lundi 11 janvier 2021

L'éphémère école de mathématiques de Louisbourg au début des années 1750

Bonsoir!

Tout d'abord, je vous souhaite une bonne année 2021, j'espère qu'elle sera pour chacune et chacun d'entre vous moins difficile que ne l'a été 2020.


Je souhaite aujourd'hui évoquer, dans la continuité de mon dernier article (voir ici), une aire géographique que j'ai de manière générale moins traitée sur mon blogue, mais tout aussi importante pour ma recherche sur la guerre de Sept Ans, à savoir Louisbourg, la puissante place-forte de l'Île Royale (actuelle Île du Cap-Breton, à l'est de la Nouvelle-Écosse).

Louisbourg était tombée aux mains des Britanniques en 1745, lors de la guerre de Succession d'Autriche. Les négociations menant à la paix d'Aix-la-Chapelle de 1748 avaient prévu un échange entre Louisbourg et Madras, comptoir britannique situé sur la côte orientale de l'Inde conquis par les Français, échange effectif à partir de 1749.

La période séparant la paix de 1748 et la guerre de Sept Ans, officiellement déclarée en 1756, en est une de "paix armée", et malgré les désirs de Louis XV de conserver la paix en Europe, le roi de France et ses ministres, réalistes quant à la probabilité d'une guerre prochaine, intensifient la présence militaire française dans les milieux coloniaux au cours de ces quelques années de paix. Plusieurs ingénieurs militaires sont ainsi envoyés dans les différentes colonies pour en redresser les défenses affectées par la précédente guerre et les préparer à la suivante.

C'est dans ce contexte qu'arrive à l'automne 1752 à Louisbourg un ingénieur, le sieur Breçon (parfois orthographié Brécon), accompagné de deux de ses fils en qualité de sous-ingénieurs. Je n'ai hélas que peu d'informations sur cet individu, sur sa formation ou sa carrière passée. Je sais toutefois que son séjour à Louisbourg est assez bref, puisqu'il retourne en France en décembre 1754. Le moins que l'on puisse dire, c'est qu'il n'a pas laissé une bonne impression au sein de la colonie.

Il s'était pourtant distingué par un projet pour le moins original, celui de diriger une école scientifique, ou à tout le moins mathématique, destinée aux officiers de la garnison de Louisbourg. Ce n'est pas étonnant au vu de l'importance des sciences, et particulièrement des mathématiques, dans l'application militaire du savoir-faire des ingénieurs. Toutefois, il semble que son projet se soit rapidement révélé être un échec, si l'on en croit une lettre rédigée le 19 mai 1753 (soit quelques mois seulement après l'arrivée de Breçon) par Prévost, le commissaire ordonnateur de Louisbourg:

Lettre de Monsieur Prévost au Ministre, au sujet du sieur Brécon, ingénieur,
19 mai 1753, FR ANOM COL C11B 33 folio 173v,
disponible sur Archives de la Nouvelle-France


"Rien de plus faux, Monseigneur, que ce qu'il marque des progrès qui se font dans sa prétendue école de mathématiques; il l'est encore plus que je me sois jamais expliqué, comme il le dit, avec aucun officier. Si ces Messieurs ont cessés de se rendre à ses leçons, ils ont dis hautement qu'ils en etoient degoutés, par son peu de complaisance a suivre chacun d'eux dans cette etude, par des airs de hauteurs et de superiorité de sa part, et aussi ennuyés d'entendre des sottises et des mauvais discours"

Cette lettre de Prévost, assez longue, se veut avant tout une défense auprès du ministre de la Marine, en réponse à une lettre incendiaire que Breçon a écrite plus tôt dans le même mois, adressée tant au ministre qu'au prince de Soubise, dont il est visiblement le protégé. Dans cette lettre, dont Prévost a acquis une copie et en a joint des extraits dans sa lettre de défense, l'ingénieur se vante au contraire du succès de son école de mathématique, s'estimant même victime de Prévost, qui chercherait à nuire à son oeuvre:

Extrait de la lettre de Breçon au Ministre et au prince de Soubise, mai 1753,
inclus à la lettre de Prévost (FR ANOM COL C11B 33 folio 176)

"J'espère que votre Grandeur, ayant toujours eû à coeur le bien du service, sera satisfaite d'apprendre les prodiges qui se font journellement par les officiers et cadets de cette garnison dans cet Etablissement pour les mathematiques. Le nombre en commençant etoit de 20 officiers non compris les cadets, mais il a diminué ce qui n'est pas etonnant puisque M. Prévost l'ordonnateur, disait au commencement a tous ceux qui alloient chez luy qu'ils perdoient leur tems dans cette Ecole et que d'ailleurs leur avancement ne dependoit que de l'ancienneté et non de cette science"

De toute évidence, le séjour de Breçon à Louisbourg a dès ses débuts été marqué par une forte inimitié personnelle avec Prévost (ni l'un ni l'autre n'en précisent l'origine). Prévost expose dans sa lettre de défense l'immoralité de Breçon, qui selon lui entretiendrait une relation avec "une fille de mauvaise vie" qui l'aurait accompagné depuis la France, quand l'ingénieur se plaint du fait que Prévost l'aurait privé du bois de chauffage nécessaire à sa salle de classe pendant l'hiver... Il va même jusqu'à écrire que si le gouverneur de Louisbourg, Monsieur de Raymond, son protecteur dans la colonie, venait à retourner en France (comme il en a fait la demande plusieurs fois au cours des mois précédents), il se verrait contraint de demander lui aussi sa retraite...


Au vu de l'évidente partialité des deux protagonistes, il semble à première vue délicat de départager le vrai du faux quant à la compétence de l'ingénieur Breçon et à l'efficacité de son école... Toutefois, il existe heureusement d'autres avis à ce sujet, et notamment celui de Louis-Joseph Franquet, le supérieur direct de Breçon à Louisbourg. Franquet, un ingénieur militaire doté d'une solide expérience de trente années, avait été envoyé en Nouvelle-France en 1750, là aussi dans le contexte d'une nécessaire amélioration des défenses de la colonie. Après divers séjours à Louisbourg et au Canada, suivis d'un rapide retour en France en 1753, il avait été renvoyé à Louisbourg en 1754, avec le titre de Directeur des Fortifications de Nouvelle-France, soit le poste le plus élevé dans la hiérarchie des ingénieurs militaires (voir à ce sujet mon article sur la terminologie des ingénieurs).

À plusieurs reprises, Franquet émet un avis pour le moins négatif sur Breçon. Une première impression peu enthousiaste se révèle dans une lettre du 26 août 1753 dans laquelle Franquet fait part au ministre de son désarroi en apprenant le décès de son adjoint, l'ingénieur Pierre-Jérôme Boucher, qu'il appréciait beaucoup:

"Je doute que l'ingénieur, et les deux sous-ingénieurs qui sont nouvellement icy soient dans le cas de pouvoir le remplacer, d'autant que le premier n'a jamais été chargé d'aucune charge de cette nature, et que les deux autres, ses enfants, ne peuvent être considérés que comme élèves, tant par leur âge que par leur peu de capacité". (FR ANOM COL C11B 33 folio 451v)

Si l'on peut accorder le bénéfice du doute à Breçon dans cette remarque de Franquet, qui regrettait amèrement la mort de Boucher, une autre lettre, datée du 9 décembre 1754, est sans équivoque. Exposant au ministre ses impressions sur les différents ingénieurs sous ses ordres à Louisbourg, Franquet compare les qualités de Breçon à celles de l'ingénieur Michel de Couagne (né à Louisbourg):

Lettre de Louis-Joseph Franquet au Ministre, 9 décembre 1754,
FR ANOM COL C11B 34 folios 229 et 229v,
disponible sur Archives de la Nouvelle-France
 

"Messieurs de Couagne et Breçon y sont en qualité d'ingénieurs [...] Le premier que j'ai connu au Canada et que j'ay employé pendant une partie du temps que j'y ay resté, est intelligent, appliqué, dessine bien et a toute la bonne volonté de s'instruire des parties du métier; l'autre n'en a point la moindre connoissance, je ne sçais même quoyqu'il montrât cy devant les mathematiques a Métz, s'ils les possede bien, et je suis d'avis de croire que l'École qu'il avoit etablit icy, a ce titre sous les auspices de Mr le Comte de Raymond, etoit plus pour donner un réliéf a son peu de talent, que pour former des sujets; d'autant qu'avant d'enseigner autruy il devoit de préference commencer par les deux sous ingénieurs ses enfans, l'un agé de 16 a 17 ans sçait peu de chose, et l'autre de 12 a 14 rien du tout. Cependant le pere se croit méritant et a la faveur de ses hautes protections, il est allé solliciter un meilleur traitement; et si je m'y suis interessé par ma lettre du 9 octobre, çà été plus en vüe de la chereté des vivres, et le soutien de ses enfans, qu'en faveur de son mérite; et j'incline assés que s'il y a lieu de luy accorder, que ce fut pour en joüir en toutes autres colonies que celle-cy".

On voit par la dureté du ton de Franquet qu'au-delà des capacités de Breçon, le Directeur des Fortifications de Nouvelle-France n'est lui non plus que peu impressionné par la tentative de l'ingénieur d'enseigner les mathématiques aux officiers de la colonie... J'ignore si Franquet a eu l'occasion d'exposer son ressenti verbalement à son subordonné, mais toujours est-il que Breçon, selon son dossier personnel conservé aux Archives Nationales d'Outre-Mer, prend sa retraite au cours du mois de décembre 1754, et rentre alors en France en compagnie de ses deux fils, mettant ainsi un terme à cette éphémère expérience d'une école de mathématiques à Louisbourg.


Si vous appréciez mes recherches et le contenu de ce blogue, acheter mon premier livre (qui est maintenant disponible en France!) serait une très belle marque d'encouragement (voir à droite, "Envie d'en savoir plus?"). Si vous ne voulez pas vous procurer le livre, mais que vous souhaitez tout de même m'encourager à poursuivre sur cette voie, vous pouvez faire un don via Paypal (voir à droite l'onglet "Soutenir un jeune historien"). Vous pouvez également partager cet article (ou tout autre de ce blogue), vous abonner au blogue ou à la page Facebook qui y est liée. Toutes ces options sont autant de petits gestes qui me montrent que mes recherches et le partage de celles-ci auprès d'un public large et varié sont appréciés, et qui m'encouragent à poursuivre dans l'étude d'aspects souvent méconnus de l'histoire militaire du 18e siècle.


À bientôt pour de nouveaux billets historiques!
Michel Thévenin

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire