Bonjour!
J'aimerais vous partager aujourd'hui un début de réflexion, sur des éléments pour le moins "troublants" que j'ai récemment trouvés dans les sources.
En me promenant sur le site Archives de la Nouvelle-France, je suis tombé sur un document assez étonnant: quatre "appréciations" données par divers officiers militaires au sieur Michel Chartier de Lotbinière, ingénieur militaire canadien, afin de lui permettre d'envisager une poursuite de sa carrière en France, au sortir de la conquête du Canada par les Britanniques.
Attestations données en faveur de Michel Chartier de Lotbinière par les autorités militaires..., Fonds Famille Chartier de Lotbinière, Bibliothèque et Archives Canada (je n'ai mis ici qu'une seule des deux pages du document, consultable en entier ici) |
Ces quatre appréciations ont été produites entre 1760 et 1763. J'aimerais m'intéresser ici à deux de ces "lettres de recommandations" en particulier, qui soulèvent bien des questions, auxquelles j'espère pouvoir apporter une réponse au cours de ma recherche (c'est hélas un des risques du métier d'historien de ne pas toujours pouvoir apporter de réponse aux questions soulevées par la recherche). Je vous partage donc pour l'instant mes réflexions embryonnaires qui découlent de ma récente découverte de ce document.
La première appréciation est signée par Louis-Antoine de Bougainville, ancien aide-de-camp du marquis de Montcalm, que j'ai déjà fait intervenir à plusieurs reprises sur ce blogue, notamment par rapport aux ingénieurs militaires (voir mes articles sur les ingénieurs français et canadiens). Son commentaire est daté du 1er septembre 1760, soit au moment le plus critique pour la colonie, quelques jours seulement avant la capitulation générale signée par le marquis de Vaudreuil à Montréal!
"Nous colonel d'infanterie, chevalier de l'ordre royal et militaire de St Louis, commandant pendant le cours de la campagne sur la frontière du lac Champlain, attestions que M. de Lotbinière, capitaine d'une compagnie détachée de la Marine et ingénieur du Roy chargé de la direction des fortifications de ladite frontière a servi seul ingénieur sous nos ordres avec tout le zèle et l'intelligence possible, tant avant que pendant le siège de l'Isle aux Noix, et que l'ensemble des ouvrages qu'il a faits a cette isle prouvent sa capacité. Voulant rendre justice à son mérite, nous avons expédié la présente attestation pour lui servir ce que de raison. Fait à Montréal ce 1er 7bre 1760."
Je suis assez intrigué par le ton employé ici par Bougainville. En effet, tout au long de son journal de campagne commencé en 1756, il est particulièrement virulent envers Chartier de Lotbinière. L'ingénieur canadien est reconnu par de nombreux officiers français comme un incompétent notoire en matière d'ingénierie militaire, notamment en ce qui a trait à un aspect fondamental de son métier, celui des fortifications (voir par exemple les commentaires sur son oeuvre majeure, le fort Carillon, dans l'article que j'ai consacré aux fortifications de la colonie). Bougainville le qualifie même de l'appellation succulente de "Vauban du Canada", avec tout le dédain et le sarcasme dont il est coutumier...
Ainsi, ce soudain revirement dans son appréciation de l'ingénieur canadien m'intrigue: pourquoi Bougainville est-il si élogieux envers celui qu'il a si longtemps méprisé? Lotbinière a-t-il réellement eu un comportement en tous points exemplaire lors du siège par les Britanniques du fort de l'Isle-aux-Noix, quelques jours plus tôt, forçant l'officier français à revoir son jugement? Ou bien celui-ci, voyant la fin prochaine de la colonie, et souhaitant mettre fin aux inimitiés personnelles, aura eu "pitié" de l'ingénieur canadien, en faisant tout son possible pour l'aider dans une future carrière? Hélas, rien ne me permet pour le moment de trancher, mais il est certain que je vais creuser la question...
La deuxième de ces appréciations est encore plus troublante. Elle émane du marquis de Vaudreuil, dernier gouverneur de la Nouvelle-France. Comme elle est plus longue du double de celle de Bougainville, je ne vais pas la citer en entier, je vais me pencher sur certains extraits seulement. Mais avant, une petite contextualisation s'impose. Vaudreuil et Lotbinière sont parents, par un lointain cousinage par alliance. Surtout, Lotbinière, protégé de Vaudreuil, était le candidat du gouverneur à la succession de Chaussegros de Léry père pour occuper la charge d'ingénieur en chef de la Nouvelle-France, à la mort de ce dernier en 1756. Pendant plusieurs mois, la dispute entre Français et Canadiens est virulente à ce sujet, les officiers de l'armée, Montcalm en tête, favorisant un ingénieur métropolitain, Nicolas Sarrebource de Pontleroy. C'est sur intervention d'un autre ingénieur français, Louis Franquet, que Pontleroy est nommé par la Cour de Versailles en 1757. Vaudreuil n'a cependant jamais apprécié cette nomination, essayant régulièrement de "gêner" le nouvel ingénieur en chef, et favorisant Lotbinière. Un climat de rivalité, parfois lourd, s'est créé entre les deux ingénieurs (voir le commentaire qu'en fait Pontleroy).
Dans l'appréciation qu'il signe pour Lotbinière, plusieurs années après ces événements, en plus d'un éloge appuyé quant aux services de l'ingénieur, Vaudreuil se permet une formulation que je trouve particulièrement forte, renvoyant directement à cette querelle:
"Nous ne devons point omettre que ses projets, tant qu'ils ont été suivis, ont réussi parfaitement, et que s'il eut été en chef dans sa partie, nous serions peut-être encore possesseurs du Canada; car ses idées se sont toujours trouvées conformes à l'événement".
Par ces mots, Vaudreuil ne fait pas moins que reposer la perte de la colonie sur le choix de Pontleroy comme ingénieur en chef en 1757!
Cette phrase fait écho au deuxième élément troublant de cette appréciation de Vaudreuil: la date à laquelle il la signe.
29 mars 1762. Il s'agit tout simplement de la veille de l'embastillement de Vaudreuil, rattrapé par le scandale de l'Affaire du Canada. Ce procès, qui a agité la France entre 1761 et 1763, est celui des abus et malversations financières qui ont accablé la Nouvelle-France dans ses dernières années d'existence (et qui ont contribué à la perte de la colonie). Plusieurs fonctionnaires, parfois très haut placés, sont impliqués, et certains embastillés, comme le gouverneur Vaudreuil et l'intendant Bigot. Je ne rentrerais pas dans les détails de l'Affaire du Canada ici, je vous recommande pour cela le court mais très éclairant article qu'y a consacré André Côté.
Vaudreuil a donc signé une recommandation pour son parent, très lourde par les termes qu'il emploie, à la veille de son arrestation. S'agit-il d'une simple coïncidence? Ou bien, prévoyant la tempête se rapprochant de lui, aura-t-il cherché par cette attestation un appui supplémentaire, une "monnaie d'échange" contre un témoignage en sa faveur de la part de Lotbinière? Là non plus, rien ne me permet pour l'instant de trancher. Je ne peux que noter que Lotbinière, quoiqu'ayant été accusé à plusieurs reprises par les ingénieurs français de participer allègrement aux abus financiers en Nouvelle-France, ne fait pas partie des personnes inquiétées lors de l'Affaire du Canada...
Je voulais donc vous partager ces débuts de réflexions, partie intégrante du métier de l'historien. J'espère pouvoir y apporter des éléments de réponse, que je ne manquerais pas de partager sur mon blogue.
À bientôt pour de nouveaux billets historiques!
Michel Thévenin
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