jeudi 21 novembre 2019

Compte-rendu de "Québec under siege"

Bonsoir!

J'ai été contacté il y a quelques mois par un auteur américain, Monsieur Charles Mayhood, qui m'a demandé de lire son ouvrage nouvellement paru (juillet 2019), et d'en faire un compte-rendu, par exemple sur mon blogue. Son livre est intitulé "Québec under siege. French Eye-Witness Accounts from the Campaign of 1759", et est publié par la maison d'édition britannique Helion & Company.


Puisqu'il m'a demandé d'être honnête et intègre dans ma critique de son ouvrage, vous ne trouverez pas ici de complaisance forcée. Pour un avis marqué par l'éloge (trop par ailleurs), je vous invite à consulter ce premier compte-rendu (en anglais), paru la semaine passée.

L'auteur, Charles Mayhood, se présente comme un chercheur indépendant "élevé à l'ombre des forts Ticonderoga et Crown Point" (respectivement les anciens forts français de Carillon et Saint-Frédéric, dans le nord de l'État de New York), se spécialisant dans l'étude des journaux personnels de contemporains des guerres de Sept Ans et d'Indépendance américaine.

Il s'est attelé ici à proposer une traduction en anglais de quatre journaux et mémoires tenus par des témoins français de la campagne menée par les Britanniques contre Québec en 1759 (voir ici mon article sur le/les siège(s) de Québec).

Ces quatre journaux sont, dans l'ordre, ceux de:
- François-Jérôme-Pierre de Foligné Deschalonges, jeune officier de la Marine française de 27 ans, fraîchement arrivé à Québec et chargé de diriger des batteries d'artillerie de la ville;
- Jean-Claude Panet, ancien soldat français des troupes de la Marine, arrivé au Canada en 1740 et établi depuis 1745 comme notaire à Québec;
- Gilles-Armand de Joannès (ou Égide-Armand), officier français au régiment de Languedoc, âgé de 24 ans;
- Marie-Joseph Legardeur de Repentigny, Soeur de la Visitation, supérieure de l'Hôpital-Général de Québec.
Les trois premiers n'avaient jusqu'alors jamais été publiés en langue anglaise.


La présentation que l'auteur fait de ses quatre personnages dans sa préface m'a intrigué sur un point en particulier; en effet, il présente Joannès comme étant un ingénieur militaire, en poste à Québec entre 1757 et 1759.
Vous ayant déjà fait part à plusieurs reprises sur ce blogue de la place centrale qu'occupent les ingénieurs militaires dans mon doctorat, et n'ayant jusqu'alors vu nulle trace de ce Joannès parmi mes ingénieurs, j'ai souhaité en savoir plus. J'ai constaté qu'il était présenté comme un ingénieur dans le monumental ouvrage dirigé par Marcel Fournier, Combattre pour la France en Amérique, véritable dictionnaire biographique de plus de 7 000 soldats et officiers français ayant servi en Nouvelle-France pendant ce conflit. La Commission des Champs de Bataille Nationaux, ayant élaboré une base de données (basée en grande partie sur l'ouvrage de Fournier pour la partie française) des soldats français et britanniques des batailles de Québec de 1759 et 1760, présente également Joannès comme un ingénieur, mais ni la base de données ni l'ouvrage de Fournier ne donnent plus d'indications.
Pourtant, Joannès n'apparaît comme ingénieur dans aucune des sources à ma connaissance, pas plus que dans le Dictionnaire des ingénieurs militaires d'Anne Blanchard, qui me fut très utile pour déterminer l'identité des ingénieurs ayant servi en Amérique. Mon hypothèse (qui sera à confirmer plus tard dans mon doctorat) est que ce Joannès est un officier des troupes de terre ayant à l'occasion fait les fonctions d'ingénieur, disposant de solides notions de Génie (il était fils d'ingénieur militaire), ses services palliant ainsi à la pénurie d'ingénieurs en Nouvelle-France. Plusieurs autres officiers des troupes de terre, ou d'artillerie, ont eu un rôle similaire, le plus fameux étant Pierre Pouchot , qui s'illustra au fort Niagara (et que l'auteur présente à la page 38 comme étant lui aussi un ingénieur, ce qu'il n'était pas).
Beaucoup d'incertitudes entourant ces spécialistes scientifiques de la guerre (d'où l'utilité de ma recherche, yay!), l'erreur n'est aucunement imputable à l'auteur, d'autant plus que comme je l'ai mentionné elle est présente ailleurs.


Pour revenir au contenu de l'ouvrage, le premier journal, celui de Foligné, est une traduction de la version française, publiée par Arthur Dougthy dans son immense étude de 1901 The Siege of Quebec and the Battle of the Plains of Abraham (dans le volume 4, p. 163-218, facilement trouvable en ligne). Pourtant, Mayhood mentionne tout de suite qu'il s'est appuyé sur une autre version du même journal, plus longue, publiée également en 1901 par les Soeurs Franciscaines de Québec. Pourquoi avoir choisi de traduire la version plus courte (Doughty), tout en s'appuyant également sur une autre version? Pourquoi ne pas avoir porté directement ses efforts sur la version des Soeurs? Il me semble que le choix devrait être expliqué.


Pour des considérations plus générales, force est de constater que la traduction de ces quatre journaux est très lacunaire. L'exercice de la traduction est très difficile, j'en conviens, et la tâche est rendue plus ardue encore lorsqu'il s'agit de retranscrire des tournures du 18e siècle dans une autre langue. Pourtant, à de nombreuses reprises, certaines erreurs viennent changer le sens du propos. Cela peut être très mineur, comme au début du journal de Foligné, où un "pour servir à M. de Foligné" devient un "where Mr de Foligné serves". Dans d'autres cas, le sens est considérablement changé, ce qui risque de nuire aux chercheurs anglophones. J'aimerais citer en exemple un extrait du journal de Joannès (p. 102 du livre):
"It is necessary to point out that they had carried the cargoes arrives from France up to 18 leagues above Québec, to protect them from being burned by the ennemy; and it is to this place they would go, as the destruction went on, for the provisions necessary for the army."
Or, la lecture du même passage dans la version française du journal de Joannès (également disponible dans le volume 4 de Doughty, p. 219-229), présente un sens tout autre:


Aucune mention dans la version française de "destruction". De même, l'auteur confond très fréquemment, dans l'ensemble des journaux, l'usage du "on" (qui n'existe pas en anglais, mais qui peut se traduire dans ce contexte par "we", faisant référence à "nous"), et du "eux". Devant ma gêne face à certaines de ses traductions, je me suis tourné vers mon excellent ami et collègue Joseph Gagné, franco-ontarien et parfaitement bilingue, qui a confirmé mes impressions quant à ces erreurs (un grand merci pour ton aide Joseph!).

Plus encore, certaines de ces erreurs montrent une maîtrise de la langue française peut-être trop faible pour se lancer dans un exercice aussi ambitieux. Voici un extrait du journal de Panet:



La traduction qu'en fait Mayhood est la suivante: "On the news of the English landing at Beaumont, M. Charest, a zealous patriot, asked M. le Gouverneur-Général to meet the English, and prevent their establishment at Pointe de Lévy". Il mentionne également en note, à propos du titre de Gouverneur-Général "This is an assumption as to the person intended. As in the Foligné manuscript, le Général appears to refer to Vaudreuil. Here Panet has written "M. le Général de monde". I am interpreting it as indicating the top general". L'erreur est véritablement grossière, l'auteur faisant la confusion entre une tournure qu'on retrouve dans beaucoup de sources françaises (demander du monde à quelqu'un, envoyer du monde quelque part,...) et une dénomination du grade de Vaudreuil...

L'effort d'avoir souhaité mettre des sources françaises à disposition d'un public anglophone est on ne peut plus louable. Cependant, les trop nombreuses approximations dans la traduction font que cet ouvrage ne peut malheureusement pas être considéré comme une référence solide pour des chercheurs anglophones, sauf à vouloir répéter des erreurs similaires à celles de Parkman en son temps (fin du 19e siècle), dont les travaux (certes utiles, mais considérés encore aujourd'hui, à tort, comme une référence majeure aux États-Unis) ont souvent fait appel à des traductions pour le moins aléatoires...


L'autre volet principal du travail de Mayhood sur cet ouvrage est un ensemble considérable d'annotations au texte des différents journaux. J'ai constaté avec amusement qu'il a laissé de nombreux termes en français dans le texte, pour mieux les expliquer en notes. Il passe ainsi au peigne fin tant des éléments géographiques, biographiques (y compris pour des personnages très méconnus, comme un certain Mr de Saint-Laurent, aide-major de Québec), que des notions liées à l'art militaire français du 18e siècle. Il y a ainsi de précieuses informations pour familiariser un public anglophone avec des termes de la fortification, de l'artillerie, de la marine, ou bien concernant des aspects spécifiques de l'armée comme les grades des officiers.

Pourtant, là encore, quelques lacunes et erreurs se démarquent. Plusieurs personnages sont présentés de manière erronée. Il fait ainsi d'un officier de milice, monsieur de Narcy, un des signataires de la capitulation de Québec (voir mon article à ce propos), alors que celle-ci n'a été signée du côté français que par le commandant de la garnison, Ramezay... De même, il présente le chevalier Le Mercier (p. 24), officier en charge de l'artillerie de la Nouvelle-France pendant la guerre de Sept Ans, comme étant "né à Québec", alors qu'il était français, et n'est arrivé au Canada qu'en 1740....ce que l'auteur précise dans la même note!

La géographie n'est elle non plus pas épargnée. Dans une note concernant l'Île-aux-Oeufs (p. 97), il mentionne que c'est sur cette île située à 400km de Québec que se sont brisées les tentatives d'attaque de la ville par les Britanniques en 1690 et 1711. Si la flotte de Walker s'est effectivement échouée sur cette île en 1711, c'est tout de même oublier bien vite le célèbre mot de Frontenac de 1690 qui, au général Phips assiégeant sa ville, avait promis de répondre "par la bouche de ses canons"...

Une erreur des plus étonnantes est celle que Mayhood fait (p. 96) en identifiant la "Belle Rivière" comme étant une obscure rivière de la Réserve faunique des Laurentides, au nord de Québec, alors que l'expression désigne à cette époque l'Ohio! La situation est d'autant plus étonnante qu'il mentionne dans son introduction l'Ohio et le fort Duquesne, déclencheur en quelque sorte du conflit. De plus, l'extrait en question fait directement référence (textuellement) à la volonté du marquis de Vaudreuil au début de 1759 de reprendre ce fort Duquesne, tombé aux mains des Britanniques à la fin de l'année 1758...


Malgré ces erreurs, bon nombre des informations ajoutées en notes par l'auteur seront de précieux alliés pour les chercheurs anglophones cherchant à utiliser des sources françaises. J'ai particulièrement apprécié le fait que lorsqu'il présente Louis Du Pont Duchambon de Vergor, il cite longuement un extrait d'un écrit de cet officier trop souvent accusé de couardise, voire de traîtrise. Si sa capitulation au fort Beauséjour en 1755 peut être vivement critiquée, le comportement de Vergor, gardant l'Anse-au-Foulon dans la nuit du 12 au 13 septembre 1759, et sa tentative de s'opposer au débarquement britannique, furent en tous points honorables. Je trouve donc très louable le geste de Mayhood de lui donner la parole, en citant (p. 58-59) la version des faits de ce dernier.


Pour conclure, j'aimerais revenir sur une des illustrations utilisées par l'auteur pour accompagner les textes. Le début du premier journal, celui de Foligné, est consacré à une description des défenses de Québec en 1759. Mayhood décide donc d'illustrer le propos par une carte (p.18). Celle-ci est pourtant passablement fausse, et hélas, rien n'indique s'il s'agit d'une création de l'auteur ou d'une copie d'une carte existante. J'ai réussi à trouver l'inspiration de l'auteur, qui en fait n'est qu'à moitié coupable. La carte utilisée par Mayhood est en effet une copie d'une carte britannique de 1759, laquelle est elle-même erronée.

A plan of Quebec. London: published by E. Oakley, 1759








Ce qui me fait vraiment tiquer par contre, c'est que cette carte, que j'ai trouvée sur le site de la Massachussetts Historical Society (MHS), n'est aucunement présentée comme étant fausse. Sur l'exposition virtuelle de la MHS, aucun correctif n'est apporté pour préciser que la carte britannique est tout sauf représentative de l'état des fortifications de Québec au moment de la campagne de Québec.

Un regard du côté des cartes françaises, comme ce plan de 1752 par l'ingénieur Chaussegros de Léry (celui-là même qui a construit les murs en 1745) montre pourtant d'énormes différences quant à la nature des fortifications:

Plan de la ville de Québec, par l'ingénieur Chaussegros de Léry, 1752, Archives Nationales d'Outre-Mer
Malheureusement, cette utilisation d'une carte erronée (et au-delà, l'ensemble des erreurs que j'ai relevées dans cet ouvrage) ne fait que confirmer l'existence du fossé séparant les historiens québécois et américains concernant l'étude de la guerre de Sept Ans, fossé qui par ailleurs est bien plus vaste que celui entre le Québec et la France sur ce sujet...

Le livre de Charles Mayhood s'efforce de minimiser ce fossé, intention des plus louables. Il mériterait une rapide réédition, considérablement améliorée, tant au niveau de la traduction que des informations additionnelles. L'auteur m'ayant confié être sur un projet de traduction du journal de campagne du marquis de Montcalm, espérons qu'il saura cette fois s'assurer d'une meilleure maîtrise de la langue française...

Petite mise à jour: après une discussion des plus cordiales avec l'auteur, il semble que plusieurs des erreurs de traductions seraient plus du fait de ses éditeurs, qui ont passablement repassé et corrigé son manuscrit, notamment pour "moderniser" la langue...

À bientôt pour de nouveaux billets historiques!
Michel Thévenin

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