jeudi 10 juin 2021

Montcalm, Vaudreuil et la réunion des ingénieurs militaires et des artilleurs au Canada pendant la guerre de Sept Ans

Bonsoir!

J'avais présenté dans un autre article il y a quelques temps déjà la proximité entre les ingénieurs militaires et les artilleurs au XVIIIe siècle, ces deux groupes appartenant aux armes dites "savantes" (voir l'article en question ici).

Une ordonnance royale de Louis XV, datée du 8 décembre 1755, réunissait même les ingénieurs militaires et les artilleurs français en un seul Corps royal de l'Artillerie et du Génie, afin de faciliter la coopération entre ces deux corps techniques de l'armée française, notamment lors des sièges.


Ordonnance du Roi, pour unir l'Artillerie avec le Génie,
8 décembre 1755


Travaillant dans le cadre de ma thèse de doctorat sur les ingénieurs militaires français en Nouvelle-France pendant la guerre de Sept Ans (1756-1763), je me suis donc posé la question suivante: cette réunion des ingénieurs et artilleurs en un seul corps a-t-elle été appliquée au Canada? Les sources montrent que la question s'est posée au cours du conflit.

Le marquis de Vaudreuil, gouverneur-général de la Nouvelle-France, aborde le sujet dans une lettre qu'il adresse le 28 octobre 1757 au ministre de la Marine et des Colonies. Alors que le Canada vient d'accueillir un nouvel ingénieur en chef en la personne de Nicolas Sarrebource de Pontleroy (qui servait alors à Louisbourg, sur l'Île Royale, depuis l'été 1755), Vaudreuil se plaint que le marquis de Montcalm, commandant des troupes de Terre en Nouvelle-France, souhaite "s'approprier" le nouvel ingénieur, et qu'il envisage même une réunion de l'artillerie et du génie au sein de la colonie:

"M. de Pontleroy ingenieur en chef de Quebec est arrivé depuis quelques jours. M. le marquis de Montcalm ne l'a point abandonné depuis ce tems, ainsy que les officiers du Corps Royal. Il m'est revenu que comme il est de ce corps et quil seroit l'ancien du genie et de l'artillerie, M. le Mqis de Montcalm doit demander quil ait inspection sur ces deux corps, et quils soient reunis dans cette colonie, ainsy quils le sont en France, cet ordre de Sa Majesté ne nous ayant pas ete adressé, il n'est pas douteux que vous avez prévu, Monseigneur, combien cette reunion seroit nuisible à la colonie sur tout dans un tems de guerre, ou chaqun est assés occupé de sa partie, sans vouloir s'en charger d'une qui doit etre étrangere à celuy des deux corps à qui l'anciennenté du service confieroit les deux details. C'est dans cette vüe, Monseigneur, que j'ay l'honneur de vous prevenir du dessein de M. le Mqis de Montcalm, et de vous supplier de vouloir bien vous y opposer".


FR ANOM COL C11A 102/fol.125v-126


Même si le propos de Vaudreuil est bien loin d'être anodin (il craint qu'en réunissant les deux corps sous l'autorité d'un même officier, ici Pontleroy, ces deux parties de la guerre passeraient sous le contrôle direct de Montcalm, avec qui il entretient des relations houleuses), l'argument qu'il avance d'une différence trop prononcée entre le métier d'ingénieur militaire et celui d'artilleur est tout à fait juste. Le chevalier Le Mercier, commandant l'artillerie au Canada, secondait le gouverneur dans une lettre au ministre de la Marine datée du 30 octobre 1757:

"quoy que je me voÿe un des officiers de ce Corps qui ait le plus de connoissance des fortifications je vous avouray sincerement que je ferois un trop mauvais ingenieur pour vouloir me charger de cette partie" (FR ANOM COL E276/fol.130)

Surtout, c'est précisément cet argument, partagé par bon nombre d'ingénieurs militaires et d'artilleurs en France, qui amène Louis XV, par une ordonnance du 5 mai 1758, à séparer à nouveau le Génie et l'Artillerie, consacrant l'échec total de leur union de 1755. Celle-ci avait en effet exacerbé la concurrence entre les deux corps techniques de l'armée, et était perçue comme trop déséquilibrée en faveur des artilleurs (qui bénéficiaient d'un meilleur accès à l'avancement au sein de l'armée par rapport aux ingénieurs, qui avaient dû pour leur part renoncer à leur uniforme distinctif pour adopter celui de l'artillerie).

Le 10 février 1758, soit quelques mois à peine avant la séparation du Génie et de l'Artillerie, le ministre de la Marine (Peyrenc de Moras) répond à Vaudreuil, abondant dans le sens du gouverneur de la Nouvelle-France et condamnant l'idée de Montcalm de réunir les deux corps (il adresse une lettre à ce sujet à Montcalm le même jour):

"Cette reunion n'est point praticable. Les services de l'un et de l'autre sont totalement distincts et séparés, non seulement en Canada, mais même dans toutes les Colonies. Ce seroit bouleverser entierement la constitution du service que d'admettre cette reunion, et l'intention de Sa M.[ajesté] est qu'on n'apporte aucun changement dans les anciens principes, ni dans les usages, a moins que les abus n'en soient demontrés et alors on y pourvoiroit. Lorsque Sa Majesté s'est determinée a faire passer en Canada des Ingenieurs et des officiers d'artillerie qui servoient en France, elle n'a point entendu que l'exercice de leurs fonctions respectives dut occasionner aucune innovation dans le service du pays"

FR ANOM COL B 107/fol.271


Moras termine sa lettre en écrivant que c'est en concertation avec le marquis de Paulmy, ministre de la Guerre, qu'il clarifie la situation sur cette question. Une trace de cette concertation existe sous la forme d'une lettre envoyée le 7 février 1758 par le ministre de la Guerre à son confrère de la Marine. S'il reconnaît l'erreur de jugement de Montcalm, Paulmy prend toutefois sa défense, en exposant que Montcalm pouvait légitimement penser que l'ordonnance réunissant à la fin de l'année 1755 les deux corps en France pouvait également être valide au Canada:

"J'ignore quelles raisons particulieres pourroient avoir déterminé M. de Montcalm à exiger que ces officiers suivent en Canada pour leur service l'arrangement qui a été fait en France pour la réünion de l'artillerie et du génie [...] mais je ne peux me dispenser de convenir que si le Roy aïant jugé à propos de rendre une ordonnance qui réünit en un seul corps les trois corps anciens de l'artillerie, de Roïal artillerie, et du génie, M. de Montcalm ne pouvoit pas se dispenser d'exiger que dans l'étendüe de son commandement le service à faire par les officiers de ces trois corps ne dût être fait conformément à cette même ordonnance".



FR ANOM COL C11A 103/fol.428-428v


Paulmy poursuit en exposant clairement le "partage" de l'autorité sur les ingénieurs et artilleurs entre Vaudreuil et Montcalm:

"Tant que les officiers de l'un et de l'autre corps sont de residence dans une place, ils sont sans contredit aux ordres du Gouverneur Général et même des Gouverneurs particuliers, qui peuvent suivant la connoissance qu'ils ont des talens de chaque officier en particulier l'emploier à la partie du service à laquelle il est le plus propre, mais s'il est question d'envoïer ces officiers à la guerre, ils se trouvent alors aux ordres de M. de Montcalm, et obligés d'exécuter tout ce qu'il peut leur ordonner concernant le service. Vous voïés par ce détail qu'il ne resulte aucune innovation dans le service de l'artillerie et du génie du païs".



FR ANOM COL C11A 103/fol.428v-429


Il est intéressant de voir que cette répartition des responsabilités entre service "de place" et service "de guerre" reprend le clivage entre ingénieurs "de place" et "de tranchée", très présent à la fin du XVIIe siècle, et dont les ingénieurs militaires français avaient cherché (et partiellement réussi) à se détacher au cours de la première moitié du XVIIIe siècle (voir mon article à ce sujet ici).

Je termine cet article en évoquant que dans la lettre adressée à Montcalm le 10 février 1758, dans laquelle il donne raison à Vaudreuil, le ministre de la Marine termine son propos par une allusion des plus intéressantes:

"La reunion en France de l'artillerie et du genie n'a pas encore produis de grands avantages et c'est une question trop problématique et encore trop controversée pour s'occuper déjà de prendre en Canada un arrangemen si contraire a la constitution actuelle du service dans la Colonie".

FR ANOM COL B 107/fol.272v












Si le ministre de la Marine constate d'un oeil extérieur, plus de deux ans après la réunion du Génie et de l'Artillerie en décembre 1755, que la mesure ne donne pas grande satisfaction, il n'est pas étonnant de constater que l'expérience prend fin seulement trois mois plus tard...

Ces documents ne sont pas qu'une preuve de plus des rivalités personnelles entre Montcalm et Vaudreuil, qui trouveraient dans l'organisation des ingénieurs militaires et des artilleurs un autre lieu d'expression. En effet, Montcalm, répondant principalement au ministre de la Guerre, a cru possible d'intégrer au service colonial des ordonnances concernant l'armée régulière au sein du royaume, ce qui, comme on l'a vu, est un argument compréhensible selon le marquis de Paulmy. De son côté, Vaudreuil, gouverneur colonial, reçoit ses instructions du ministre de la Marine, et défend farouchement ses prérogatives militaires contre les empiètements du commandant des troupes de Terre. Cet épisode illustre ainsi à mon sens la difficulté en termes de communication qu'entraîne la présence dans la colonie, inédite depuis l'envoi du régiment de Carignan-Salières dans la décennie 1660, d'un corps de troupes appartenant à l'armée régulière, et la nécessaire (quoique parfois difficile) coopération entre les secrétariats d'État à la Guerre et à la Marine.

À bientôt pour de nouveaux billets historiques!

Michel Thévenin


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