mardi 22 octobre 2019

"Les Anglais de ce continent ne sont pas assez aguerris pour faire des sièges"

Bonjour à toutes et à tous!

Alors que je viens de me procurer (enfin!) la si prometteuse revue Nouvelle-France. Histoire et patrimoine, je suis tombé à la lecture d'un des articles qu'y signe mon ami Dave Noël sur un élément de source intéressant quant à la guerre de siège en Nouvelle-France lors de ce conflit, que je souhaite vous partager ici (contextualisé bien évidemment).

Petit rappel: les hostilités entre la France et la Grande-Bretagne ont éclaté dans la vallée de l'Ohio à la fin du mois de mai 1754 par "l'affaire Jumonville", au cours de laquelle un officier français, Joseph Coulon Villiers de Jumonville, meurt dans une embuscade tendue à son détachement par un parti mené par un jeune officier virginien, George Washington (dont le destin futur sera autrement plus heureux...). À l'origine de l'affrontement se trouve le flou entourant la souveraineté de l'une ou l'autre des puissances européennes sur la région de l'Ohio. Les Britanniques souhaitent se l'approprier, pour pousser leur colonisation vers l'ouest. Les Français, eux, souhaitent faire de cette zone une frontière permettant de canaliser les désirs britanniques d'expansion. À ces fins, les autorités coloniales font ériger une série de forts entre 1753 et 1754. Le plus important est le fort Duquesne, du nom du gouverneur de la Nouvelle-France (Ange Duquesne de Menneville, marquis Duquesne), établi sur les "fourches de l'Ohio", c'est-à-dire à l'endroit où les rivières Monogahela et Allegheny se rejoignent pour former l'Ohio (sur le site de l'actuelle ville de Pittsburgh, en Pennsylvanie).

Plan du fort Duquesne et de ses environs, dressé le 15 avril 1755 par Caspard-Joseph Chaussegros de Léry fils.
Conservé aux Archives Nationales d'Outre-Mer, consultable en ligne sur le site Archives de la Nouvelle-France


Après le déclenchement des hostilités en 1754, les Britanniques projettent pour l'année 1755 une offensive d'envergure contre la Nouvelle-France, alors que la France et la Grande-Bretagne sont officiellement encore en paix (la guerre ne sera déclarée qu'en 1756). L'une des attaques prévues est celle visant à assiéger ce fort Duquesne. Menée par le commandant des forces britanniques en Amérique du Nord, Edward Braddock, elle est anéantie le 9 juillet 1755 à la célèbre bataille de la Monongahela, livrée tout près du fort, et au cours de laquelle Braddock est mortellement blessé.

Quelques mois plus tôt, alors que les tensions s'enveniment, le commandant de la garnison du fort Duquesne, Claude-Pierre Pécaudy de Contrecoeur, alerte le gouverneur de la Nouvelle-France du risque de voir les Britanniques tenter un siège contre son fort. Voici un extrait d'une des réponses que lui fait le marquis Duquesne, ici dans une lettre du 27 avril 1755:

"Je ne puis vous désapprouver d'avoir fait descendre le Sieur de Léry, quoique j'eus mieux aimé cet officier à la tête du détachement du Détroit que pour les ouvrages de fortification pour lesquels vous l'avez appelé; je ne saurais concevoir ce que vous imaginez de plus à faire dans un fort dont les établissements sont finis et qui est revêtu de bons fossés et glacis, c'est là à quoi je borne les travaux extérieurs que vous me citez dans votre lettre du 13 février dernier, car tous les autres ne serviraient qu'à excéder votre garnison que vous devez conserver pour être en état de combattre par peloton ou à faire une vigoureuse défense à votre fort. Je vous ai mandé plus d'une fois Monsieur que je ne croirai le siège du fort Duquesne que lorsque vous m'aurez mandé que les Anglais ont ouvert la tranchée, mais tant s'en faut que je désapprouve vos précautions, je vous exhorte au contraire à les augmenter pourvu qu'il ne s'agisse pas de remuer la terre mal à propos".

On voit là que le gouverneur de la Nouvelle-France semble peu enclin à croire les Britanniques capables de réellement inquiéter le fort Duquesne... Il le confirme de manière tonitruante dans la même lettre:

"J'ai fait doubler la garnison du fort Saint-Frédéric et je suis tranquille, je vous conseille de l'être aussi car les Anglais de ce continent ne sont pas assez aguerris pour faire des sièges".

Je trouve cette citation extrêmement révélatrice de la pensée qui habite les autorités coloniales françaises à l'aube de la guerre de Sept Ans: l'Amérique n'a connu jusqu'à présent que des engagements limités, des guerres "coloniales", reposant essentiellement sur une guerre de raids, et la prochaine guerre répondra à la même logique. Nul ne se doute que la guerre à venir va changer complètement la façon de faire la guerre sur ce continent. J'ai montré par mon mémoire que l'arrivée de véritables armées européennes, française comme britannique, va entraîner une européanisation réussie de la guerre en Amérique. Pas moins de onze sièges seront menés au cours de ce conflit en Amérique selon le modèle européen. Par contre, le fort Duquesne ne subira pas de siège, la garnison préférant évacuer le fort en le faisant exploser devant l'avancée des Britanniques au cours de l'année 1758...

À bientôt pour de nouveaux billets historiques!
Michel Thévenin

Source: Lettre du marquis Duquesne à Contrecoeur, 27 avril 1755, dans Papiers Contrecoeur et autres documents concernant le conflit anglo-français sur l'Ohio de 1745 à 1756, édités par Fernand Grenier, Québec, Les Presses Universitaires Laval, 1952.

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