lundi 16 septembre 2019

Le Dernier des Mohicans: la reddition du fort William-Henry

Bonjour!

Je vous ai présenté dans mon dernier article mon analyse de la scène du siège du fort William-Henry dans le film Le Dernier des Mohicans.
Dans la même lignée, je souhaite vous présenter aujourd'hui quelques réflexions sur la scène faisant suite au siège, à savoir celle de la reddition du fort.


Mais avant de m'intéresser au film, il me faut d'abord contextualiser comment se déroule une reddition de ville ou de fort au 18e siècle.

Dans le cadre de la guerre de siège, la reddition marque le dénouement du siège, le moment où la garnison, vaincue, renonce officiellement à poursuivre le combat, et où la place assiégée change de maître. Je m'étendrais dans un prochain article sur les questions entourant la durée de la résistance d'une garnison (quelques éléments sont disponibles sur ce sujet dans cet autre article) Ici, je vais me pencher uniquement sur un cas particulier de redditions, celles dites "honorables".

La pratique de la reddition honorable (c'est-à-dire comme étant dotée d'un capital symbolique positif pour le vaincu) remonte à l'Antiquité, mais reste relativement rare jusqu'au 16e siècle. Un événement marquant va remettre cette pratique au goût du jour. En 1625, la ville hollandaise de Breda, défendue par Justin de Nassau, tombe aux mains des Espagnols après neuf mois de siège. Le général assiégeant, Spinola, pour reconnaître la valeur de la défense des assiégés, accorde des conditions de capitulation très "généreuses" à ceux-ci. Ces conditions, dorénavant désignées sous l'expression générique des "honneurs de la guerre", permettent à la garnison de sortir en armes de la ville ou du fort, et de défiler devant ses vainqueurs, tambours battants et drapeaux flottant fièrement au vent, dans une symbolique de poursuite ultérieure du combat. Des pièces d'artillerie peuvent même accompagner la garnison, afin de souligner davantage le courage de celle-ci.

L'aura conférée à la reddition de la ville de Breda est fortement liée au tableau qu'en dresse le peintre espagnol Diego Velasquez en 1634. La reddition de Breda, ou Les lances, toile destinée à glorifier les armes espagnoles, montre la magnanimité de Spinola, qui dans un geste de courtoisie extrême, relève le malheureux Justin de Nassau, qui s'apprêtait à s'agenouiller pour remettre les clés de la ville au vainqueur.


Diego Velasquez, La reddition de Breda, ou les Lances, 1634, Museo Nacional del Prado, Madrid


Ce geste du général espagnol, et par-delà l'ensemble de la scène, et donc la pratique de la reddition honorable, a été assimilé aux 19e et 20e siècles comme les prémices de la guerre "en dentelles". J'ai déjà présenté dans un autre article la signification de l'expression "guerre en dentelles", qui désigne la vision très réductrice des guerres de la fin du 17e siècle et du 18e siècle, des guerres "amusantes" pour une noblesse dépravée rivalisant de politesse sur le champ de bataille. La reddition honorable, dont les rites et clauses reprennent pendant plus de 150 ans l'exemple de Breda, serait ainsi la partie appliquée aux contexte de siège de cette guerre "en dentelles".
Pourtant, loin de répondre à la seule courtoisie militaire présente dans l'ensemble des armées européennes de l'époque, la pratique de la reddition honorable répond aussi à une certaine logique de "réciprocité". En accordant les honneurs de la guerre à une garnison vaincue, l'assiégeant espère recevoir le même traitement de la part de l'assiégé dans le cas où le cours de la guerre inverserait les rôles entre les deux armées...

Plus d'un siècle après Breda, lors de la guerre de Sept Ans en Nouvelle-France, plusieurs des onze sièges "européens" aboutissent sur une reddition "honorable" (quatre sièges pour être précis). J'avais par exemple évoqué dans un article précédent la reddition honorable accordée à Pierre Pouchot au fort Niagara à l'été 1759. La reddition honorable a également lieu lors du siège du fort William-Henry d'août 1757, représenté dans le film Le Dernier des Mohicans. Comme pour l'analyse de la scène du siège, je vous partage une vidéo (de moins bonne qualité qu'escompté) de la scène de la reddition.



La scène offre une représentation très spectaculaire de la guerre en dentelles: l'entrevue magistrale entre Montcalm et Munro, devant le fort à moitié détruit, en présence des troupes en armes, les drapeaux flottant fièrement au vent. On peut voir une représentation distincte des Français et des Britanniques: à la révérence marquée de Montcalm (le noble Français raffiné) répond le très sobre signe de tête de Munro (marquant l'amertume de la défaite quasi consommée). Je ne relèverai pas davantage l'inexactitude des représentations des différents protagonistes (les deux officiers nobles auraient du adopter un même comportement de politesse), ce n'est pas le but de cet article.

Les clauses de la capitulation, que celle-ci soit honorable ou non, sont le résultat d'un rituel de négociations. La principale inexactitude de cette scène réside dans la présence simultanée de Montcalm et Munro, dans un dialogue destiné à accroître le côté spectaculaire. Les traités de la littérature normative s'intéressant aux questions de capitulation recommandent, tant au commandant de la place qu'au général assiégeant, de confier cette tâche à d'autres officiers, pour limiter les dommages qu'occasionnerait un éventuel coup de force lors des négociations. Dans certains cas, les négociations ont lieu entre la ville et le camp des assiégeants, parfois c'est un officier de l'armée assiégeante qui va s'entretenir directement avec le commandant de la place et son état-major. Mais la plupart du temps, c'est l'assiégé qui sollicite l'assiégeant, en envoyant un officier avec une première proposition de capitulation, qui est acceptée et signée ou renvoyée avec corrections par le général assiégeant. S'ensuit alors un processus de va-et-vient entre la place et le camp assiégeant, avec plusieurs propositions et contre-propositions, l'assiégeant étant bien évidemment en position de force lors de ces négociations. Une fois l'accord trouvé, les articles sont signés par le général assiégeant et le commandant de la place, officialisant ainsi la reddition.

Les images qui précèdent la scène de la reddition dans ce film voient Montcalm solliciter, par l'intermédiaire d'un officier envoyé à la porte du fort, une entrevue avec Munro. Dans les faits, lors du siège de William-Henry, c'est bien Munro qui, à 8h au matin du 9 août, envoie un officier, le lieutenant-colonel Young, auprès de Montcalm avec une première proposition d'articles de capitulation. Le processus est assez rapide (j'ignore cependant s'il y a eu contre-proposition ou non) puisqu'à midi, les articles de la capitulation sont signés de part et d'autre.

Le dialogue réunissant Montcalm et Munro expose les clauses généreuses accordées par le général français: la garnison pourra sortir en armes, avec ses drapeaux, et n'ira pas "croupir en prison", ce qui fait flancher Munro (comme je l'avais évoqué dans mon article sur la reddition de Niagara, les honneurs de la guerre ne garantissaient pas nécessairement la liberté de la garnison). J'aimerais laisser la parole au chevalier de La Pause, qui donne dans son journal de campagne le détail des articles de la capitulation (je ne cite ici que deux des six articles):


"Article 1er: Les troupes anglaises sortiront du fort à deux heures après-midi pour se retirer dans les retranchements d'où ils partiront demain 10e du courant pour se rendre au fort Edouard (fort Edward, à 25 km de William-Henry) par le grand chemin. Ils emporteront leurs armes et bagages des officiers et soldats et ne pourront servir de 18 mois ni contre la Majesté Chrétienne ni contre ses alliés.
Article 6e: Mr le marquis de Montcalm voulant donner au colonel Montroc (Munro) des marques d'estime sur la belle défense qu'il a faite, il lui accorde une pièce de canon du calibre de 6."

On voit donc que les conditions énoncées par Montcalm dans le film, concernant les honneurs de la guerre, sont assez fidèles à celles figurant sur l'acte de capitulation. La reddition de William-Henry est très différente de celle accordée un an plus tôt lors du siège des forts de Chouaguen/Oswego. Montcalm avait en effet refusé les honneurs de la guerre à la garnison, devenue prisonnière de guerre. Il souhaitait ainsi priver l'ennemi de troupes, sur un continent où les effectifs étaient assez faibles. Or en 1757, la situation de la colonie, frappée par la disette, ne permet pas à Montcalm de "s'encombrer" de prisonniers. Il préfère donc libérer la garnison, en l'échange de la parole donnée par les officiers (qui mettent ainsi en jeu leur honneur nobiliaire) de ne pas combattre contre la France ni ses alliés, tant en Amérique que sur les autres théâtres d'opérations, pendant 18 mois. C'est une condition particulièrement difficile (quoique "atténuée" par les honneurs de la guerre), puisqu'elle prive la Grande-Bretagne de 2 200 hommes de troupes pour une longue durée, tout en interdisant à ces professionnels de la guerre d'exercer leur métier...

Après le massacre d'une partie de la garnison par les Autochtones alliés aux Français dans la journée du 10 août, les Britanniques se saisiront de ce prétexte pour dénoncer la capitulation, et ne respecteront pas l'article sur l'interdiction de servir de la garnison (ni un autre article concernant l'échange de prisonniers). En plus de choquer considérablement les officiers français, le massacre du 10 août est pour ces derniers une catastrophe en vue des futures redditions de places, les Britanniques utilisant ce précédent pour imposer des conditions de capitulations très difficiles aux garnisons françaises, tout en justifiant une surenchère dans la violence utilisée dans cette guerre (voir à ce sujet la vidéo d'une conférence que j'avais donnée à ce sujet en juin 2018). J'ai évoqué cette intransigeance britannique dans cet autre article.


Montcalm trying to stop the massacre, gravure d'Albert Bobett, 1888-89,
Library of Congress, Washington DC

Pour terminer cet article, je reviens rapidement sur la scène de la reddition dans le film. Au cours du dialogue opposant Montcalm et Munro, le Britannique mentionne les renforts à venir du général Webb, alors en poste au fort Edward, situé tout proche de son fort. Montcalm lui montre alors une lettre de Webb, interceptée par ses éclaireurs et prévenant Munro de son incapacité à le secourir. L'épisode a réellement eu lieu lors du siège, quoique non directement présenté par Montcalm. Dans la journée du 5 août, le chevalier de Lévis, chargé de surveiller le chemin menant du fort William-Henry au fort Edward (appelé par les Français fort Lydius),
"trouva un prisonnier que les sauvages lui menaient, qu'ils avaient pris à moitié du chemin de Lydius et tué un autre qui avait fui, lequel était chargé d'un billet de l'aide de camp du général Vefs (Webb) qui mandait au colonel Montroc (Munro) qu'il n'était pas en état de lui donner du secours; que les secours qu'on lui avait promis n'étant pas arrivés, qu'il n'avait qu'à se défendre le mieux qu'il pourrait et faire ensuite une capitulation honorable" (cité par le chevalier de La Pause dans son journal).

Comble de l'ironie, au lendemain de la capitulation du fort, le 10 août, les Français interceptent un nouveau courrier de Webb, informant Munro qu'ayant reçu 2 000 hommes en renfort, il lui enverra ce même jour (le 10) un secours, et l'enjoignant donc à tenir....

Voilà qui clôt cet article, une nouvelle fois dense, mais j'espère clair.
À bientôt pour de nouveaux billets historiques!
Michel Thévenin

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Sources: Paul Vo-Ha, "Trahir le Prince: la reddition de Naerden (1673), dans Florence Piat et Laurent Braguier-Gouverneur, Normes et transgressions dans l'Europe de la première modernité, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2013, p. 159-170. Paul Vo-Ha, "Cesser le combat: quelques aspects de la reddition de place au XVIIe siècle", dans Bernard Gainot et Benjamin Deruelle, Combattre à l'époque moderne, Perpignan, Comité des Travaux Historiques et Scientifiques, 2013, p. 28-40. Chevalier de La Pause, "Mémoires et réflexions sur mon voyage en Canada", dans Rapport de l'Archiviste pour la Province de Québec pour l'année 1931-1932. Journal des campagnes au Canada de 1755 à 1760 par le comte de Maurès de Malartic, Dijon, 1890.

2 commentaires:

  1. Merci pour l'article intėressant. J'adore cette pėriode

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  2. Je regarde le film et je découvre votre article très éclairant sur cette période e l'histoire ainsi que les us et coutumes.
    merci

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