vendredi 22 mai 2020

Entre Québec, Pondichéry et Yorktown: les mobilités coloniales des ingénieurs militaires français au 18e siècle

Bonjour!

Je vous reviens après une (trop) longue absence, avec un contenu qui j'espère saura vous satisfaire.

J'avais évoqué dans un précédent article le sort de quelques officiers français après la reddition de Montréal du 8 septembre 1760 (voir ici), et notamment la mission à Malte en 1761 des quatre ingénieurs militaires français encore présents au Canada au moment de la capitulation de la colonie. Mon article d'aujourd'hui se veut en quelque sorte une suite de cet article, exposant quelques éléments de la carrière post-canadienne de certains des ingénieurs envoyés outre-Atlantique par Louis XV.

Du fait des talents de fortificateurs des ingénieurs militaires français (accentués au milieu du siècle par la formation reçue dans la nouvelle École Royale du Génie de Mézières, ouverte en 1748, à laquelle j'ai consacré un autre article) et des besoins constants de la monarchie française en la matière, la fonction d'ingénieur militaire impliquait une forte mobilité au gré des nécessités, tant au sein du royaume que dans l'espace colonial. Le service dans les colonies, et notamment en Nouvelle-France, n'était cependant pas une fin en soi pour ces ingénieurs (ironiquement, le service au Canada fut un aboutissement, par la force des choses, pour le malheureux Lombard de Combles, tué lors du siège des forts britanniques de Chouaguen en 1756, voir mon article à ce sujet ici).

Le service aux colonies est en effet, pour les ingénieurs militaires comme pour l'ensemble des officiers des autres corps de l'armée française, assez peu prisé. Au manque de prestige lié à la distance qui éloigne les colonies de la cour de Versailles (les grâces et faveurs sont bien plus accessibles en combattant sur le théâtre principal des Flandres, ou même sur ceux secondaires d'Allemagne ou d'Italie) s'ajoutent les multiples difficultés coloniales. Le climat (tant en Nouvelle-France qu'aux Antilles ou en Inde) s'avère souvent très rude, du moins dans un premier temps, pour les militaires européens. Mais la principale contrainte nuisant concrètement au service colonial est le flagrant manque de moyens pour effectuer leur métier. Tout au long du siècle, et dans toutes les colonies, les ingénieurs, mais aussi l'ensemble des officiers français, inondent les bureaux des Secrétaires d'État à la Marine et à la Guerre de lettres et de mémoires faisant état des pénuries de matériel et de personnel pour mener la guerre dans les colonies (parfois en forçant le trait). Je vous invite à voir à ce propos mon article introduisant les ingénieurs militaires, dans lequel j'ai laissé la parole à Louis-Antoine de Bougainville à propos du manque criant d'ingénieurs au Canada.

De plus, les ingénieurs métropolitains doivent souvent composer avec les colons, ce qui n'est pas toujours gage de réussite et d'harmonie et les pousse parfois à demander leur rappel en France. L'exemple le plus frappant que j'ai pu voir jusqu'à présent est celui de l'ingénieur Nicolas Sarrebource de Pontleroy, nommé ingénieur en chef de la Nouvelle-France en 1757 et dont le travail est constamment entravé par l'hostilité de son homologue canadien Michel Chartier de Lotbinière et du gouverneur, le marquis de Vaudreuil, Pontleroy allant même jusqu'à écrire dans une lettre au ministre en décembre 1758 "j'ay pour ce pays cy le péché originel, c'est d'être françois" (j'ai consacré un article à ce propos, que je vous invite à consulter ici).

Malgré ces difficultés, ces serviteurs de l'État se plient aux exigences des décideurs militaires (d'autant plus que le service aux colonies est souvent un moyen pour des jeunes ingénieurs en début de carrière d'acquérir de l'expérience, surtout dans la seconde moitié du 18e siècle), et les parcours de certains d'entre eux montrent une très forte mobilité coloniale. C'est le cas pour plusieurs des ingénieurs militaires français ayant servi en Nouvelle-France. Des onze ingénieurs envoyés par Louis XV au Canada dans la décennie 1750, trois connaissent par la suite une carrière dans d'autres colonies, chacun occupant même des fonctions à hautes responsabilités lors de la guerre d'Indépendance américaine (1778-1783), avec toutefois une réussite variable.

Jean-Nicolas Desandrouins, ingénieur en poste au Canada entre 1756 et 1760 (où il a démontré l'étendue de ses compétences) et apparu à plusieurs reprises sur ce blogue, voit sa participation aux campagnes nord-américaines de la guerre de Sept Ans mise à profit lors du conflit suivant. Il est en effet nommé commandant des ingénieurs du corps expéditionnaire envoyé en 1780 sous les ordres du comte de Rochambeau auprès des Américains. Les autorités militaires françaises comptent par là utiliser son expérience nord-américaine de la guerre. Desandrouins s'acquitte de sa tâche avec brio, participant aux campagnes nord-américaines entre 1780 et 1783, à l'exception de la plus importante, le siège de Yorktown de 1781 (malade à l'occasion de ce siège, il est contraint de laisser la gloire à d'autres, ce qui n'impactera toutefois pas sa réputation et la suite de sa carrière)...

Plan du siège d'York par l'armée combinée commandée par les généraux Washington et Comte de Rochambeau en 1781, François Jean de Chastellux, conservé au Service historique de la Défense





François de Caire, autre ingénieur ayant combattu au Canada en 1759 et 1760 (et apparu sur ce blogue à l'occasion de mon article évoquant le duel qu'il a eu avec l'ingénieur canadien Michel Chartier de Lotbinière au début de la campagne de Québec de 1759, voir ici), connaît moins de réussite que Desandrouins. Des documents concernant ses états de services, conservés aux Archives nationales d'Outre-Mer (voir ici), montrent ses affectations coloniales dans la décennie 1770. Tour à tour en Inde et dans les îles françaises de l'Océan Indien (l'île Bourbon et l'île de France, actuelles île de la Réunion et île Maurice), il est surtout nommé ingénieur en chef à Pondichéry, l'une des dernières possessions françaises en Inde après la guerre de Sept Ans, en 1777, alors que les tensions avec la Grande-Bretagne s'intensifient. C'est à ce titre qu'il participe à la défense la ville lors du siège mené par les Britanniques en 1778, qui s'achève par la reddition des Français après dix semaines de siège, reddition par laquelle de Caire est capturé.

Carte particulière de la ville de Pondichéry et de ses environs, ou est marqués les attaques des Anglais du mois d'aoust de 1778 et l'état où était la ville lorsqu'elle a été assiégée,
anonyme, ca 1778, Archives nationales d'Outre-Mer



Antoine Geoffroy n'a pour sa part jamais servi en Nouvelle-France. Et pour cause! Il a bien été envoyé au Canada avec les troupes du baron de Dieskau en 1755 (donc en temps de paix, bien que les hostilités entre la France et la Grande-Bretagne avaient débuté en Amérique en 1754), mais le vaisseau sur lequel il se trouvait, l'Alcide, a été capturé au large de Terre-Neuve, lors de ce qu'on a appelé "l'attentat de Boscawen" (l'amiral britannique Edward Boscawen s'est en effet emparé par ruse de deux navires français, l'Alcide et le Lys). Toutefois, la suite de la carrière de Geoffroy (relâché en 1757 et combattant en Allemagne pour le restant du conflit) est riche en expériences coloniales. Il sert en effet aux Antilles dans les décennies 1760 et 1770, à Saint-Domingue (actuelle Haïti) entre 1763 et 1765, puis en Martinique à partir de 1769. Il est surtout nommé directeur des fortifications des Îles du Vent (nom donné aux îles françaises de l'est des Antilles) en 1778. Il combat lors des campagnes des Antilles de la guerre d'Indépendance américaine, en participant très activement à la prise des îles britanniques de la Dominique, de Saint-Eustache ou encore de Tobago.

The capture of the "Alcide" and "Lys", 8 June 1755, anonyme, après 1755, National Maritime Museum





Voilà qui vient conclure cet article pour aujourd'hui.
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À bientôt pour de nouveaux billets historiques!
Michel Thévenin


Sources:
J'ai principalement utilisé ici le Dictionnaire des ingénieurs militaires 1691-1791 d'Anne Blanchard, publié à Montpellier en 1981.

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