Bonsoir!
Une certaine historiographie a pendant longtemps opposé de manière quasi manichéenne les Français des Canadiens, les uns privilégiant la guerre en bataille rangée, à l'européenne, les autres étant les tenants d'une "petite guerre" proprement nord-américaine, et menée par d'invincibles miliciens canadiens...
À la suite des travaux de Louise Dechêne (Le Peuple, l'État et la guerre au Canada sous le Régime Français, 2008), une nouvelle génération d'historiens dont je fais partie remet fortement en cause cette opposition, tentant plutôt d'expliquer les similitudes et les liens qui existent entre les métropolitains et les coloniaux. Cela ne veut pas dire pour autant que Français et Canadiens sont pareils, loin de là!
Je vous partage ici quelques exemples de ces différences entre les officiers français et canadiens concernant la culture militaire des combattants, ce qu'on qualifie trop souvent de "guerre en dentelles". J'ai déjà exposé dans un autre article la fausseté de cette expression, mais pour résumer brièvement, il s'agit des codes de respect et de courtoisie qui caractérisaient les relations entre les officiers européens au 18e siècle, qui pour la plupart étaient nobles et avaient ainsi reçu une éducation nobiliaire relativement similaire.
Il semble tout de même, à en croire certains officiers français, que la noblesse canadienne serait moins prompte à respecter ce type de comportements nobiliaires, Montcalm sentant par exemple dès son arrivée en Nouvelle-France la nécessité de préciser dans ses instructions à un officier canadien de mener une guerre "suivant les lois et les usages des nations policées" (voir ici l'article que j'y ai consacré).
Un autre officier français, Louis-Antoine de Bougainville, jeune scientifique découvrant la carrière militaire aux côtés de Montcalm, se montre très bavard dans ses écrits, notamment lorsqu'il s'agit de critiquer les Canadiens. Il s'attaque ainsi à deux reprises au propre frère du marquis de Vaudreuil, gouverneur de la Nouvelle-France, Monsieur de Rigaud.
Portrait de Louis-Antoine de Bougainville par Jean-Pierre Franque, 1839, Collections du Château de Versailles |
À l'été 1758, Français et Britanniques s'affrontent lors de la célèbre bataille de Carillon (8 juillet), laquelle se solde par une éclatante victoire des troupes de Montcalm. Quelques jours plus tard, le 23 juillet, un officier britannique se rend au camp français, pour traiter d'affaires concernant des échanges de prisonniers. Au cours de la conversation, il mentionne un autre officier britannique tué lors de la bataille du 8, qui gardait sur lui un portrait de son épouse. Il demande donc à récupérer ledit portrait, afin de pouvoir le faire parvenir à la famille du défunt. Par chance, un officier français, qui avait récupéré l'objet, assiste à la scène et, en bon gentilhomme respectueux des usages courtois, redonne immédiatement le portrait au Britannique.
C'est ici qu'intervient Monsieur de Rigaud qui, selon Bougainville, aurait bassement proposé au Français de revendre le portrait, au lieu de le rendre gratuitement. Le commentaire de Bougainville en cette occasion illustre le décalage qui pouvait exister quand au respect de cette courtoisie militaire entre les officiers métropolitains et coloniaux, quand bien même ceux-ci font partie de la haute noblesse de la colonie (il s'agit tout de même du frère du gouverneur-général de la Nouvelle-France!):
"On ne sera pas embarrassé en France de la réponse que lui aura faite un homme de condition, officier et Français".
L'année précédente, Rigaud s'était déjà "illustré" à l'occasion du raid mené par ce dernier contre le fort William Henry. J'ai évoqué cet événement dans mon article traitant de l'attaque "par escalade", je vais le réutiliser, de manière plus détaillée, ici.
Au mois de mars 1757, le marquis de Vaudreuil lance une expédition contre le fort William Henry, au sud du lac Saint-Sacrement (actuel lac George dans le nord de l'État de New York), qui sera victorieusement assiégé par Montcalm quelques mois plus tard.
Son frère, Rigaud, conduit un détachement de 1 500 hommes, tant Français que Canadiens, avec pour mission de s'emparer du fort, sans grandes précisions dans ses instructions. Les préparatifs de l'expédition semblent toutefois présager d'une attaque "par escalade", attaque nécessitant des échelles et grappins pour "escalader" les murs du fort, et surtout, reposant principalement sur l'effet de surprise.
Reconstitution d'une attaque "par escalade". Je remercie la compagnie de reconstitution historique Régiments du Passé pour m'avoir autorisé à utiliser leurs photos. |
En arrivant devant le fort, le 18 mars, Rigaud, après avoir consulté ses officiers, décide d'envoyer l'un d'entre eux, le chevalier Le Mercier (Français établi au Canada depuis 1740), auprès du commandant britannique du fort, pour le sommer de se rendre sans combat:
"Il lui dit qu’il étoit envoyé par M. de Vaudreuil, son général, pour lui annoncer qu’il étoit à la tête d’un corps de troupes considérables, dans le dessein de prendre par escalade son fort situé sur le terrain du Roi son maître, et qu’il étoit usage, en pareille occurrence et entre peuples policés, de se sommer pour éviter un carnage qu’on ne pourroit empêcher, par rapport à la grande quantité de sauvages".
Devant le refus du commandant britannique de céder son fort, la troupe de Rigaud ne peut que se replier sur Montréal deux jours plus tard, après avoir brûlé quelques installations britanniques en dehors du fort.
Le piteux échec de Rigaud est très mal perçu par plusieurs officiers français. Bougainville critique notamment très sèchement le comportement du frère du gouverneur (et de ses officiers), qui en envoyant Le Mercier en sommation a complètement annihilé l'effet de surprise qu'il avait, et a donc ruiné les chances de réussite de sa tentative d'escalade:
"Le sommant et le sommé ignoraient qu'une escalade est une action de surprise [...] C'est que pour ne pas être ridicule à la guerre, il ne suffit pas d'être homme d'esprit".
On peut parfois reprocher à Bougainville sa véhémence envers les Canadiens, il n'empêche que la critique est ici on ne peut plus fondée... Rigaud, par méconnaissance du métier des armes, a en effet mal jugé l'utilisation d'une sommation permettant d'éviter un combat, à un moment où l'avantage de la surprise était clairement entre ses mains...
Voilà qui conclut cet article pour aujourd'hui.
N'hésitez pas à le commenter, à le partager, à me poser vos questions.
À bientôt pour de nouveaux billets historiques!
Michel Thévenin
Sources:
- Louis-Antoine de Bougainville, Écrits sur le Canada. Mémoires, journal, lettres, Québec, Septentrion, 2003.
- Autre relation de l’expédition sur le fort Georges février et mars 1757, dans Henri-Raymond Casgrain, Relations et journaux de différentes expéditions faites durant les années 1755-56-57-58-59-60, Québec, Imprimerie de L.-J.Demers & Frère, 1895, p. 77-86.
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