimerais vous entretenir d'un épisode marquant, quoique bref, de l'histoire de ces deux corps savants de l'armée française du 18e siècle.

Le 8 décembre 1755, sous l'impulsion de son ministre de la Guerre, Marc-René de Voyer, comte d'Argenson, Louis XV signe une ordonnance royale unissant ingénieurs et artilleurs dans un seul et même corps, sous la dénomination de Corps royal de l'Artillerie et du Génie.

Ordonnance du Roi, pour unir l'Artillerie avec le Génie,
8 décembre 1755

D'Argenson pensait qu'il serait aisé de faire cohabiter les deux armes "savantes", de les associer, dans le but d'une efficacité accrue lors des sièges (les ingénieurs sont certes les experts de la guerre de siège, mais celle-ci reste dépendante de l'utilisation de l'artillerie pour percer les fortifications).

L'union est cependant un échec. Les ingénieurs militaires possèdent en effet un farouche esprit d'indépendance, hérité du temps où le Département des Fortifications était séparé du Secrétariat d'État à la Guerre (entre 1691 et 1743, je m'y pencherais dans un article distinct). S'ils avaient accepté leur rattachement officiel à l'armée sans trop de difficultés, ils tolèrent très mal d'être adjoints aux artilleurs (la réunion profite surtout à ceux-ci dans les questions d'avancement de carrière et de grades au sein de l'armée, les ingénieurs doivent adopter l'uniforme de l'Artillerie, ...).

De plus, si le Génie et l'Artillerie partagent en effet leur utilisation de la science à des fins militaires, les deux armes sont comme l'écrivait Anne Blanchard "concurrentes, et de techniques très dissemblables". La différence entre les deux armes est amèrement constatée par Louis de Bourbon, commandant alors une armée en Allemagne (dans le cadre de la guerre de Sept Ans), dans une lettre au nouveau ministre de la Guerre, le maréchal de Belle-Isle, datée du 23 avril 1758:
"On n'entend plus rien à la composition naturelle de ce corps. Je demande un artilleur, on me donne un ingénieur qui n'entend rien à ce que je veux de lui. [...] Les bons ingénieurs sont convenus vis-à-vis de moi que bientôt ce corps ne sauroit plus rien, parce qu'il n'étoit pas possible qu'un bon ingénieur s'appliquât à devenir bon artilleur, ni un artilleur bon ingénieur, que quoiqu'il y eût dans ces deux talents quelques connexités, il y en avait cependant une infinité de parties tellement distinctes l'une de l'autre, que l'on ne pouvoit devenir également habile dans ces deux talents."
La situation étant de plus en plus délicate à gérer, et devant les récriminations toujours plus nombreuses des ingénieurs, Belle-Isle convainc Louis XV d'effacer l'oeuvre de d'Argenson, et le 5 mai 1758, une nouvelle ordonnance est signée par le roi, mettant fin à la désastreuse union des deux armes:
"Les ingénieurs qui avoient été réunis par l'ordonnance du 8 décembre 1755 au Corps de l'Artillerie & de Royal-Artillerie, pour ne faire qu'un seul corps, sous la dénomination de Corps Royal de l'Artillerie & du Génie, en seront désunis pour former entr'eux un corps séparé, sous la dénomination du Corps des Ingénieurs."
Ordonnance du Roi, pour séparer le Corps du Génie de celui de l'Artillerie,
5 mai 1758

Comme le mentionne l'article 5 de l'ordonnance de 1758, les ingénieurs militaires retrouvent leurs prérogatives et règlements d'avant 1755, selon l'ordonnance de 1744 (j'en donnerais les détails dans d'autres articles).

Voilà pour ce soir.
À bientôt pour de nouveaux billets historiques!
Michel Thévenin

Sources: Anne Blanchard, Les ingénieurs du "Roy" de Louis XIV à Louis XVI. Étude du Corps des Fortifications, Montpellier, Collection du Centre d'histoire militaire et d'études de défense nationale, Université Montpellier III, 1979. Jacques-François de Chastenet, marquis de Puységur, Art de la guerre par principes et par règles, Paris, chez Charles-Antoine Jombaire, 1748. Ordonnance du Roi pour unir l'Artillerie avec le Génie, 8 décembre 1755. Ordonnance du Roi, pour séparer le Corps du Génie de celui de l'Artillerie, 5 mai 1758.

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