jeudi 23 janvier 2020

Quel sort pour les officiers français après la reddition de Montréal de 1760?

Bonsoir!

Je souhaite aujourd'hui vous partager quelques éléments pour faire suite à mon article sur le refus d'Amherst d'accorder les honneurs de la guerre aux garnisons françaises de la Nouvelle-France pendant la guerre de Sept Ans (voir mon article ici).

L'acte de capitulation de Montréal du 8 septembre 1760 précisait que "toute la garnison de Montréal doit mettre bas les armes, et ne servira point pendant la présente guerre". L'intérêt stratégique d'une telle mesure pour les Britanniques est de priver Louis XV d'officiers et de soldats aguerris pour ses prochaines campagnes européennes. Mais au-delà de cet aspect stratégique, ce geste d'Amherst est un rude coup porté aux officiers français. Non seulement leur honneur de gentilhomme est touché, mais surtout, l'interdiction de combattre pour le restant du conflit prive ces professionnels de la guerre de possibilités de faire avancer leur carrière.


Certains de ces officiers, comme le chevalier de La Pause ou le comte de Malartic, sont ainsi réformés (c'est-à-dire qu'ils conservent leur grade, mais sont mis temporairement hors de service).

De rares officiers connaissent un meilleur sort, en obtenant une dispense qui les autorise à servir à nouveau. Je ne citerai ici que l'exemple le plus marquant, celui du chevalier de Lévis, qui avait succédé au marquis de Montcalm à la tête des troupes régulières françaises en Nouvelle-France à la mort de ce dernier à la bataille des Plaines d'Abraham du 13 septembre 1759.

Le 17 février 1761, Lévis écrit une lettre adressée à William Pitt, un des principaux ministres britanniques et au général Ligonier, courtisan proche du nouveau roi George III, et dont voici la teneur:
"La capitulation qui a été faite entre M. le général Amherst et M. de Vaudreuil, gouverneur général du Canada, porte que les troupes que je commandais dans ce pays ne doivent pas servir de la présente guerre. C'est un événement très contraire et décisif pour ma fortune, puisqu'il m'empêchera de mériter les grâces qu'il pourrait plaire au Roi mon maître de m'accorder. La générosité avec laquelle j'en ai usé envers les troupes de Sa Majesté Britannique, que le sort de la guerre a fait tomber dans mes mains et mon humanité à empêcher les cruautés des sauvages, ce qui est connu de tous les officiers généraux et particuliers des troupes anglaises qui ont servi en Amérique, me font espérer que vous voudrez bien vous intéresser pour moi auprès de Sa Majesté le Roi d'Angleterre pour me permettre de servir".
Il appuie sa demande d'une autorisation de servir par le comportement qu'il a adopté envers ses adversaires en Amérique, mettant de l'avant la culture militaire partagée par les deux belligérants, qui repose sur un respect et une courtoisie mutuelle (voir mes articles à ce propos ici et ).

Le 10 mars suivant, le général Ligonier lui répond que sa demande a été acceptée, non sans une pointe d'humour:
"J'ai eu l'honneur de mettre sous les yeux de Sa Majesté le désir que vous avez de servir et les avantages qui vous en résulteraient. La manière généreuse avec laquelle vous avez traité nos Anglais a d'abord déterminé Sa Majesté d'accorder votre demande. Vous êtes donc en liberté, Monsieur, de servir en Europe seulement. Si le Roi excepte l'Amérique, c'est votre faute, vous y avez servi avec trop de distinction".
Quelques jours plus tard, le 24 mars, Pitt répond également à Lévis, et lui confirme (plus sobrement) que George III lui accorde l'autorisation de servir en Europe.

Rares sont cependant les officiers à obtenir une telle faveur. Certains trouvent toutefois un moyen de se montrer utile tout en ne combattant pas. C'est le cas pour certains ingénieurs militaires, véritables experts scientifiques et techniques au sein des armées européennes (voir ici mon article présentant les ingénieurs).

Il n'est pas rare au siècle des Lumières que ces experts soient "prêtés" par un monarque à une puissance amieL'excellence de la formation française (notamment celle reçue à l'École Royale du Génie de Mézières à partir de 1748, voir ici) est la plus demandée, et le 18e siècle fourmille d'exemples de missions militaires au cours desquelles les ingénieurs militaires vont aider soit à construire ou renforcer des fortifications, soit pour former des ingénieurs locaux.

C'est le cas notamment en 1761. Devant la crainte d'une possible attaque des Ottomans, le Grand-Maître de l'Ordre des Chevaliers de Saint-Jean, qui contrôle l'île de Malte (point stratégique au sud de la Sicile) requiert l'aide de Louis XV. Or la guerre fait encore rage en Europe, et le roi de France ne peut se permettre de se priver des services de ses ingénieurs militaires. Il décide donc d'envoyer certains ingénieurs ayant servi au Canada, "inoccupés" par la force des choses (en l'occurrence par l'article de la capitulation de Montréal leur interdisant de combattre) dans une mission technique.

Quatre ingénieurs sont ainsi envoyés à Malte en mai 1761:
- Nicolas Sarrebource de Pontleroy, ancien ingénieur en chef de la colonie depuis 1757 (voir ici les difficultés qu'il a rencontrées dans cette tâche);
- Jean-Nicolas Desandrouins, qui s'est illustré à plusieurs reprises et à livré un mémoire très complet sur la défense du fort Carillon (voir ici);
- François de Caire, dont le court séjour en Nouvelle-France fut marqué par son duel victorieux contre l'ingénieur canadien Michel Chartier de Lotbinière (voir mon article à ce sujet ici);
- François Fournier, qui fut chargé de la défense en 1759 du fort de l'Île-aux-Noix au nord du lac Champlain.

Cette mission technique est placée sous le commandement de François-Charles de Bourlamaque, officier compétent et respecté et second du chevalier de Lévis lors de la dernière campagne de 1760. Petite ironie du sort, le 10 mars 1761, Lévis avait écrit une nouvelle lettre au général Ligonier, par laquelle il demandait une autorisation de combattre pour Bourlamaque, mais il semble qu'il n'ait jamais eu de réponse à ce sujet...

Du séjour maltais des cinq officiers, on ne sait hélas que très peu de choses, si ce n'est qu'il fut très court (quelques mois tout au plus, puisqu'on retrouve des traces de Desandrouins à Strasbourg en 1762). Leur mission à Malte s'est résumée à une inspection et à une validation (avec quelques légères améliorations) des fortifications construites par un autre ingénieur français, le chevalier de Tigné, au cours d'une mission technique semblable en 1715, et dont un aperçu est visible sur cette carte de 1724.

Les villes, forts et châteaux de Malte, gravure de Claude-Auguste Berey, 1724,
disponible sur Gallica



De ces ingénieurs, Desandrouins est celui qui connaîtra par la suite la carrière la plus intéressante. Lors de la guerre d'Indépendance américaine, il commande les ingénieurs militaires du corps expéditionnaire français envoyé pour aider les insurgés américains, et fera profiter à l'alliance franco-américaine de son expérience de la guerre de Sept Ans en Nouvelle-France. J'aurai certainement l'occasion d'en parler plus longuement dans un futur article.

Pour en apprendre plus sur le destin étonnant d'autres officiers de l'armée française après la reddition de Montréal, je vous recommande de lire le livre de mon excellent ami Joseph Gagné (auteur du blogue Curieuse Nouvelle-France), Inconquis: deux retraites françaises vers la Louisiane après 1760, édité par Septentrion.

Voilà qui conclut cet article pour aujourd'hui.
À bientôt pour de nouveaux billets historiques!
Michel Thévenin

Sources:
- Anne Blanchard, Dictionnaire des ingénieurs militaires, 1691-1791, Montpellier, Université Paul Valéry, 1981.
- Henri-Raymond Casgrain, Lettres du Chevalier de Lévis concernant la guerre du Canada, 1756-1760, Montréal, C. O. Beauchemin & Fils, 1889.
- Henri-Raymond Casgrain, Lettres et pièces militaires. Instructions, ordres, mémoires, plans de campagne et de défense 1756-1760, Québec, L-J. Demers & Frère, 1891.
- Stephen Spiteri et Hermann Bonnici, " "À la Vauban": French military architecture in eighteenth century Malta", dans Michèle Virol, Philippe Bragard et Nicolas Faucherre (dir.), L'influence de Vauban dans le monde, Besançon et Namur, Réseau des sites majeurs de Vauban et Les amis de la citadelle de Namur, 2014, p. 119-128.

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